Les Éblouissements/Invocation

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 328-330).

INVOCATION


Ma ville, écoutez-moi, je chante, c’est la nuit ;
Je viens, les bras chargés de tout l’amour du monde,
Et les poètes morts, dans leur tombe profonde,
Me suivent de leurs vœux et savent qui je suis.

Je suis la sœur du temps, la voix qui continue
Le cri rauque et brûlant au fond des bois jeté,
Les adorations des plantes pour l’été,
L’insatiable orgueil de l’homme vers la nue.

Je suis l’impétueux et douloureux effort
Qui toujours désespère et toujours recommence,
Qui connaît les sanglants regards de la démence,
Qui croit chercher l’amour et ne veut que la mort.

Je suis l’être que tout enivre et tout afflige,
Et dont le cœur parfois si fortement pesa,
Que Samson, soulevant les portes de Gaza,
Semble n’avoir cueilli qu’une fleur et sa tige.


Ô ma ville, entends-moi, je suis ta Salambô,
Debout, dans l’ombre d’or, sur la chaude terrasse,
À l’heure où le Désir déroule dans l’espace
Les anneaux langoureux de son corps triste et beau.

La sagesse des temps rêve en mon âme ailée,
La lance est sur mon cœur comme un lis dangereux,
Et je lève mes bras vers les cieux ténébreux,
Romantique Pallas de la nuit étoilée !

Je regarde, j’écoute et je n’entends plus rien,
Car tous les bruits mêlés font comme un long silence
Quand le sang est empli de sa haute cadence,
Flots somptueux et lourds d’un lac italien.

Ma mémoire est un beau filet de verte soie,
Où de mols papillons tournent dans des parfums,
Où les jours en allés reviennent un à un,
Où l’ancien verger sous ses abeilles ploie.

Dans mon cœur éclatant où l’univers est pris,
Le souvenir s’ébat comme une main émue,
La feuille du platane incessamment remue,
L’odeur d’un oranger s’élance comme un cri…

Allez ! je ne peux plus vous garder dans mon âme,
Peuples des chauds regrets et des récents émois,
Descendez de ma vie, allez-vous-en de moi,
Redevenez le bois, le torrent et la flamme.


Redevenez la nue errante, le jardin,
Le citronnier verni dont le toit vert embaume,
Le rosier rond plus fier qu’une cité d’arome,
La candeur de l’oiseau et le ciel du matin !

Que la cendre s’envole et redevienne cendre,
Que mon enfance soit mon enfance, et non plus
Ce lourd entassement de tout ce qui m’a plu,
Et que mes doigts en vain s’efforcent de reprendre,

Que les morts soient les morts, que je ne presse pas
Des ombres sur mon cœur en leur disant « Vous êtes
Mes rêves, mes bonheurs, mes plaisirs, mes tempêtes ! »
Que je ne serre plus des tombeaux dans mes bras.

Et qu’alors, délivrée enfin de cette extase,
Ne portant plus le monde à mon corps attaché,
Je puisse aller m’asseoir sous un arbre penché,
Et de quelque eau nouvelle emplir encor mon vase,

Et libre, ayant brisé tous mes divins soucis,
Ah ! que je sois encor, sous l’aubépine heureuse,
Comme une jeune fille émue et curieuse
Qui tressaille d’espoir vers l’amour imprécis…