Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/34

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 165-168).

Comment les femmes ordinairement
appetent choſes defendues.


Chapitre XXXIIII.


On temps (diſt Carpalim) que i’eſtois ruffien à Orléans, ie n’auois couleur de Rhetoricque plus valable, ne argument plus perſuaſif enuers les dames, pour les mettre aux toilles, & attirer au ieu d’amours, que viuement, apertement, deteſtablement remonſtrant comment leurs mariz eſtoient d’elles ialous. Ie ne l’auois mie inuenté. Il eſt eſcript. Et en auons loix, exemples, raiſons, & experiences quotidianes. Ayans ceſte perſuaſion en leurs caboches, elles feront leurs mariz coquz infalliblement par Dieu, ſans iurer, deuſſent elles faire ce que feirent Semyramis, Paſiphaé, Egeſta, les femmes de l’iſle Mandés en Ægypte blaſonées par Herodote & Strabo[1] : & aultres telles maſtines.

Vrayement (diſt Ponocrates) i’ay ouy compter[2], que le Pape Ian. XXII. paſſant vn iour par l’abbaye de Coingnaufond[3], feut requis par l’Abbeſſe, & meres diſcretes, leurs conceder vn indult, moyenant lequel ſe peuſſent confeſſer les vnes es aultres, alleguantes que les femmes de religion ont quelques petites imperfections ſecretes, les quelles honte inſupportable leurs eſt deceler aux homes confeſſeurs : plus librement, plus familierement les diroient vnes aux aultres ſoubs le ſceau de confeſſion. Il n’y a rien (reſpondit le Pape) que voluntiers ne vous oultroye, mais ie y voy vn inconuenient. C’eſt que la confeſſion doibt eſtre tenue ſecrette. Vous aultres femmes à poine la celeriez. Treſbien, (dirent elles) & plus que ne font les homes. Au iour propre le pere ſainct leur bailla vne boyte en guarde, dedans laquelle il auoit faict mettre vne petite Linote : les priant doulcement qu’elles la ſerraſſent en quelque lieu ſceur & ſecret, leurs promettant en foy de Pape, oultroyer ce que portoit leur requeſte, ſi elles la guardoient ſecrette : ce neantmoins leurs faiſant defenſe riguoreuſe, qu’elles ne euſſent à l’ouurir en façon quelconques ſus poine de cenſure eccleſiaſticque & de excommunication eternelle. La defenſe ne feut ſi toſt faiſte, qu’elles grilloient en leurs entendemens d’ardeur de veoir qu’eſtoit dedans : & leurs tardoit que le Pape ne feut ia hors la porte, pour y vacquer. Le pere ſainct auoir donné ſa benediction ſus elles, ſe retira en ſon logis. Il n’eſtoit encores trois pas hors l’Abbaye, quand les bonnes dames toutes à la foulle accoururent pour ouurir la boyte defendue, & veoir qu’eſtoit dedans. Au lendemain le Pape les viſita en intention, ce leurs ſembloit, de leurs depeſcher l’indult. Mais auant entrer en propous, commanda qu’on luy apportaſt ſa boyte. Elle luy feut apportée. Mais l’oizillet n’y eſtoit plus. Adoncques leur remontra, que choſe trop difficile leurs ſeroit receller les confeſſions, veu que n’auoient ſi peu de temps tenu en ſecret la boyte tant recommandée.

Monſieur noſtre maiſtre, vous ſoyez le treſbien venu. I’ay prins moult grand plaiſir vous oyant. Et loue Dieu de tout. Ie ne vous auois oncques puys veu que iouaſtez à Monſpellier auecques nos antiques amys Ant. Saporta, Guy Bouguier, Balthaſar Noyer, Tollet, Ian Quentin, François Robinet, Ian perdrier, & François Rabelais, la morale comœdie de celluy qui auoit eſpouſé vne femme mute[4]. Ie y eſtois (diſt Epiſtemon). Le bon mary voulut qu’elle parloit. Elle parla par l’art du Medicin & du Chirurgien, qui luy coupperent vn encyliglotte qu’elle auoit ſoubs la langue. La parolle recouuerte, elle parla tant, & tant, que ſon mary retourna au Medicin pour remede de la faire taire. Le Medicin reſpondit en ſon art bien auoir remedes propres pour faire parler les femmes : n’en auoir pour les faire taire[5]. Remede vnicque eſtre ſurdité du mary, contre ceſtuy interminable parlement de femme. Le paillard deuint ſourd par ne ſçay quelz charmes qu’ilz feirent. Sa femme voyant qu’il eſtoit ſourd deuenu, qu’elle parloit en vain, de luy n’eſtoit entendue, deuint enraigée. Puys le Medicin demandant ſon ſalaire, le mary reſpondit qu’il eſtoit vrayement ſourd : & qu’il n’entendoit ſa demande. Le Medicin luy ieda on dours ne ſçay quelle pouldre, par vertus de laquelle il deuint fol. Adoncques le fol mary & la femme enragée ſe raſlierent enſemble & tant baſtirent les Medicin & Chirurgien qu’ilz les laiſſerent à demy mors. Ie ne riz oncques tant, que ie feis à ce Patelinage.

Retournons à nos moutons[6] (diſt Panurge). Vos parolles tranſlatées de Barragouin en François voulent dire, que ie me marie hardiment, & que ne me ſoucie d’eſtre coqu. C’eſt bien rentré de treufles[7] noires. Monſieur noſtre maiſtre, ie croy bien qu’au iour de mes nopces vous ſerez d’ailleurs empeſché à vos pratiques, & que n’y pourrez comparoiſtre. Ie vous en excuſe.

Stercus & vrina Medici ſunt prandia prima.
Ex aliis paleas, ex iſtis collige grana.
[8]

Vous prenez mal, (diſt Rondibilis) le vers ſubſequent eſt tel :

Nobis ſunt ſigna, vobis ſunt prandia digna.

Si ma femme ſe porte mal : I’en vouldrois veoir l’vrine, (diſt Rondibilis) toucher le pouls : & veoir la diſpoſition du baſuentre, & des parties vmbilicares, comme nous commende Hippo. 2. Apho. 35. auant oultre proceder. Non, non, (diſt Panurge) cela ne faict à propous. C’eſt pour nous aultres Legiſtes, qui auons la rubricque, De ventre inſpiciendo[9]. Ie luy appreſte vn clyſtere barbarin. Ne laiſſez vos affaires d’ailleurs plus vrgens. Ie vous enuoiray du riſlé en voſtre maiſon. Et ſerez tous iours noſtre amy. Puys s’approcha de luy, & luy miſt en main ſans mot dire quatre Nobles à la roſe. Rondibilis les print treſtbien : puys luy diſt en effroy comme indigné. He, he, he, monſieur, il ne failloit rien[10]. Grand mercy toutesfoys. De meſchantes gens iamais ie ne prens rien. Rien iamais des gens de bien ie ne refuſe. Ie ſuys touſiours à voſtre commendement. En poyant, diſt Panurge. Cela s’entend, reſpondit Rondibilis.


  1. Hérodote & Strabo. Hérodote, II, 46 ; Strabon, XVII.
  2. I’ay ouy compter. Ce conte, souvent reproduit et modifié, remonte assez haut. On le trouve déjà, en 1476, dans les Sermones diſcipuli de tempore serm. 50 ; puis en 1536 dans les Controuerſes des ſexes maſculin & feminin de Gratien Dupont.
  3. L’abbaye de Coingnaufond. 1545 : Fonſheurauld.
  4. Vne femme mute (Voyez notre Biographie de Rabelais). On a représenté le dimanche 11 mars 1877, à la Porte-Saint-Martin, dans une « matinée gauloise, » La farce de la femme muette par M. Albert Millaud, d’après le scénario de Rabelais.
  5. N’en auoir pour les faire taire. « Monſieur, ie vous prie de la faire redeuenir müette. — C’eſt vne choſe qui m’eſt impoſſible. Tout ce que ie puis faire pour voſtre ſeruice, eſt de vous rendre sourd, ſi vous voulez. » (Molière, Le Médecin malgré-luy, III, 6)
  6. Retournons à nos moutons. Voyez ci-dessus, p. 66, la note sur la l. 24 de la p. 10.*

    *

  7. Treufles. 1546 : Piques.
  8. Stercus… grana. « Les excréments et l’urine sont les premiers mets des médecins. Du reste vient la paille, de ceci le grain. » Le second dicton est un brocard de droit que Rabelais a rapproché plaisamment du premier. Quant à la réponse de Rondibilis, en voici le sens : « Pour nous ce sont signes, pour vous ce sont mets dignes. »
  9. De ventre inſpiciendo. « Custodiendoque partu. » (Pandectes XXV, 4). « De l’inspection du ventre, et de la conservation de l’enfant. »
  10. Il ne failloit rien.

    Dire en ſerrant la main, Dame il n’en falloit point.

    (Regnier, Satires, IV, 60)

    Voyez Molière, Le Médecin malgré-luy, II, 4.