Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/3

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 277-280).

Comment Pantagruel repceut letres de ſon pere Gargantua : & de l’eſtrange maniere de ſçauoir nouuelles bien ſoubdain des pays eſtrangiers & loingtains.


Chapitre III.


Pantagrvel occupé en l’achapt de ces animaulx peregrins feurent ouiz du mole dix coups de Verſes & Faulconneaulx : enſemble grande & ioyeuſe acclamation de toutes les naufz. Pantagruel ſe tourne vers le haure, & veoyd que c’eſtoit vn des Celoces[* 1] de ſon pere Gargantua, nommé la Chelidoine : pource que ſus la pouppe eſtoit en ſculpture de ærain Corinthien vne Hirondelle de mer eleuee. C’eſt vn poiſſon grand comme vn dar de Loyre, tout charnu, ſans eſquames, ayant aeſles cartilagineuſes (quelles ſont es ſouriz chaulues) fort longues & larges : moyenans les quelles ie l’ay ſouuent veu voler vne toyſe au deſſus l’eau plus d’vn trait d’arc. A Marſeille on le nomme Lendole. Ainſi eſtoit ce vaiſſeau legier comme vne Hirondelle, de ſorte que plus touſt ſembloit ſus mer voler que voguer. En iceluy eſtoit Malicorne eſcuyer tranchant de Gargantua, enuoyé expreſſement de par luy entendre l’eſtat & portement de ſon filz le bon Pantagruel, & luy porter letres de creance.

Pantagruel apres la petite accollade & barretade gracieuſe, auant ouurir les letres ne aultres propous tenir à Malicorne, luy demanda. Auez vous icy le Gozal[* 2] celeſte meſſaigier ? Ouy, reſpondit il. Il eſt en ce panier emmailloté. C’eſtoit vn pigeon prins on colombier de Gargantua, eſclouant ſes petitz ſus l’inſtant que le ſuſdict Celoce departoit. Si fortune aduerſe feuſt à Pantagruel aduenue, il y euſt des iectz noirs attaché es pieds : mais pource que tout luy eſtoit venu à bien & proſperité, l’ayant faict demailloter, luy attacha es pieds vne bandelette de tafetas blanc : & ſans plus differer ſus l’heure le laiſſa en pleine liberté de l’air. Le pigeon ſoubdain s’en vole haſchant en incroyable haſtiueté : comme vous ſçauez qu’il n’eſt vol que de Pigeon, quand il a œufz ou petitz, pour l’obſtinée ſollicitude en luy par nature poſee de recourir & ſecourir ſes pigeonneaulx. De mode qu’en moins de deux heures il franchit par l’air le long chemin, que auoit le Celoce en extreme diligence par troys iours & troys nuictz perfaicts, voguant à rames & à veles, & luy continuant vent en pouppe. Et feut veu entrant dedans le colombier on propre nid de ſes petitz. Adoncques entendent le preux Gargantua, qu’il portoit la bandelette blanche reſta en ioye & ſceureté du bon partement[1] de ſon filz.

Telle eſtoit l’vſance des nobles Gargantua & Pantagruel, quand ſçauoir promptement vouloient nouuelles de quelque choſe fort affectée & vehemente deſiree : comme l’iſſue de quelque bataille, tant par mer, comme par terre : la prinze ou defenſe de quelque place forte : l’appoinctement de quelques differens de importance : l’accouchement heureux ou infortuné de quelque royne, ou grande dame : la mort ou la conualeſcence de leurs amis & alliez malades : & ainſi des aultres. Ilz prenoient le Gozal, & par les poſtes le faiſoient de main en main iusques ſus les lieux porter, dont ilz affectoient les nouuelles. Le Gozal portant bandelette noire ou blanche ſcelon les occurrences & accidens, les houſtoit de penſement à ſon retour, faiſant en vne heure plus de chemin par l’air, que n’auoient faict par terre trente poſtes en vn iour naturel. Cela eſtoit rachapter & guaigner temps. Et croyez comme choſe vrayſemblable, que par les colombiers de leurs caſſines, on trouuoit ſus œufz ou petitz, tous les moys & ſaiſons de l’an, les pigeons à foizon. Ce qui eſt facile en meſnagerie, moyennant le Salpetre en roche, & la ſacre herbe Veruaine.

Le Gozal laſché, Pantagruel leugt les miſſiues de ſon pere Gargantua, des quelles la teneur enſuyt.

Filz treſcher, l’affection que naturellement porte le pere à ſon filz bien aymé, eſt en mon endroict tant acreue, par l’eſguard & reuerence des graces particulières en toy par election diuine poſées, que depuys ton partement me a non vne foys tollu tout aultre penſement. Me delaiſſant on cueur ceſte vnicque & ſoingneuſe paour, que voſtre embarquement ayt eſté de quelque meſhaing ou faſcherie acompaigné : Comme tu ſçays que à la bonne & ſyncere amour eſt craincte perpetuellement annexée. Et pour ce que ſcelon le dict de Heſiode, d’vne chaſcune choſe le commencement eſt la moytié du tout[2] : & ſcelon le prouerbe commun, à l’enfourner on faict les pains cornuz, i’ay paour de telle anxieté vuider mon entendement, expreſſement depeſché Malicorne : à ce que par luy ie ſoys acertainé de ton portement ſus les premiers iours de ton voyage. Car s’il eſt proſpere, & tel que ie le ſoubhayte, facile me ſera preueoir, prognoſticquer, & iuger du reſte. I’ay recouuert quelques liures ioyeulx, les quelz te ſeront par le preſent porteur renduz. Tu les liras, quand te vouldras refraiſchir de tes meilleures eſtudes. Ledict porteur te dira plus amplement toutes nouuelles de ceſte court. La paix de l’Æternel ſoyt auecques toy. Salue Panurge, frere Ian, Epiſtemon, Xenomanes, Gymnaſte & aultres tes domeſticques mes bons amis. De ta maiſon paternelle, ce trezieme de Iuin.

Ton pere & amy
Gargantva.

  1. Celoces. vaiſſeaulx legiers ſus mer
  2. Gozal. en Hebrieu, pigeon, colombe
  1. Partement. Ainsi dans 1552. 1548 : portement, qui paraît préférable et qui se trouve à la page précédente, l. 26, et à la page suivante, l. dernière.
  2. La moytié du tout. — … πλέον ἤμισυ παντὸς. (Travaux et jours, v. 40.) Rabelais semble avoir eu en vue cette autre maxime : Ἁρχὴ τὸ ἤμισυ παντός, attribuée par erreur à Hésiode.