Les Œuvres et les Hommes/Les Philosophes et les Écrivains religieux (1860)/Ernest Renan

Les Œuvres et les Hommes
Amyot, éditeur (1re partie : Les Philosophes et les Écrivains religieuxp. 125-151).


ERNEST RENAN[1]


Les Études religieuses de M. Ernest Renan ont déjà paru feuille par feuille, ici ou là, dans des revues et dans des journaux. A proprement parler, ce n’est pas un livre. C’est une suite d’articles de critique sur des sujets consanguins, réunis, pour tout procédé de composition, par le fil du brocheur, et sous le couvert d’une préface, car faire un livre n’est pas maintenant plus difficile que cela ! Vous enfilez les uns au bout des autres les œufs que vous avez pondus, et c’est un collier… pour le public ! et vous vous croyez un grand Lama qui fait des bijoux avec les déjections… de sa pensée ! Éparpillé dans les journaux en vue desquels il a été écrit, le livre de M. Ernest Renan était là à sa vraie place pour faire illusion. Quelques esprits pleins de fraîcheur, mais ignorant parfaitement dans leur virginité française tout ce qui se brasse de paradoxes outre-Rhin, avaient poussé leur petit cri d’admiration, en humant le matin avec leur café des idées qui leur semblaient nouvelles. Étonnés et flattés de la sensation, ils se disaient avec mystère : « Quel est donc ce M. Renan ?… Voilà un critique redoutable ! » II semblait que dans les jungles du journalisme on entendît miauler — doucement encore, il est vrai, — un tigre de la plus belle espèce et dont la voix devait arriver aux plus terribles diapasons ! Si M. Renan était resté dans la publicité des journaux, cette publicité d’éclairs, suivis d’ombre, nous n’aurions pas eu la mesure de ses idées dans leurs strictes proportions. Nous aurions pu le croire formidable ; mais avec un livre, nous pouvons le juger. Aujourd’hui que le tigre est sorti de ses jungles, nous nous apercevons qu’il a fait ses humanités en Allemagne et qu’il n’est qu’un chat assez moucheté, car il a du style par places, mais cachant sous sa robe fourrée et ses airs patelins la très grande peur et la petite traîtrise de tous les chats, — ces tigres manques !

Oui, peur et traîtrise, voilà les deux seules originalités des Études religieuses de M. Renan. Ordinairement en France on est plus brave. S’il y a des poltrons d’idées, ce ne sont pas du moins ceux qui les ont. Voyons ! M. Renan, au fond, est un philosophe. C’est un rationaliste ; c’est un hégélien plus ou moins ; c’est l’ennemi du surnaturel ; c’est le critique qui montre comment cela pousse dans l’humanité, mais n’est jamais la vérité en soi, indéfectible, absolue, comme nous y croyons, nous. Il pense, lui aussi, comme Diderot*, qu’il faut élargir Dieu pour faire tomber les murs des Églises. Mais quand Diderot attaquait l’église, il frappait bravement, par devant, à grands coups avec l’abominable héroïsme de son sacrilège. Quand Voltaire blasphémait Jésus-Christ, il ne bégayait pas. Il criait sur les toits : « Écrasons l’infâme ! » Quand l’Allemagne elle-même, si longtemps nommée la douée et religieuse Allemagne, mais qui a dernièrement recommencé le dix-huitième siècle en mettant de grands mots et des obscurités d’école où le dix-huitième avait émis de petites phrases claires comme de l’eau (car il ne faut pas profaner ce mot de lumière), quand l’Allemagne elle-même attaque Dieu, elle n’y va pas de main morte. Elle ne lui demande pas respectueusement la permission de le jeter par la fenêtre ; elle l’y jette, voilà tout, et elle ferme la porte pour l’empêcher de remonter par l’escalier. Mais cette manière d’agir, au moins nette, au moins vaillante et qui semble au moins convaincue, n’est pas celle que M. Renan emploie aujourd’hui : au contraire ! Il la trouve imprudente. Il ne craint pas de la blâmer. Il reproche à M. Fuerbach et à la jeune école hégélienne leur violence contre Dieu. Il les accuse d’avoir le pédantisme de leur hardiesse, et de ne pas mettre dans la négation de la vérité chrétienne assez de placidité et d’amour. O Athéniens d’Allemagne, vous n’êtes que des enfants ! « Beaucoup d’esprits droits et honnêtes, dit-il, s’attribuent sans les mériter les honneurs de l’athéisme. » Mais ne les a pas qui veut et qui s’en vante. Feu Machiavel nous a légué son âme ! Il faut les mériter et ne s’en vanter pas ! « M. Fuerbach (nous dit encore M. Renan avec un sourire placide et superbe) a écrit en tête de la 2e édition de son Essence du christianisme : par ce livre, je me suis brouillé avec Dieu et le monde. Nous croyons que c’est un peu de sa faute, et que, s’il l’avait voulu, Dieu et le monde lui auraient pardonné. » Voilà la sagesse pour M. Ernest Renan. Faire pardonner à Dieu les insolences qu’on lui débite,

Je crois bien, entre nous, que vous n’existez pas !

n’est pas très-embarrassant quand on ne croit pas au Dieu personnel et terrible. Mais les faire pardonner au monde, c’est plus difficile et plus grave, et telles sont la prétention et la politique du livre de M. Renan. Arranger l’athéisme dans un plat convenable, avec tous les ingrédients de l’érudition et le faire trouver bon, même aux hommes religieux, imposer la négation de Dieu au nom de Dieu même, joli tour de duplicité philosophique ! Nous allons voir comment M. Renan l’a exécuté !

  • Rien de plus stérile que la Pensée philosophique au XIXe siècle. C’est par là que le Monstre se distinguera, l’infécondité ! La pensée de Diderot, l’Elargissement de Dieu jusqu’à ce qu’il en crève, est l’idée que nous retrouvons dans la plupart des écrits de ce pauvre temps.

On est obligé d’avertir.


Mais, nous l’avons dit, il n’a rien inventé pour cela. L’exécution est restée au-dessous de la prétention. Les idées sur lesquelles il s’appuie sont communes en Allemagne, où les idées cessent de dominer dès qu’elles sont populaires, et en France déjà elles se sont produites obscurément et sans succès. M. Renan, qui parle, dans ses Étude s d’histoire religieuse, de tous ceux qui s’avisèrent les premiers de lever comme une catapulte le misérable fétu de leur critique contre les religions et leurs symboles, et qui nomme des médiocrités comme Boulanger, Dupuis, Emeric David, Petit-Radel, M. Renan a oublié de citer l’homme qui, dans un livre intelligible et français, a posé l’idée générale qui domine la critique de détail dont on est si fier aujourd’hui et dont on attend tant de ruines. Et voici pourquoi. Il l’imitait trop pour le nommer. Benjamin Constant a écrit un livre sur les religions, et l’idée de ce livre, très simple et très dangereuse dans un pays qui croit que la vérité ne peut jamais être compliquée, l’idée de ce livre est que les formes religieuses passent, mais que le sentiment religieux est éternel. Eh bien ! c’est toute la théorie de M. Renan. L’auteur des Études, et dans sa préface et dans vingt-cinq endroits de son livre, reprend l’idée de Benjamin Constant, la retourne, la commente, l’explique et l’applique. Rien de plus. « La religion, dit-il, en même temps qu’elle atteint par son sommet le ciel pur de l’idéal (par exemple, Benjamin Constant, qui filtrait son eau du Rhin avant de la boire, était trop spirituel et trop Français, lui ! pour nous parler de l’idéal ailleurs que dans un roman), la religion pose par sa base sur le sol mouvant des choses humaines et participe à ce qu’elles ont d’instable et de défectueux » ; et plus bas : « Éternellement sacrées dans leur esprit, les religions ne peuvent l’être également dans leurs formes… » Selon M. Renan, l’humanité a le sentiment religieux ou le sentiment du surnaturel, plus fort ici que là, dans certaines races que dans certaines autres, mais elle l’a incontestablement. C’est un fait presque physiologique, tant il est visible et impossible à rejeter ! Seulement, les formes à travers lesquelles ce fait s’exprime sont plus ou moins menteuses, vieillies et tombées, et elles tomberont toutes de plus en plus, jusqu’au jour où l’humanité arrivera à la culture de l’idéal pour l’idéal, si elle y arrive ! car l’humanité aura toujours besoin de symbolisme. La religion de M. Renan n’est guère bonne que pour des mandarins et des savants, et il en convient de bonne grâce. « Dites aux simples, dit-il de son ton protecteur, de vivre d’aspiration à la vérité, à la beauté, à la bonté morale, ces mots n’auront pour eux aucun sens. Dites-leur d’aimer Dieu, de ne pas offenser Dieu, ils vous comprendront à merveille. Dieu, Providence, immortalité, autant de bons vieux mots un peu lourds que la philosophie interprétera dans des sens de plus en plus raffinés, mais qu’elle ne remplacera pas avec avantage. » L’aveu est toujours bon à enregistrer ; mais qu’importent les simples ! M. Renan est l’aristocrate de la science. C’est lui qui a osé écrire : « II ne faut pas sacrifier à Dieu nos instincts scientifiques. » Après cela, vous comprenez très bien le charmant détour que l’auteur des Études a pris ou l’immense illusion dont il est la dupe. Quand on a déporté Dieu dans les culs de basse-fosse de l’intelligence, on se lave les mains et on affirme que l’on n’a rien fait contre lui.

Voilà pourtant le système de M. Renan, voilà le dessous de ce traité du Prince, qui a la prétention d’être si profond contre les religions en général et le christianisme en particulier. A ne prendre la chose qu’à son point de vue exclusivement philosophique, une thèse pareille, dangereuse par cela seul qu’elle est compréhensible aux intelligences les plus basses, n’est, après tout, qu’une pauvreté. Benjamin Constant, qui n’avait pas dans ses livres le merveilleux esprit qu’il avait de plain-pied dans la vie, l’avait en vain revêtue de ces formes les plus sveltes et les plus clairement brillantes que l’on eût vues depuis Voltaire ; elle n’en était pas moins tombée dans l’oubli avec le silence des choses légères, car il faut de la consistance pour, même en tombant, retentir ! M. Ernest Renan, érudit, philologue, chercheur, d’une vaste lecture, mais comme tous les hommes, la créature d’une philosophie, l’instrument de deux ou trois idées métaphysiques que nous acceptons ou que nous subissons, mais qui nous tyrannisent et ne nous lâchent jamais quand elles nous ont pris, M. Renan n’a rien ajouté à cette vue première, à cette piètre généralité dont il n’a pas caché le néant sous les applications historiques qu’il en a faites. Ces applications, — il faut bien le dire, — n’ont point, malgré les efforts de l’ érudit, plus de consistance, de grandeur et de solidité que la vue première qui les a déterminées. Le critique n’a pas relevé le philosophe. En ces Études d’histoire religieuse, la négation dans le détail n’est ni plus imposante ni plus forte que l’affirmation dans les points de départ et les conclusions, de sorte que le livre, qui contient ces travaux construits avec tant de petites notions si laborieusement accumulées et qui se maintient avec tant de peine, entre toutes les opinions, dans un équilibre favorable à son influence, croule, pour peu qu’on le touche d’une main ferme, de tous les côtés à la fois !

En effet, prenez-le, et jugez ! Les grands morceaux du livre de M. Renan sont au nombre de quatre, les Religions de l’antiquité, l’Histoire du peuple d’Israël, les Historiens critiques de Jésus, Mahomet et les Origines de l’islamisme. Les autres ne sont pour ainsi dire que les satellites de ceux-là, et c’est dans ceux-là que le critique a le mieux exposé sa méthode en l’appliquant. Eh bien ! soyons de bonne foi, cette méthode et les résultats obtenus par elle dans ces quatre articles ont-ils rien qui doivent nous faire trembler, et ne pouvons-nous pas dire de cette méthode ce que nous avons dit de l’idée des Étude s religieuses, à savoir, que nous la connaissons et que nous avons traversé déjà tous ces atomes de poussière ? M. Renan proclame avec l’orgueil d’un homme d’aujourd’hui que la Critique est d’hier et qu’elle tient à cette haute indifférence (pourquoi haute ?) dans laquelle se trouve actuellement l’esprit humain. Tout en prenant ses précautions contre eux, il reconnaît, par l’admiration qu’il leur avouée, que Wolf et Strauss sont ses maîtres, Strauss, le prestidigitateur de l’érudition, l’escamoteur historique, dont le livre apoplectique veut expliquer tous les faits de l’Évangile par des mythes purs, — comme on avait, avant lui, essayé de les élucider avec des explications naturelles. Quoique Strauss soit maintenant dépassé en Allemagne, c’est toujours sa critique qu’on invoque, c’est toujours, dans les mains de M. Renan comme dans celles de Wilkes, de Weiss et de Bruno Bauer, cette critique essentiellement ennemie du surnaturel et cette méthode qui, de nuance en nuance et d’effacement en effacement, dépouille et pèle le fait historique jusqu’à ce qu’il n’en reste absolument rien. Or, cette critique qu’on varie, mais qu’on ne change pas, a-t-elle réellement entamé ce qu’elle a cru si aisément détruire ? Le bon sens public s’est-il payé de cette monnaie ? A-t-il de tout cela jailli une lumière, quelque grande certitude devant lesquelles, puisqu’il s’agit ici de la vie de Jésus, par exemple, la Bible et l’Évangile ne causent plus d’étonnement ?… M. Renan dit et répète à satiété que la critique historique est toute dans les nuances, qu’elle n’est pas ailleurs ; mais avec les procédés de sa méthode, les nuances finissent par devenir si fines, qu’elles cessent d’exister et que bientôt on ne les voit plus. Ses hypothèses manquent bientôt du corps même d’une hypothèse. Assertions hasardées, systèmes à l’état de dentelles ; on n’invoquerait pas les raisons qui, selon lui, simplifient et éclairent l’histoire, pour se décider dans la plus vulgaire action de la vie ! On ne paierait pas le mémoire de sa blanchisseuse, d’après cela ! Mais le moyen de faire passer les choses les plus risiblement affirmatives ou les plus tristement vagues, c’est le sérieux avec lequel on les écrit. Impossible, dans un seul chapitre, de suivre l’auteur des Études dans les discussions auxquelles il se livre sur les quatre sujets que nous avons signalés. Seulement, qu’il suffise de savoir que, tout en relevant de Strauss, il se permet de le critiquer et tombe au-dessous de lui dans sa malencontreuse critique. « Les légendes des pays à demi ouverts à la culture rationnelle, dit-il page 63 du volume, ont été formées bien plus souvent par la perception, indécise, par le vague de la tradition, par les oui-dire grossissants, par l’éloignement entre le fait et le récit, par le désir de glorifier les héros, que par création pure comme cela a pu avoir lieu pour l’édifice presque entier des mythologies indo-européennes », et, suspendu entre le je ne sais qui et le je ne sais quoi, il ajoute alors cette incroyable phrase qu’il importe de recueillir : « Tous les procédés ont contribué dans des proportions indiscernables au tissu de ces broderies merveilleuses, qui mettent en défaut toutes les catégories scientifiques et à l’affirmation desquelles a présidé la plus insaisissable fantaisie. » Proportions indiscernables ! catégories scientifiques en défaut, insaisissables fantaisies ! Ce n’est pas là seulement le scepticisme dans l’histoire, c’est le plus bel aveu d’impuissance que la Science inconséquente, — car elle se pose en le faisant — ait jamais fait !

Mais le scepticisme dans l’histoire des religions, c’est déjà un résultat pour la philosophie, et d’ailleurs M. Renan a moins écrit son livre pour résoudre des difficultés qu’au fond il regarde lui-même comme insolubles, que pour proclamer les droits de la Critique indépendante et désintéressée, de la Critique en dehors de tout dogmatisme et de toute polémique, comme il dit. Cette définition de la Critique, qui correspond à la définition que M. Taine, dont nous parlerons plus loin, a donnée de la Science et qui permettrait à toutes les deux de faire leur travail de destruction dans la plus complète sécurité et sans s’inquiéter de savoir s’il y a une morale, une société, des gouvernements, un foyer domestique, tout un ensemble de choses organisées autour de soi, à respecter, cette définition, qu’il est si important de faire admettre à tout le monde, est la grande affaire et le coup d’État actuel des philosophes. Si la pleine liberté de la Critique était consentie, si la Science avait le droit d’agir en vue seulement des résultats scientifiques, on n’aurait plus besoin de rien, on aurait tout, et les vêpres siciliennes de la philosophie sonneraient, à pleines volées, sur nos têtes ! Voilà pourquoi le monde hésite à admettre cette notion de la Critique en dehors du monde, et se soucie médiocrement qu’on le mette à feu sous prétexte de science dans l’intérêt de la plus vaine et de la plus inepte curiosité. N’y aurait-il a cela que l’énervation des forces sociales ; en avons-nous tant que déjà nous puissions impunément les diminuer ? .. Le doux M. Renan, cet officier de paix de la critique, qui blâme M. Bauer de ses colères comme il a blâmé M. Fuerbach, revient à toutes les pages de son livre d’aujourd’hui sur cette idée fixe de l’indépendance absolue de la Critique, de la séparation complète des hommes et des choses. « Quand l’historien de Jésus-Christ, dit-il, sera aussi libre dans ses appréciations que l’historien de Mahomet et de Bouddha, il ne songera pas à injurier ceux qui ne pensent pas comme lui. » Raison pitoyable ! N’insulte-t-on pas tout ce qui contrarie et résiste, quand on est violent et orgueilleux, et les savants ont-ils l’habitude de manquer de violence ou d’orgueil ? Seulement il faut bien essayer de justifier n’importe comment ce qu’on voudrait faire accepter à l’opinion. Les moyens employés à cette fin par M. Renan seraient d’un tacticien supérieur, s’ils ne finissaient pas par trop éveiller la gaîté. Que diable ! il faut s’arrêter dans les nuances dont on parle tant ! « La critique des origines d’une religion, dit M. Ernest Renan, n’est pas l’œuvre du libre penseur, mais des sectateurs les plus zélés de cette religion. » C’est pour cela sans doute qu’il est sorti de Saint-Sulpice. Manière de se retrouver prêtre quand on a jeté sa soutane aux buissons du chemin ! Ailleurs il ajoute avec une componction d’âme pénétrée : « la critique renferme l’acte du culte le plus pur. » C’est le mysticisme de la chose. Mais n’est-ce pas trop gai qu’un tel langage, et le rire qui prend n’avertit-il pas ?

On en avait besoin, du reste. Excepté à deux ou trois endroits où l’hypocrisie monte jusqu’au comique, le livre de M. Renan est d’une grande tristesse ; il est triste comme un impuissant ! Malgré l’expression qui veut les réchauffer, on sent comme un froid vipérin s’exhalant de toutes ces pages mortes et déjà fétides, de toutes ces vésanies allemandes dont un Français avait mieux à faire que de se faire le chiffonnier ! M. Renan les met, il est vrai, à l’abri sous cette tolérance chère aux philosophes, sous ce paratonnerre où tombe le mépris ! Sans conclusion ferme et qui satisfasse même l’auteur, ces Études d’histoire religieuse ne sont guère qu’une collection glacée de huit à dix blasphèmes qui forment un symbole d’insolences ! En vain le recite-t-on fort bas, ce symbole, on l’entend. On veut être habile, on veut être discret et on n’est pas même spirituel. Les grands courants de la bêtise contemporaine traversent majestueusement le livre de M. Renan : l’optimisme béat, la foi dans l’humanité en masse qui fait bien tout ce qu’elle fait, et aussi en l’homme individuel dont M. Renan ne craint pas de dire qu’il crée la sainteté de ce qu’il croit et la beauté de ce qu’il aime. Il est presque incompréhensible qu’avec du talent, car M. Renan n’en manque pas, la pensée d’un homme incline fatalement ou de choix vers les thèses les plus niaises et maintenant les plus compromises. Anomalie singulière, mais non rare ! et dont la Critique littéraire est encore à chercher le mot ! Écrites avec pureté, et quelquefois avec une transparence colorée, ces Études, logiquement et scientifiquement sans valeur, ont des détails qui attireront, qui ont attiré déjà les esprits de peu de pensée et qui aiment l’expression partout où elle s’attache. Ils sont venus à ce livre, mais ils n’y reviendront pas. Quant au genre d’effet qu’il produit, c’est directement le contraire de celui qu’il avait en vue. M. Renan voulait faire les affaires de l’athéisme sans éclat et sans embarras, sans casser les vitres, comme on dit, et il s’est trahi par les précautions mêmes qu’il a prises pour se cacher. Il voulait (soi-disant), dans un but élevé de connaissance, dégager l’idée religieuse de ce qui la fait une religion positive à telle heure de l’histoire, opposer le sentiment éternel à la forme passagère, et en le lisant on n’a jamais plus senti que c’était impossible ; que, la forme enlevée, l’esprit suivait, et qu’après tout, malgré le progrès et à part la vérité divine, socialement, la dernière des superstitions valait encore mieux que la première des philosophies !


Le livre de l’Origine du Langage est postérieur aux Études religieuses, non dans la publicité, mais dans l’attention publique. On dit que quelques personnes l’avaient lu déjà, avant que M. Renan, qui le republie, eût attrapé son petit bout de renommée. II a toujours été heureux, ce M. Renan ! Parmi les trois ou quatre enfants gâtés (qui resteront marmots) de ce siècle gâté, et que la Fortune a pris par le menton pour les faire nager, M. Ernest Renan est un de ceux qu’elle a conduits à tout de cette manière. Sorti du séminaire comme un certain empereur de Constantinople qui fuyait et qui se retournait pour cracher sur les murs de sa ville, M. Renan entra aisément, et pour cette raison même, au journal des Débats, et il y est encore, je crois, les jours de grande fête ; de là, il cingla vers l’Institut, et le voilà, non pas sans travaux, puisqu’il chiffonne dans l’érudition allemande, et c’est une terrible besogne, mais rapidement et sans luttes, le voilà regardé comme un critique, un érudit et un écrivain formidable, même par ses ennemis. Avant de l’attaquer, ils le saluent, comme les Français saluaient les Anglais à Fontenoy. Seulement les Anglais nous rendirent le salut et allaient devenir des héros, tandis que M. Renan garde le salut sans le rendre, et dans l’ordre intellectuel, n’est, je l’ai dit déjà, qu’un poltron d’idées qui, comme le lièvre chez les grenouilles, ne fera jamais peur qu’à de plus poltrons que lui… Telle est, en deux mots, l’histoire de M. Renan ; ce n’est pas encore un illustre, mais c’est un gros Monsieur, et si on le laisse faire, il sera illustre demain. Nous sommes ainsi en France. Ou nous marchandons tout à un homme, ou nous ne lui marchandons rien. C’est le pays des engouements. Or, que fait un homme qui s’engoue ? Il tousse un peu et il est délivré. C’est cette petite toux salutaire que la Critique voudrait provoquer aujourd’hui.

Et l’heure est bien choisie pour ce débarras. La surprise du premier moment, cette grande duperie, est passée, et M. Renan se prête lui-même à la circonstance. Il en est à l’heure des secondes éditions. Il fait cette roue. Il revient sur ses premiers livres. Il nous récapitule sa gloire ; il se réimprime. Il n’oublie rien de ce qu’on aurait oublié. Ses essais de jeunesse trouvent maintenant les éditeurs qu’ils cherchèrent, et, grâce à eux, il nous étale les premiers costumes de sa pensée avec la tendresse que M. Denis avait pour son habit jaune en bouracan. Le bouracan de M. Renan est remis sous la vitrine.

Ah ! nous ne voulons pas perdre nos rogatons !

L’Essai sur le langage est de 1848. C’est un enfant de douze ans qui n’a pas grandi. M. Renan ne l’a ni modifié, ni augmenté, ni raffermi. Il s’est contenté d’y joindre une préface où il se félicite d’avoir pensé comme MM. tel et tel d’Allemagne et de ne différer que de quelques nuances de ces grands hommes, qui ne sont encore que de grands Allemands. Or, les nuances impliquent tant de choses aux yeux de ces laborieux tisseurs de riens ! Vains et tristes tissages ! On dirait, à les voir tous dans cette préface, des aliénés, à force de science, occupés à chercher la petite bête invisible, la mouche narquoise de l’impalpable qui fuit leur main. Ils sont là tous, ces happeurs de vide. Il y a là un M. Grimm, qui croit aux langues monosyllabiques sans flexion, mais agglutinées, et qui compte trois âges dans le développement du langage, après trente mille ans de chronologie. Il y a un M. Steinthal, trop subtil même pour M. Renan, qui l’accuse de s’évanouir dans un formalisme profondément creux, M. Steinthal, qui a travaillé énormément pour arriver à dire que le langage naît dans l’âme d’une manière aveugle.

Il y a encore MM. Bunsen et Max Muller, qui ont inventé une famille TOURANIENNE à l’aide de laquelle ils cherchent, de l’aveu de M. Renan, « à établir un lien de parenté entre des langues entièrement diverses. » Enfin il y a M. Renan qui se prélasse et s’introduit lui-même dans ce majestueux conclave de rudes travailleurs en fils d’araignée ! On dirait que le prêtre manqué vise au moins à une petite papauté philologique, et au fait, pourquoi ne serait-il pas le premier parmi ces peseurs de diphtongues ? Ils sont tous chimériques, hypothétiques et faux, et il a sur eux l’avantage d’écrire même assez brillamment en français… Du reste, l’Essai qu’on publie aujourd’hui n’entamera en aucune façon son amour-propre ou sa personne, car dans ce Mémoire d’académie, long de 247 pages, M. Renan tient tout entier tel que nous le connaissons, tel que nous venons de le voir dans ses Études religieuses. Nous craignons bien qu’il ne puisse jamais changer.

A consulter ce livre, on voit que, dès son début dans la science, M. Renan était destiné à porter toute sa vie cette double livrée d’Hegel et de Strauss qu’il a endossée. Shakespeare, avec son ironie charmante, appelle quelque part les laquais : « Messieurs les chevaliers de l’arc-en-ciel. » Avait-il deviné les laquais de la philosophie du mythe, de la contradiction et du devenir, ces nuées coloriées et que le premier vent de bon sens, s’il vient à souffler, emportera ? La méthode que M. Renan n’a point inventée, et qu’il a commencé par appliquer à la théorie du langage, est cette méthode connue des Étude s religieuses dont nous parlons pour la première et dernière fois. La Critique n’a point à créer d’importances en s’acharnant sur des théories méprisables. Appliquer à tous les ordres de faits le même procédé superficiel et vicieux est une opération qu’on signale, mais sur laquelle il n’y a point à revenir. Dorénavant, quand nous parlerons de M. Ernest Renan et de ses œuvres, c’est qu’il aura pris la peine de se transformer.


En effet, Hegel aujourd’hui, Hegel lui-même est en question, compromis et à la veille du déshonneur philosophique le plus complet, malgré les transcendantes aptitudes de sa pensée. Or, s’il en est ainsi, que voulez-vous qu’on dise des esprits de second ou de troisième degré qui vivent sur sa méthode comme le puceron dans sa feuille ? Il y a cependant à dire en faveur de M. Renan que de tous ceux qui se sont servis de l’instrument logique forgé par Hegel, il est celui qui a le plus entassé de contradictions l’une sur l’autre et élevé le plus haut la philosophie du rien sur des pyramides de peut-êtres. M. Proudhon avait déjà commencé cette terrible vulgarisation de la méthode hégélienne qui doit la ruiner, mais M. Proudhon est un brutal et même un bestial quand il n’est pas un ironique qui se moque de lui-même et de son lecteur, et qui a raison pour tous les deux ! Il y a dans cet homme de gausserie profonde la carrure d’un négateur effroyable et d’un mystificateur prodigieux, tandis que dans M. Renan, l’homme s’ajuste avec le système, l’esprit avec le caractère, pour redoubler autour de soi l’indécision et la confusion. Mercure qui saute et s’éparpille, couleuvre qui glisse, ombre qui s’efface dans le brouillard, il se dédouble, se renverse, se dérobe comme ce polype qui fuit sous l’eau, quand il l’a troublée. Hegel mariait la thèse et l’antithèse dans une synthèse faite de toutes deux ; du moins c’était sa prétention hautaine. Mais M. Renan se contente, lui, de marier les extrêmes dans une équivoque. Il adopte ce qu’il réfute et réfute ce qu’il adopte. Sa logique est de l’escamotage. Seulement, pour accomplir ses prestidigitations, ce Robert Houdin de la philologie se contente d’abaisser la lampe. Son fiat lux, c’est l’éclipse systématique de la clarté.


Et nous disons systématique, en pesant sur le mot, car le manque de clarté dans M. Renan n’est point l’impuissance d’être clair, c’est la conséquence d’une méthode insensée, mais c’est aussi et c’est surtout, ne nous y trompons pas, la diplomatie sans courage d’un incrédule prémédité. Avant d’être un philosophe, avant d’être un linguiste, M. Renan était un incrédule. La foi de ses premières années s’était éteinte sur les marches mêmes de l’autel, et quand il les eut descendues, la question fut pour lui de les démolir. Le moyen, il allait le chercher ; il le trouverait peut-être ; ce serait ceci ou ce serait cela, mais la question était cet autel ! C’était la guerre à Dieu qu’il fallait faire, armé de prudence, car cette guerre a son danger dans une société où il existe un peu d’ordre encore. Alors M. Renan devint hégélien. A l’ombre des formules logiques d’Hegel, de ce prince de la formule… et des ténèbres, il ne dit pas l’infâme, comme l’ avait dit Voltaire, cette coquette ou plutôt cette coquine d’impiété. Mais ce qu’il dit impliquait toutes les négations du dix-huitième siècle.

Sans cesser d’être un hégélien, M. Ernest Renan devint philologue. Ce fut là son état, le dessus de porte de sa pensée et de sa vie, mais l’étude des langues par laquelle il voulait faire son chemin n’en fut pas moins sa manière spéciale de prouver cette non-existence de Dieu, qui est la grande affaire de la philosophie du temps. L’Essai sur le langage, réimprimé aujourd’hui, est le premier essai de cette preuve qu’ait faite M. Renan, qui l’a continuée avec acharnement dans ses Études d’histoire religieuse, dans son Histoire comparée des langues sémitiques, dans ses Essais de critique et de morale ; et quoique dans ce premier livre, plus peut-être que dans les suivants, ce jeune serpent de la sagesse ait eu les précautions d’un vieux et les préoccupations de sa spécialité, cependant il est aisé de voir que la chimère philologique, le passage de la pensée au langage ou du langage à la pensée, les épluchettes des premières syllabes que l’homme-enfant ait jetées dans ses premiers cris, ne sont, en définitive, que des prétextes ou des manières particulières d’arriver à la question vraiment importante, la question du fond et du tout, qui est de biffer insolemment Moïse et de se passer désormais parfaitement de Dieu !

On sait ce qu’affirme Moïse. Dans le récit qu’il nous a laissé, on voit Adam et Ève vis-à-vis de leur destinée tomber dans la chute et se faire les éducateurs du genre humain, qu’ils ont précipité avec eux. C’est là une assertion nette, tranchée et puissante. Le bon sens, quand on l’articule, ne gémit pas déconcerté. Les expressions de Moïse sont pleines et précieuses. Puisqu’il s’agit de son langage, « l’univers, dit-il avec son tour approprié et sublime, fut fait d’une seule lèvre. » Ce que dit historiquement le grand Révélateur, la petite révélation du sens le plus infime le répète avec une force inouïe dans la conscience du genre humain. La société a préexisté à l’homme, Dieu à la société, et comme il leur préexistait, il les a constitués par le langage, cette condition sine quà non de tous nos développements en tous genres, sans laquelle l’esprit de l’homme avorterait. Ces simples et fortes notions, que le dix-huitième siècle avait troublées, furent reprises au commencement du dix-neuvième, et posées comme bases d’un système auquel le génie de M. de Bonald donna de sa propre solidité. M. Renan, qui trouve également éloignés d’une explication scientifique le système du caprice individuel et des onomatopées de la brute, qui fut la toquade du dix-huitième siècle, et le système religieux que nous venons de signaler, à donné le sien à son tour, et nous ne croyons pas que, dans des esprits passablement faits, il puisse remplacer le système de l’école théologique, comme dit M. Renan avec un dédain assez contenu, mais il n’en a pas moins pour visée de le remplacer.

Ce système, qui consiste à affirmer sans preuves possibles, du moins dans l’Essai actuel de M. Renan, « que le langage de l’homme s’est comme formé d’un seul coup, et est comme sorti instantanément du génie de chaque race », pose donc la diversité de la race à la première ligne de son affirmation. Voilà qui est acquis. Le langage fut constitué dès le premier jour, mais il faut savoir ce que M. Ernest Renan entend par le premier jour. « Cette expression de premier jour (dit-il à la page 19 de sa préface) n’est-elle qu’une métaphore pour désigner un état plus ou moins long durant lequel s’accomplit le mystère de l’apparition de la conscience ? » Quant à la langue primitive de cette période métaphore, il est impossible de la retrouver. Seulement, « pour construire scientifiquement la théorie des premiers âges de l’humanité, il faut étudier l’enfant et le sauvage », c’est-à-dire le sens sur le contre-sens, la lumière sur les ténèbres, et la montée sur la descente. Nous savons ce que l’enfant et le sauvage nous donnent, quoique M. Renan prétende que le sourd-muet se crée tout seul des moyens d’expression (page 97) supérieurs à ceux qu’on lui enseigne ; ce qui prouve que l’abbé de l’Épée était un sot. Sans le verbe qui leur allume l’esprit et le cœur, le sauvage et l’enfant croupiraient éternellement dans l’argile de leur organisme, comme avant Pygmalion et l’Amour, il n’y avait pas de Galatée ! Mais autre hypothèse de M. Renan ! L’enfant humanitaire avait (toujours dans l’époque métaphore) des forces que n’a plus l’homme individuel de notre temps. « Il serait trop rigoureux, dit-il encore, d’exiger du linguiste la vérification de la loi d’onomatopée dans chaque cas particulier. Il y a tant de relations imitatives qui nous échappent et qui frappaient vivement les premiers hommes !… » « L’intelligence la plus claire et la plus pénétrante, ajoute-t-il ailleurs, fut le partage de l’homme au commencement », ce qui est vrai pour nous qui croyons à la Chute, ce qui est faux pour lui qui n’y croit pas et qui invente aujourd’hui un progrès abécédaire où rien n’est acquis ; où, plus on recule, plus on avance, et où il faut remonter à l’origine de tout pour avoir seulement quelque chose !

Et ce n’est là que la première brume d’hypothèses que l’auteur de l’Essai sur le langage oppose à la réalité sévère de la métaphysique de M. de Bonald, en si magnifique conformité avec le récit de Moïse. Mais le brouillard, sans être plus saisissable pour cela, s’épaissit, et bientôt on s’y perd, notions et langue même ! En effet, on doute, en lisant M. Renan, s’il dit réellement ce qu’il veut dire et s’il croit ce qu’il affecte de savoir ! Le primitif de M. Renan n’est point Adam, car le risible mythique a depuis longtemps décapité l’histoire avec son couteau à papier ! Il n’y a pas d’individus pour lui, mais des collections. Il n’y a pas d’Homère, il n’y a pas de Lycurgue. Caligula philologique à faire mourir de rire qui voudrait que l’humanité n’eût qu’une tête pour la lui couper, si cette tête portait un nom propre ! Donc, il n’y a pas d’Adam. Mais son primitif, quel est-il ? homme ou enfant, esprit humain, race, et quelle race ou autre chose ? Quoi, enfin ? Il faudrait préciser et définir, et c’est ce que ne fait jamais M. Renan. Il scintille et passe, farfadet verbeux, sur le dos fluant d’un peut-être ou d’un il semblerait, comme on en trouve dans son livre ! Quelle autorité que cet homme !

Inconséquent d’ailleurs autant qu’hypothétique, le fait qu’il érige en fondement de son système, c’est que le langage s’est formé d’un coup, et voilà qu’à la page 175 de son Essai il dit qu’aux époques primitives chacun parlait à sa façon, ce qui était Babel avant Babel, Babel dès la création du monde, mais toutefois sans la confusion et la destinée de Babel. M. Renan finit par s’étrangler dans les nœuds coulants et redoublés de ses hypothèses. Ainsi, il suppose pour un jour à l’homme la puissance de Dieu, déplaçant le miracle pour ne pas voir le miracle. Il fait de ce miracle une loi qui ne se reproduit plus qu’à la charge pour nous de nous retrouver dans la même position exceptionnelle. Paralogisme, tautologie, misérable saut de carpe éternel ! A ses yeux brouillés qui décomposent les choses en les regardant, le mythe, qui est le roman individuel, l’emporte sur l’histoire, qui est le mythe général. Précisez, si vous pouvez, ces nuances. Seulement, si nous devons mépriser l’histoire, combien plus devons-nous mépriser les romans et les conjectures à l’aide desquelles on veut remplacer scientifiquement des traditions avérées qui accableraient, s’il ne fallait pas savoir où prendre un homme pour l’accabler.

Mais, nous le répétons, voilà l’important, le fin du fin de toutes ces finesses d’érudition bateleuse et désossée. Éblouir comme le renard de La Fontaine tous les dindons oisifs de la libre pensée qui le regardent tourner en rond, prendre ses poussières à l’apparence et faire monter cette vile fumée sur le soleil de nos traditions ; tel est le côté sérieux du personnage que M. Ernest Renan nous joue aujourd’hui. Cela n’est pas que vain et que risible, comme le crible aux diphtongues, cela est sérieux. Dans l’état actuel de la science et des grotesques respects qu’elle inspire à la plupart des hommes qui croient qu’elle leur donnera la clef de ce monde que Dieu a gardée, il n’était ni si indifférent ni si bouffon de confisquer Moïse au profit du sanscrit et de ramener la question de Dieu, si peu scientifique, à une simple question de dehors et de dedans, qui l’est beaucoup plus !


Ôtez, en effet, l’athéisme, — l’athéisme masqué et la haine de la tradition chrétienne — qui font le sens réel de ce livre et de tous livres écrits jusqu’ici par M. Renan, et vous n’avez plus rien dans ce rudiment de sa jeunesse. Positivement, il n’y a rien, pas même du talent. La réputation qu’on a faite un peu vite à M. Renan, pour quelques pages agréablement tournées sur les matières où les écrivains sont très-rares, ne nous impose pas.

Il nous est impossible, quand il s’agit de sujets comme ceux que traite M. Renan, de voir du talent là où manquent la netteté, les preuves, l’enchaînement et la conclusion ! D’ailleurs le style n’est pas plus ici que le reste. Dans cet Essai sur le langage, il n’y a encore que le brouillon scientifique, lequel a persisté.

M. Renan n’a pas su aborder par les côtés grands et féconds une question où tout se réduit à savoir si la pensée, l’acte pensant, l’intellectus agens, a sa mappemonde encyclopédique et son piédestal d’équilibre en dehors de la parole qui la corporise ; absolument la même question que celle de l’âme, obligée au corps et à la terre dans la conquête successive de sa propre possession. M. Renan n’a rien compris à cette métaphysique d’une si grande force dans sa simplicité. Il répugne au simple. C’est un esprit qui rapetisse et crispe ce qu’il touche.

Comme tous les savants qui n’ont point la hauteur de la vue adéquate à l’état de leurs connaissances, il aime les bagatelles difficiles. Pour faire suite à cet Essai sur le langage chimérique et confus qu’il réimprime aujourd’hui, il est homme à nous donner demain quelque autre essai sur ces intéressants problèmes : Qui nous a coupé le filet ? Quelle est l’origine du geste ? D’où procède l’articulation ? La génération de l’inflexion est-elle spontanée ?… et gagner par là, si on pouvait en avoir deux, un second fauteuil à l’Institut ! Hors l’Institut (et encore peut-être), qui prendrait goût à ces casse-tête chinois de la science vaine et de l’analyse impossible ?

Du reste, le danger du livre de M. Renan est diminué par l’ennui qu’il inspire. Il est ennuyeux… illisiblement ennuyeux. Même ceux qui tiennent pour certain que le Catholicisme doit périr et qui glorifient tous ceux qui l’attaquent ou par devant avec le glaive bravement tiré des doctrines franches, ou par derrière avec le stylet des réserves et des faux-fuyants, ne feront pas à M. Renan une gloire bien grande. Ce fuyard de séminaire n’a pas le talent d’un Lamennais pour étoffer son apostasie. Dans le mal, on a vu plus fort, soit comme action, soit comme intelligence ; nous avons eu Vergès et Stendhal, et il ne viendra qu’après eux.


  1. Études d’Histoire religieuse, par M. Ernest Renan. — Origine du Langage.