P.-G. Delisle (p. 71-82).

LA MORT DU CHRIST

I


Le monde a répété souvent cette parole :
La roche turpéïenne est près du Capitole !
Mais, pour les vrais chrétiens, l’inconstance du sort
Aux derniers jours du Christ et surtout à sa mort
Emprunte une formule encore plus sévère :
Le Thabor en ce monde est voisin du Calvaire !

L’heure où le Fils de Dieu devait être livré
Etait enfin venue. Israël enivré
D’aveugles préjugés, de haine et de vengeance,
Avait au juge inique arraché sa sentence ;
Il avait compté l’or dans les mains de Judas ;
Il avait gracié l’infâme Barrabas ;
Et versant à son Dieu le plus amer calice
Il avait à grands cris réclamé son supplice.
La sombre tragédie allait se consommer,
Et ce Roi, que la veille on courait acclamer,
Venait d’être cloué sur un gibet infâme !…


Comment, peindre l’horreur de ce lugubre drame,
Ces terreurs de la mort qu’on ne peut concevoir
Arrachant à Jésus ce cri de désespoir :
Pourquoi donc m’avez-vous abandonné, mon Père ?
De la faiblesse humaine insondable mystère
Que l’esprit étonné découvre dans un Dieu !

Satan avait quitté son royaume de feu,
Et sur Jérusalem, comme un oiseau de proie,
Planait en exhalant son infernale joie :
« C’en est fait, disait-il, il se meurt sous ma main,
Et je l’enfermerai dans son tombeau demain !
Je n’ai pu malgré tout souiller son âme étrange,
Plus forte mille fois que mon rival l’Archange ;
N’importe, il n’a conquis qu’un gibet pour autel,
Et je triomphe enfin puisqu’il est né mortel ! »

Hélas ! pour obtenir le pardon de ses crimes
L’homme ne pouvait pas offrir d’autres victimes ;
Et pour rouvrir enfin l’Éden longtemps fermé,
Ô Père, vous donniez votre Fils bien-aimé !

Il était là, mourant sur une croix ignoble,
Vers la terre, vers nous penchant sa tête noble.
Un sang vermeil suintait à travers ses cheveux,
Sillonnait son beau front et remplissait ses yeux,

Souillait sa barbe blonde et ses lèvres divines,
Or, filtrant à travers sa ronronne d’épines,
Goutte à goutte tombait sur son cou déchiré !
Mais en vain son visage était déiiguré.
Et prenait des douleurs l’expression funeste :
Il rayonnait encor d’une empreinte céleste !
De ses membres divins disloqués et broyés,
Un sang pur, ruisselant à flots multipliés,
Inondait les replis de sa chair virginale :
Le roi des rois n’eut pas d’autre pourpre royale !

Le tigre à ce spectacle eut eté désarmé
Mais ces cœurs, où de Dieu la haine avait germé,
Ne pouvaient contre lui rassasier leur rage ;
Aux tourments du supplice ils ajoutaient l’outrage.
Et le Christ blasphémé par tous ces furieux
Ne les foudroyait pas d’un éclair de ses yeux !

Abandonné de tous, seul entre ciel et terre,
Il allait consommer son plus profond mystère.
Trait d’union sublime, il allait réunir
Ce qui dure toujours et ce qui doit finir,
L’Être par excellence avec la créature,
La vie avec la mort, la Grâce et la nature !
Et ce lien de l’homme à la Divinité,
Durera dans le temps et dans l’Éternité !

II


De lointaines rumeurs et des plaintes funèbres
S’élevaient de la terre en sanglots étouffés,
Et sur le Golgotha de profondes ténèbres
Déroulaient dans la nuit leurs plis ensanglantés ;
Sur l’horizon brumeux tout enveloppé d’ombre,
Languissant et noirci comme un cratère éteint,
Le soleil paraissait au déclin du ciel sombre,
Tout injecté de sang, s’être arrêté soudain !
On eût dit un grand œil, l’œil du Juge Suprême,
L’œil du Père, bourreau de son fils innocent,
Contemplant attristé la Victime qu’il aime,
Mesurant ses douleurs et les flots de son sang !

Sans doute, en ce moment de suprême justice,
Les anges par milliers descendus parmi nous,
Assistaient étonnés au sanglant sacrifice,
Adorant en silence et pleurant à genoux ?
Sans doute ils se groupaient autour de la Victime,
Et baisaient tendrement son corps mystérieux ?
Mais ils ne pouvaient pas dans leur amour sublime
L’arracher aux bourreaux et l’emporter aux cieux !

Il était aussi là le Père du mensonge :
Il regardait de loin le drame. Plusieurs fois,

Sentant frémir en lui la haine qui le ronge,
Il avait essayé d’approcher de la croix.
Mais il avait senti qu’une force rebelle,
Qu’un vent mystérieux paralysait son vol ;
L’air s’était tout-à-coup dérobé sous son aile,
Qui frappant dans le vide avait heurté le sol.
Une terreur secrète envahissait son être ;
Il était accablé d’impuissance et d’effroi :
« Au moment, pensait-il, où je redeviens maître,
« Où de cet univers je redeviens le roi,
« D’où vient donc que je tremble et frémis d’épouvante ?
« Cet être, quel qu’il soit, ange, prophète ou Dieu,
« Va livrer à la mort sa dépouille sanglante ;
« J’entends son dernier râle et son suprême adieu.
« Il ne peut plus troubler la paix de mon empire,
« D’où vient que je me sens défaillir de stupeur ?
« Que dis-je ? En ce moment où mon rival expire,
« La nature elle-même est muette d’horreur !
« On dirait qu’avec lui l’univers agonise,
« Et que le genre humain a vu son dernier jour !
« Jéhovah ! Sois maudit ! Je t’abhorre et méprise ;
« La haine est mon trésor, garde pour toi l’amour !
« Je reconnais les traits de ta main vengeresse
« Dans l’horrible malheur où je me sens plongé !
« Mais si c’est là ton fils, qu’importe ma détresse ?
« Il souffre, il va mourir et je me sens vengé ! »

Et Satan releva péniblement la tête ;
Au sommet du Calvaire il jeta son regard :
Il voulut blasphémer, sa langue était muette ;

Tout son corps frissonna… son œil devint hagard…
Il tomba, comme tombe une étoile filante ;
Et quand il se trouva sur le sol étendu,
Il vit se balancer sur sa tête brûlante
Un cadavre… Judas, sous un arbre pendu !

Le ciel était en feu, mais devenait plus sombre,
On y sentait passer comme un souffle de mort ;
Les oiseaux s’enfuyaient épouvantés dans l’ombre,
Et tout être vivant, inquiet de son sort,
Participait au deuil de la nature humaine.
Les astres éperdus ne suivaient plus leur cours,
Tout le globe céleste, effrayant phénomène,
Au cadran éternel ne marquait plus les jours !
La nuit envahissait les profondeurs sans bornes
De l’immense océan qu’on nomme l’infini ;
Et l’azur étendait ses solitudes mornes
D’où le soleil semblait avoir été banni ;
Les fleuves s’arrêtaient, interrogeant leurs rives ;
Les bosquets secouaient leurs parfums et leurs fleurs,
Et des grands lys penchés au jardin des olives
Les calices ternis semblaient verser des pleurs.
Pour le plus grand des deuils la nature était prête,
Et morne, elle attendait le dernier mot du Christ,
Lorsqu’il dit à voix haute en relevant la tête :
« Mon Père, entre tes mains je remets mon esprit.


III


À l’instant, un grand cri s’élevant du Calvaire,
Voix suprême du temps et de l’éternité,
Comme un écho des cieux, ébranle l’atmosphère :
C’est l’heure où de Jésus s’éteint l’humanité !
L’heure où le sacrifice auguste se consomme.
Et ce grand cri du Christ est son dernier adieu ;
Car ce Dieu doit mourir pour prouver qu’il est homme,
Et l’homme revivra pour prouver qu’il est Dieu !

La terre tressaillant jusque dans ses entrailles,
Comme une feuille au vent, dans l’espace trembla.
La cité des hébreux secoua ses murailles,
Et la mer dans son lit bondit et recula !
Tordus et mugissants les monts s’entrechoquèrent,
Et les rochers fendus volèrent en lambeaux.
Josaphat s’entrouvrit, et les morts se levèrent,
Renversant lentement les pierres des tombeaux.
Les patriarches saints, les prophètes, les justes,
Que des siècles gardaient dans l’éternel sommeil,
Sentirent tout-à-coup dans leurs cendres augustes
Comme un frémissement d’un étrange réveil.
Ils reconnurent tous la voix de leur Messie,
De Celui qu’ils avaient si longtemps attendu,
Et se groupant autour de l’arbre de la Vie,
Ils dirent : nous voici, nous t’avons entendu !


Le Temple de Sion qui gardait l’Arche Sainte,
Et qui dans ses parvis avait vu tant de fois
Le divin condamné, ce temple dont l’enceinte
Vibrait hier encore aux accents de sa voix,
En entendant son cri chancela comme un arbre
Que l’ouragan secoue. Un invisible bras
Avec force ébranla ses colonnes de marbre,
Déchira brusquement du haut jusques en bas
Devant le Saint des Saints le mystérieux voile,
Et dans l’Arche brisa les Tables de la Loi.

Au ciel se fit la nuit, une nuit sans étoile,
Et la terre sembla défaillante d’émoi.
Jérémie, Isaïe et les autres prophètes,
Que le cri du Messie avait ressuscités,
Couverts de leurs linceuls et de leurs bandelettes,
Coururent en pleurant à travers les cités,
Sur les chemins déserts et sous les vieux portiques,
Tantôt seuls, et tantôt en groupes menaçants,
Faisant entendre aux juifs leurs plaintes prophétiques,
Et jetant dans la nuit leurs lugubres accents.

Hérode, Anne, Caïphe, et les princes des prêtres
Se blottirent tremblants au fond de leurs palais ;
L’horreur paralysa ces figures de traîtres,
Et dispersa bien loin leurs infâmes valets,
Pilate, pris comme eux d’une terreur panique,
Sur sa tête sentit se dresser ses cheveux,

Et le seul souvenir de sa sentence inique
Mit un trouble profond dans son cerveau nerveux !

Mais ceux pour qui le Christ avait prié son Père,
Son Père qui des cœurs connaît si bien le fond,
Ceux dont il avait dit à son heure dernière :
« Car il ne savent pas, mon Père, ce qu’ils font »
Furent saisis alors d’un remords salutaire ;
Leur repentir fut tel que Dieu leur pardonna,
Et le flot de la grâce en coulant du Calvaire
Jaillit jusque sur eux et les prédestina !

Mais soudain, audessus du Golgotha tragique,
Le voile ténébreux qui couvrait l’univers
S’entrouvre, et des rayons d’une clarté magique
Inondent le gibet de leurs reflets divers.
Un fleuve de lumière a percé les ténèbres ;
Et, descendant du ciel dans ses flots radieux,
Les Séraphins, vêtus de longs voiles funèbres
Couvrent le Golgotha de leurs cercles pieux.

Satan, à ce spectacle, émerveillé, s’étonne !
Ces légions d’esprits qui vénèrent la Croix,
Et qui forment au Christ une immense couronne,
Ce sont, il s’en souvient, ses frères d’autrefois !
Pourquoi sont-ils ainsi descendus sur la terre ?
Viennent-ils raviver ce cadavre sanglant ?
Lucifer, anxieux, veut sonder ce mystère,
Et reprenant son vol il s’approche en tremblant !

Au-dessus de la croix, entouré des archanges
II reconnaît bientôt saint Michel, son vainqueur !
Des cieux qu’il a perdus il compte les phalanges,
Et leur douleur visible a réjoui son cœur !
Il entend leurs soupirs et leurs plaintes touchantes,
Il s’arrête, étonné de voir le ciel en deuil,
Et, palpant du Sauveur les blessures béantes,
Il tressaille et sourit de triomphe et d’orgueil.
Pauvre dupe insensée ;  ! Il croit à sa victoire,
Parceque le Messie est, réellement mort ;
Mais, par la croix, Jésus est entré dans la gloire,
Et de Satan défait il a scellé le sort !

Ô Christ ! que de savants et de prétendus sages
Jusqu’au pied de ta croix le monde a vus venir.
Pour constater ta mort dans la suite des âges !
Combien qui, pleins d’orgueil, n’ont pu se maintenir
Dans le sentier tracé par ta vertu sévére,
Et qui, pour rassurer leurs esprits chancelants,
Comme l’Esprit du Mal sont venus au Calvaire
Poser leurs doigts nerveux sur tes membres sanglants !
Combien se sont haussés sur leurs pieds de pygmée,
Enflés de leur science et le scalpel aux mains,
Pour disséquer cent fois de ta chair bien aimée
Les artères, les nerfs et les muscles humains !
Et quand ils avaient fait leur examen perfide,
Terminé leur travail savant, mais toujours vain,
Leur orgueil prononçait cet arrêt déïcide :
Dans cet homme étonnant, il n’est rien de divin !

Mais plus ils répétaient dans leurs aréopages
Que tu n’étais qu’un homme, un homme comme nous,
Et plus sous tous les cieux, et sur toutes les plages,
Ils voyaient devant toi les peuples à genoux !.
Ils revenaient, troublés à la montagne sainte,
Examinaient, palpaient ton cadavre glacé ;
Puis, déposant enfin la pudeur et la crainte,
Ivres, ils se hissaient jusqu’à ton flanc percé
Pour y verser à flots leur encre empoisonnée !
Alors ils s’en allaient attester ton trépas,
Disant : sa dernière heure est, cette fois, sonnée,
Il est bien mort enfin, et ne revivra pas !

Nestorius et Celse, Arius et Porphyre,
Plus près de nous Voltaire, et Strauss, Renan, Havet,
À leur tache perverse espéraient bien suffire ;
Mais ta gloire, ô mon Christ, toujours leur survivait !

Où sont ceux qui sont morts et leurs œuvres infâmes ?
Où s’en iront demain leurs disciples vivants ?
Ah ! qu’il ait pitié d’eux dans le monde des âmes
Celui qu’ils ont trahi dans leurs livres savants !
Au delà de la tombe où leur haine insensible
A cru l’ensevelir, ils le retrouveront,
Victime transformée en un juge inflexible,
Le glaive dans la main, le diadème au front !
Et quand leurs yeux troublés reverront face à face,
Vainqueur et triomphant, le Dieu de l’univers,
Pourront-ils espérer que sa clémence efface
Leur crime survivant dans leurs écrits pervers ?

Fiers ennemis du Christ, chantez bien vos victoires !
Césars de tous les temps, fulminez vos décrets !
Pilâtes de nos jours, siégeant dans vos prétoires,
Lavez-vous bien les mains en dressant vos arrêts !
Le monde retentit de vos voix solennelles,
Il proclame bien haut, vos triomphes d’un jour ;
Mais gare à vous, demain, ô dupes éternelles ;
Car, demain, dans la mort le Christ aura son tour !

Ô Jésus ! à cette heure où ton cadavre tombe
Et suspend ses lambeaux aux deux bras de la Croix,
Aussi bien qu’au Thabor, et jusque dans la tombe,
Je te proclame Dieu, je t’adore, je crois !



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