Traduction par Ernest Charrière.
Librairie de L. Hachette et Cie (2p. 49-96).


CHANT XII.

TÉNTËTNIKOF OU CHAGRINS D’AMOUR.


Tchitchikof entre dans un pays admirable ; il avance vers le point où se découvre un très-gros village dominé par la coupole dorée de l’église et par les toits à belvédère et les attiques de l’habitation seigneuriale. — Portrait du propriétaire d’après les divers témoignages de ses voisins. — C’est un être humain, qui fume afin de bouder sans remords. — Son entourage immédiat. — Son nom : André Téntëtnikof. — Exposé, à propos de M. André, de toutes les idées de l’auteur sur le meilleur système d’éducation, puis son opinion sur le service public, et sur les salons de la grandesse russe, et sur ce que doit avoir en vue un gentilhomme qui, dégoûté du monde, se retire dans son domaine. — Scènes de l’installation d’un seigneur dans ses terres. M. André amoureux. — La vie est comme suspendue dans tout le domaine par suite de l’état où le jette une brouillerie avec le père de son amie. — Tchitchikof veut reconnaître la noble hospitalité qu’il reçoit de l’excellent M. André en allant, presque malgré son hôte, faire diplomatiquement quelques visites au général Bétrichef et, partant, à la belle Julienne, sa fille. — M. Téntëtnikof met une voiture à la disposition de notre héros pour qu’il suive sa fantaisie, à la condition que ce qu’il dira et fera n’ait point l’air d’une soumission à un homme qui, du seul droit de sa graine d’épinard, se permet, à ses heures, de tutoyer sans façon les voisins et gens de connaissance.


Pourquoi donc représenter toujours la pauvreté, et les misères, et les imperfections de notre vie, et les hommes du fond de nos provinces, les habitants des recoins obscurs de notre pays ?

Que faire pourtant, si telle est la vocation de l’auteur ; si lui-même, bien convaincu et souffrant de sa propre infirmité, n’a plus le pouvoir de penser qu’aux infirmités d’autrui, de peindre autre chose que les imperfections et les misères de notre vie, et si, laissant aux grandes villes leurs grâces et leurs vertus, il ne sait représenter que les gens des cantons éloignés de l’empire ? Pas moyen de s’en défendre ! Et voici que de nouveau nous allons retomber dans les solitudes et les recoins de nos provinces.

Mais aussi quelles solitudes et quels recoins ! Ce qui s’offre à nous en ce moment, c’est une interminable chaîne de monticules comparables aux remparts gigantesques de quelque immense forteresse à bastions percés de meurtrières allant sinueusement projeter leur ombre coupée en zigzags sur un espace de plusieurs centaines de kilomètres. Ces monts s’élèvent magnifiquement à travers des plaines sans limites, tantôt perpendiculaires à pic comme des murailles de calcaire argileux, bigarrées, rayées, fouillées par des jets vifs d’eau pure, par des fissures, des cavées ; tantôt arrondis en mamelons gazonneux, couverts, comme d’une toison d’agneau, par le jet vif et serré de la racine des arbres abattus ; tantôt enfin fuyant en sombres fourrés échappés comme par miracle aux dévastations de la hache. La rivière, ici fidèle à ses rives, se creuse ailleurs des coudes et des circuits, là fait un écart, scinde les prairies, et, après avoir gagné par cent petits courants capricieux, un espace libre, s’épanche en vaste miroir pour y réfléchir à la fois et le vif éclat du soleil et l’ombre épaisse d’un bois de bouleaux, d’aunes, de frênes et d’érables ; plus loin, elle s’échappe triomphalement à travers les ponts, les moulins et les digues, qui semblent eux-mêmes en course avec elle ou lancés à sa poursuite, mais forcés par leur impuissance de s’arrêter à chaque brusque détour que fait la coquette.

Il est un point où le rapide versant s’enfonce fort avant dans les bois et disparaît sous cette ample et luxuriante chevelure, et c’est là comme un lieu de rendez-vous des forces végétales du Nord et du Sud. Le chêne, le sapin, le poirier sauvage, l’érable, le merisier, le hêtre, le tremble, le sorbier, le lierre et le houblon enchevêtrés, tantôt se soutiennent l’un l’autre et s’excitent à grimper, suivis de l’impuissant liseron, tantôt s’étreignent et se crochètent l’un l’autre, forcés alors de se jeter ensemble horizontalement de manière à couvrir toute cette partie de la montagne d’un filet d’une étendue et d’une complication capables de rappeler, même à des sauvages, le fouillis des forêts vierges. Mais tout au haut de cette mer de verdure, à travers les clairs que forment, sur ce fond, les cimes mi-parties de jaune, de rose et d’azur céleste, percent les toits rouges d’une habitation seigneuriale, les frontons à dentelles des chaumières voisines, le faîte dominant de la maison du maître ornée d’un balcon et d’une grande fenêtre cintrée ; et, plus haut que toute cette masse énorme de bois et de toitures, une vieille église élève ses cinq coupoles d’or reluisant, et au-dessus des cinq coupoles, cinq croix grecques taillées à jour y sont affermies par de belles chaînes dorées, de telle manière que, de loin, on croyait voir briller dans l’air, sans aucun support apparent, des jets vifs d’or de ducat resplendissant en lueurs miraculeuses. Et tout cet ensemble renversé (coupoles, toitures et croix) allait se refléter en bas, au loin, dans les anses de la rivière. Là, les pins aux douces senteurs résineuses, les uns debout sur le bord, les autres aux trois quarts plongés dans l’eau, inclinent vers elle leurs branches, y trempent leur feuillage emmêlé de bodiague[1] ambiante qui flotte à la surface comme pour les unir aux nénufars ; et, dans cette attitude méditative, ils semblent tout occupés à contempler cette réfraction oscillante des cimes du vieux temple.

Vu d’en bas, tout cela était fort beau ; mais la vue dont on jouissait du perron, du balcon et des fenêtres de l’habitation seigneuriale, l’emportait et de beaucoup. Pas un des amis du propriétaire de ce panorama ne pouvait demeurer de sang-froid à ce spectacle… chacun en le voyant respirait à pleine poitrine et s’écriait : « Mon Dieu, le beau tableau ! » C’est qu’en effet on avait de ce point élevé des espaces immenses, sans bornes : derrière des prairies émaillées de bocages et semées de moulins à eau, verdoyaient au loin plusieurs zones de forêts ; à travers l’atmosphère qui commençait à devenir plus gazée, jaunissaient les sables ; puis venaient des bois encore, mais bleuissants, comme une mer ou comme un brouillard détrempant les lointains ; puis de nouveau des sables, mais bien plus pâles que les premiers, et pourtant d’un ton encore jaunâtre ou paillet. Tout à l’extrémité de l’horizon se dressaient, comme une palissade inégale et tortueuse, de jolies montagnes qui brillaient d’une éclatante blancheur, même en temps de pluie et d’ouragan, comme si elles avaient le privilège d’être invariablement baignées de lumière. À la faveur de cette blancheur éblouissante, on apercevait, au pied de leurs versants, des taches confuses et qui semblaient se moutonner en fumée ; c’étaient des villages, mais la distance aurait été beaucoup trop grande pour que l’œil humain, même aidé d’une longue-vue, pût les reconnaître distinctement pour des groupes d’habitations, si l’on n’eût vu, en certains moments du jour, une ou deux étincelles jaillir et demeurer fixes sous les rayons du soleil sur un point de la coupole dorée d’une église, annonçant que là se trouve en effet le centre d’une agrégation d’hommes.

Tout cela était enveloppé d’un calme absolu que n’interrompaient pas même les accents des chantres de l’air, accents confondus avec les souffles de la brise, avec le murmure de la caverne, avec le léger clapotement des eaux et le frôlement des feuillages, accents perdus dans l’harmonie générale de ce magnifique ensemble. Bref, en se tenant sur le balcon de l’habitation domaniale, on ne pouvait, même après deux ou trois heures de contemplation, articuler d’autres paroles que celles-ci : « Mon Dieu, que c’est grand, que c’est beau, l’œuvre de tes mains ! »

Quel pouvait être le possesseur, le propriétaire et seigneur de ce village culminant, où, comme à une forteresse inexpugnable, on ne pouvait arriver d’en bas, et qu’il fallait nécessairement prendre du côté opposé. Là des chênes éparpillés accueillaient gracieusement le visiteur, en étendant leurs branches comme pour lui donner l’accolade de bienvenue, et le conduisaient jusque sous la saillie du toit de cette même maison, dont nous avons vu le faîte par derrière. La maison se dressait maintenant de toute la hauteur de sa façade, ayant, d’un côté, une longue ligne de chaumières à pignon, balcon et volets dentelés ; de l’autre, l’église grimpante qui brillait de ses dorures ciselées offertes, tout là-haut, en hommage de la créature au Créateur. À quel privilégié entre ses semblables appartenait ce paradis, petit éden du district de Frémalakchaneki ?

À André Ivanovitch Téntëtnikof, jeune gentilhomme de trente-trois ans, célibataire. Mais encore, quel est-il, qui est-il, qu’est-il ?… ses habitudes, ses manières, son caractère, quel homme est-ce enfin ? Là, là, là… mes chères lectrices ! Il n’y a, je crois, rien de mieux à faire que de questionner ses voisins. D’abord son voisin Brandérof, qui a appartenu à la famille aujourd’hui éteinte des anciens beaux et gaillards officiers en retraite ; celui-ci appliquait à André Ivanovitch cette expression un peu dure : « C’est un franc animal. »

Un brave général, dont le bien et la maison sont situés à dix verstes de ceux d’André Ivanovitch, disait : « André Ivanovitch n’est pas un sot, tant s’en faut, mais il s’est fourré beaucoup de chimères dans la tête. Je pourrais lui être utile… car, enfin, j’ai d’assez grandes relations dans Pétersbourg et même en haut lieu… » Le général n’achevait jamais cette phrase. Le chef de police du district, interrogé, donnait à sa réponse ce tour particulier : « André Ivanovitch est gentilhomme, bon ! mais son sang civil n’est rien qui vaille, et voilà que demain j’irai lui porter une cédule qui ne lui fera pas plaisir. » Le paysan interrogé sur son maître garde le silence… Il y a peut-être lieu de conclure de tout cela que l’opinion lui est plutôt contraire que favorable dans le district.

À parler sans partialité, André Ivanovitch n’est pas un vilain homme, c’est tout bonnement un enfumeur du ciel[2]. Eh, mon Dieu, il y a beaucoup de gens qui ne font autre chose pendant de longues années que d’enfumer la voûte céleste… et pourquoi Téntëtnikof ne pousserait-il pas aussi à loisir là-haut un peu de fumée ?

Au reste, pour preuve de ma bonne volonté en cette occasion, voici le détail d’un jour de sa vie, et comme, chez lui, tous les jours se suivent et se ressemblent, mon lecteur pourra de lui-même se faire une idée du caractère de l’homme et juger jusqu’à quel point sa vie répondait aux beautés dont il était entouré.

Le matin, il se réveillait fort tard, et, sans quitter son lit, il se tenait longtemps sur son séant en se frottant les yeux ; et comme ses yeux malheureusement étaient petits, il les frottait une demi-heure durant sans parvenir à les rendre grands. Pendant tout ce temps, il y avait debout contre la porte de sa chambre son domestique, Mikhaïlo, armé d’une aiguière posée dans un grand bassin de cuivre et surmontée d’un ample essuie-main. Une heure s’écoulait ainsi ; le maître bâillait, s’étirait, rêvait ; le pauvre Mikhaïlo, fatigué de sa position, déposait sa charge, allait faire un tour à la cuisine, puis revenait voir si le maître, toujours assis sur le lit, avait réussi à s’éveiller tout à fait. À la fin André Ivanovitch se lavait à grande eau et à grand bruit, passait sa robe de chambre et se rendait à pas comptés au petit salon pour prendre le thé, le café, le cacao et même une jatte de lait chaud, le tout lentement et cuillerée à cuillerée, avec un grand dégât de pain émietté par terre parmi les cendres de sa pipe ; il consacrait à cela deux heures d’arrache-pied, puis il se munissait d’une tasse de thé versé pour être pris froid, et se transportait, cette tasse à la main, à une fenêtre donnant sur la cour. Sous cette fenêtre, à cette heure-là, se passait chaque jour la scène suivante : d’abord c’était Grigori qui beuglait, Grigori le buffletier, s’adressant à Perfilievna la femme de charge ; il lui criait :

« Ah ! vieille damnée, infernale sorcière, est-ce qu’une coquine de ta sorte ne devrait pas au moins se taire ?

— Çà, ne veux-tu pas finir, tiens, cela, toi ? glapissait la vieille en montrant le poing et en grimaçant (car elle était fort aigre en tout, quoiqu’elle aimât beaucoup le raisin sec, les conserves et toutes les douceurs confiées à sa garde).

— Est-ce qu’on ne sait pas ta connivence avec l’intendant ? L’intendant est… est un pillard, justement de ta trempe. Et tu t’imagines que monsieur ne vous connaît pas l’un et l’autre : et il est ici, il sait tout, il entend tout, j’en suis bien aise.

— Où est le bârine ?

— Eh, à sa fenêtre, il voit et entend tout, je te dis. »

Et, en effet, le bârine était là qui regardait ; mais qu’aurait-il pu entendre ? Un petit garçon, qui venait d’être fessé par sa mère, criait comme un beau diable ; un chien de basse-cour hurlait affreusement pour avoir été échaudé par un scélérat de marmiton qui se pâmait de rire sur le seuil de la cuisine, à voir l’animal se rouler convulsivement dans l’herbe. Bref, tout, dans cette avant-cour, était vie, mouvement, action et animation, et il y avait pour le bârine de quoi entendre et voir, ne fût-ce que comme contraste avec lui-même. Mais ce n’est que dans les cas où le vacarme devenait insupportable, au point de troubler ce doux état de ne rien faire et de n’y penser pas qui lui était habituel, qu’il se sentait réveillé de sa langueur végétative et de son engourdissement moral, et que, d’autorité, il rappelait alors ses gens à plus de réserve.

Deux heures avant le dîner, il passait dans son cabinet pour s’occuper sérieusement d’un ouvrage qui devait embrasser la Russie considérée sous tous ses rapports, civil, politique, religieux, philosophique, trancher les problèmes embarrassants, les questions que le temps lui a posées, et définir clairement un grand avenir : bref, tout… tout, et cela sous les amples formes qu’affecte le publiciste de notre temps. Mais jusqu’à cette heure la colossale entreprise est encore à l’état de simple idée ; il est vrai qu’en de rares moments, à de longs intervalles, la plume a crié et il a paru sur le papier des embryons de projet : mais tout cela est glissé, enfoui sous le papier buvard, et le futur grand publiciste s’arme d’un livre quelconque, qui ne sort plus de ses mains jusqu’au dîner. Ce livre s’ouvre, se ferme, se prend et se quitte cent fois pendant le ragoût, pendant le rôti, pendant la pâtisserie, de sorte que certains plats se refroidissent, d’autres sont remportés intacts. Ensuite vient la pipe, puis le café, puis le bârine fait une partie d’échecs avec et contre lui-même. Ce qu’il faisait entre la partie d’échecs et le souper, c’est ce qu’il est beaucoup plus difficile de dire ; cependant je ne crois pas faire de tort au bârine en insinuant l’hypothèse qu’il ne faisait rien du tout.

C’est ainsi que passait son temps dans la solitude un homme de trente-deux ans, que l’on peut se représenter assis des trois ou quatre heures durant, tout le jour, avec des intermittences déambulatoires de dix à douze minutes, toujours en robe de chambre et sans cravate. Il ne faisait point de promenade, d’exercice au dehors ni à pied ni à cheval, n’ouvrait pas même sa fenêtre pour aérer l’appartement, et l’admirable paysage que ne pouvait contempler de sang-froid aucun des rares hôtes qu’il recevait, n’existait réellement pas pour le maître de ces champs et de ces villages. À tous ces traits, le lecteur peut voir qu’André Ivanovitch Téntëtnikof appartenait à la famille de ces hommes de Russie qui échappent à toute traduction quelconque, qui étaient jadis nommés, selon la nuance, ouvalni, légéboki ou baïbaki (fainéants, casaniers, solitaires, etc.), et que je ne sais plus comment désigner aujourd’hui, faute d’un sobriquet plus moderne.

Ces caractères-là naissent-ils spontanément ou se forment-ils par agrégation successive d’empreintes et de traits résultant des circonstances ? Au lieu de chercher à répondre en trois mots comme ce serait mon droit, je vais libéralement raconter l’histoire de son éducation. Tout, à l’époque de son enfance et de son adolescence, semblait conspirer à faire de lui quelque chose de bon. Petit garçon de douze ans, intelligent, spirituel, un peu rêveur, un peu chétif, il eut le bonheur de tomber dans une école publique dirigée en ce temps-là par un homme trop peu ordinaire : ce directeur était l’idole de la jeunesse ; Alexandre Pétrovitch, c’était son nom, avait un sens particulier pour distinguer dans l’enfant même la nature de l’homme. Et comme il connaissait le cœur et le caractère proprement russes ! Comme il savait par cœur et à fond chacun des élèves de son établissement ! Comme il s’entendait à les stimuler ! Il n’y avait pas d’espiègle, qui, après une étourderie, ne vînt lui-même lui faire un aveu complet de sa faute. Il y a plus, le pénitent se retirait après cela, non pas l’oreille basse, mais portant la tête haute, parce qu’il avait le ferme propos de réparer ses torts. C’est qu’il y avait jusque dans les remontrances d’Alexandre Pétrovitch quelque chose d’encourageant, un je ne sais quoi qui disait : « Que ta chute te serve à t’élever plus haut. »

En véritable philosophe qu’il était, il définissait l’amour-propre une force qui donne l’impulsion aux facultés de l’homme ; aussi avait-il un soin particulier à manier les cordes puissantes de ce merveilleux engin. Il aimait à dire : « Je demande qu’on ait de l’esprit, et c’est tout ce que je veux ; celui qui aspire à développer son esprit n’a pas le temps de folâtrer. La folie de l’enfance se guérira d’elle-même. » Et en effet, sous sa direction, l’espièglerie passait réellement pour bêtise. L’élève qui ne cherchait pas à montrer de l’esprit, c’est-à-dire à devenir bon, était bientôt en butte aux plaisanteries et aux dédains de ses camarades. Les ânes, les grands imbéciles étaient affublés des sobriquets les plus injurieux, et cela de la bouche des plus petits écoliers, sur qui, pour rien au monde, ils n’auraient osé porter la main. « Ah ! c’est par trop fort ! lui disaient quelques personnes étonnées de ce système ; vos petits hommes d’esprit deviendront tous de grands insolents ! — Non, c’est ma mesure à moi ; j’ai pour principe de ne pas garder longtemps les incapacités ; pour les lâches et les faibles, c’est bien assez d’un cours ; pour les garçons d’esprit qui ne boudent point, j’en ai un autre. »

Le moindre mouvement de leur intelligence lui était connu. Il avait l’air de ne rien regarder, de ne rien voir ; mais comme s’il eût été rendu invisible, et qu’il eût, par un don particulier, tout vu, tout entendu, avec le pouvoir de distinguer nettement, du centre de son atmosphère d’impassibilité, les facultés et les penchants de ses pupilles, il laissait un peu faire aux espiègles, trouvant avantage, pour s’éclairer, à voir dans leurs boutades un premier développement significatif des qualités de leur âme, et il disait aux gens graves qui le questionnaient de bonne foi sur ce procédé de relâchement apparent, que des effluves moraux des enfants lui étaient aussi indispensables que les éruptions à la peau le sont au médecin impatient de savoir, par ces symptômes, la qualité véritable des humeurs et des affections de toute l’économie animale de ses malades.

Alexandre Pétrovitch était adoré de ses élèves. Il y en avait qui avaient bien moins d’attachement pour leurs propres parents ; j’irai plus loin, et j’affirme que dans plusieurs, qui étaient parvenus à l’âge des entraînements insensés, leur passion la plus effervescente le cédait en puissance à l’amour qu’ils avaient pour lui. Jusqu’à son jour suprême, jusqu’à son dernier soupir, l’élève reconnaissant, quand venait le jour anniversaire de la naissance de son cher maître, faisait au moins, d’un bras appesanti par la fièvre, le geste de boire au salut du sage ami qui était depuis longtemps dans la tombe, puis il fermait les yeux et lui faisait le pieux hommage de ses larmes.

Il y avait beaucoup de notions scientifiques en faveur dans notre monde russe, qu’il jugeait superflues et même nuisibles au développement désirable de chacun de ses disciples, beaucoup de cette vaine et sotte gymnastique de l’esprit introduite chez nous par messieurs les Français, comme des récréations du bel air[3] ; il y substitua divers métiers qui s’exerçaient sous des hangars, dans tous les coins et recoins du préau et des jardins.

Il gardait fort peu de temps les enfants mal doués ; le cours d’études de ces tristes sujets-là était à dessein très borné. En revanche, les adolescents bien doués avaient devant eux la perspective d’un cours presque double de celui qu’on se proposait partout ailleurs, et ils l’abordaient avec orgueil. Il y avait, en outre, une classe supérieure réservée aux seuls écoliers d’élite, classe qui n’avait aucune espèce d’analogie avec le système arriéré des autres établissements. Ici il demandait à de jeunes hommes fortement disciplinés et à sa main ce que d’autres demandent, exigent follement de pauvres enfants qui n’ont pas eu le temps encore de se sentir vivre : cette raison supérieure d’après laquelle ils savent s’abstenir de rire et de railler, entendent parfaitement raillerie chez les autres, laissent libre un étourdi, un sot, ne se fâchent point, ne s’emportent ni ne se vengent jamais, et demeurent enfin constamment dans un calme de cœur et d’esprit dignement imperturbable, ce qui est, à coup sûr, la santé même du jugement. Tout ce qui est propre à faire du disciple un homme de conscience, de courage et de principes, était mis en œuvre, et le maître en faisait lui-même, sur ses jeunes amis, les plus fréquentes et les plus ingénieuses épreuves, Oh ! que cet homme était profondément versé dans la science de la vie !

Il venait chez lui un bien petit nombre de maîtres du dehors ; il enseignait presque tout lui-même. Il s’abstenait de tous les grands mots si chers aux pédants, de toutes les subtilités quintessenciées si familières aux cerveaux creux nourris d’abstraction, et on ne voyait découler de ses lèvres que ce qui est l’âme même de la science, de sorte que l’enfant même en pouvait percevoir nettement le but, l’utilité. De toutes les sciences, il ne s’attachait qu’à celles qui produisent l’utile citoyen, le digne enfant de la patrie. Beaucoup de séances étaient consacrées à expliquer aux jeunes gens ce qui attend le jeune homme à son entrée dans le monde et dans le cours de sa vie ; et il dévoilait à l’adolescent tout l’horizon de l’homme fait, avec des couleurs et sous des traits si vifs, si naturels, que l’écolier assis sur les bancs se voyait déjà voué au service de son pays et vivait de sa vie future. Tous les chagrins, tous les obstacles que l’homme rencontre sur sa route, toutes les tentations, tous les scandales qui se dressent séduisants devant lui, il les rapportait, les présentait dans toute leur nudité, sans rien gazer de leurs traits, pour qu’ils n’apprissent pas de lui comment la laideur se déguise. C’est qu’aussi tout lui était si bien connu, qu’on eût dit qu’il avait lui-même passé par toutes les conditions et dans tous les emplois.

Est-ce parce que l’ambition naturelle était déjà vivement excitée, et que dans le regard de ce maître sympathique, on croyait lire le mot : « En avant ! » mot éminemment russe, qui trouve tant d’échos chez le Russe, et produit des merveilles sur sa nature intime ? est-ce par quelque autre cause encore qui nous échappe ? ce qu’il y a de certain, c’est que, dans cette institution, l’enfant, à peine arrivé à l’adolescence, avait soif et faim de difficultés, de travaux, d’activité, et l’élève sortant aspirait aux emplois où il y a le plus de grands obstacles à vaincre, où l’âme doit forcément déployer le plus d’énergie. Peu étaient admis au cours supérieur ; mais ceux qui avaient passé par là étaient des hommes forts, des hommes qui, dans le service public, faisaient, au bout de quelques mois, l’effet de gens cuirassés de bronze contre tout ce qui veut arriver au cœur pour l’amollir et le corrompre. Ils se maintenaient fermes et purs, dans les places les plus exposées, tandis que beaucoup d’hommes infiniment plus déliés qu’eux, se sentant défaillir devant les plus minimes désagréments personnels, abandonnaient la position, ou bien se laissant dominer et succombant à l’indolence, se sentaient dans les mains des concussionnaires et des fripons. Les anciens disciples d’Alexandre Pétrovitch tenaient bon ; ils avaient une idée exacte de la vie et des vices de l’homme, et comme, grâce à leur trésor de sagesse, ils ressemblaient à des incarnations de l’austère et courageuse probité, ils ne tardaient pas beaucoup à exercer un ascendant inévitable, irrésistible, même sur les plus corrompus.

La personnalité de cet excellent maître fit une impression des plus profondes sur André Ivanovitch Téntëtnikof, lorsque ce dernier était encore bien jeune.

Le cœur impétueux de l’ambitieux enfant battit longtemps avec force sous la pensée qu’il arriverait au cours supérieur ; Téntëtnikof, à l’âge de seize ans, y était parvenu, et lui-même avait peine à y croire, et il en était très-fier… Mais ce fut justement l’époque où il arriva un malheur.

L’instituteur sans pareil, dont un mot d’encouragement jetait dans son cœur un doux frémissement, tomba malade, et bientôt après mourut prématurément. Quel coup terrible ce fut pour notre jeune homme ! quelle effroyable perte il faisait dans ce maître chéri !

Un mois s’était à peine écoulé après cet événement, que tout se trouva changé dans l’école : à la place d’Alexandre Pétrovitch parut un certain Fédor Ivanovitch, homme très-zélé, mais sans portée, qui se mit à demander, comme ils font tous, à exiger des enfants ce qu’on ne peut raisonnablement attendre que des adultes. Dans les jeux et les ébats de ses élèves, il voulut voir je ne sais quoi de désordonné et de licencieux. Il édicta des châtiments qui atteignaient les moindres espiègleries, ce qui donna lieu tout d’abord à des contraventions secrètes. Tout fut comme tiré au cordeau pendant le jour, et alors nul trace de désordre ; mais la nuit venait, et l’on égayait la nuit d’autant ; le régime n’y avait pas gagné, mais certainement perdu.

Quant à l’enseignement des sciences, l’innovation fut aussi étrange : on appela des personnes du dehors ; de nouveaux maîtres accoururent avec de nouvelles lignes, de nouveaux angles, de nouveaux points de vue ; les jeunes auditeurs durent accoutumer leurs mémoires et leurs oreilles à des nuées de nouveaux termes et de mots inconnus. Chacun de ces messieurs développa sa faconde, sa logique, son système à part, sans se soucier des raisonnements ni du système de son confrère ; chacun se montra avide de nouveautés, porté aux découvertes, impatient de toute objection, fébrilement jaloux de ses inspirations personnelles. L’unité avait disparu ; la vie de la science des écoles avait fait place à des passions d’individualités plus ou moins érudites, plus ou moins sûres d’elles-mêmes, mais toutes également absolues. Quand la jeunesse ne sait plus à qui entendre, elle retire sa confiance à tous les orateurs, et l’enseignement a beau s’agiter, il sent le mort, il ne donne plus la vie. Au bout de deux ans du nouveau régime on ne pouvait plus reconnaître l’institution. Téntëtnikof était d’humeur douce et honnête ; il dut bien prendre quelque part aux orgies nocturnes de ses camarades, assister à des profanations, entendre des paroles sacrilèges ; mais son âme, jusque dans le sommeil, se rappelait sa céleste origine ; il ne se laissa nullement séduire à ces fausses et coupables joies, et il ferma les yeux pour laisser passer ces courants vertigineux et fantastiques. Il y avait en lui une ambition déjà fort éveillée, mais il n’avait ni activité ni carrière. Il eût mieux valu pour lui qu’il n’eût pas eu de hautes visées… Le mal était fait. Il écoutait MM. les professeurs qui s’agitaient, s’échauffaient à froid dans leur chaire, et il se rappelait le défunt qui, sans jamais élever la voix, savait donner clarté et gravité à sa moindre phrase en restant toujours maître de sa parole.

Que de cours et quels cours ne suivit-il pas sous ses nouveaux maîtres ! médecine, chimie, philosophie, histoire universelle… et dans quelles énormes proportions ! Le professeur de chacun de ces objets parvenait à peine au bout de trois ans à sortir de son introduction. Il dut prendre une connaissance détaillée de l’origine et des développements du régime de la commune et du droit communal de Dieu sait quelles villes allemandes ; mais tout cela restait dans sa tête à l’état de matériaux ébauchés. Grâce à son esprit naturel, il comprit que tout cet enseignement était indigeste, et il n’entrevoyait pas comment il aurait dû être réglé. Tout le ramenait à regretter Alexandre Pétrovitch ; il avait tant de chagrin de sa perte, qu’il eût donné les deux tiers de sa fortune pour qu’il lui fût rendu. Mais la jeunesse est heureuse en ce qu’elle a de l’avenir ; à mesure que le temps s’écoulait vers l’époque de sa sortie des bancs, il sentait son cœur bondir d’espérance, et il disait : « Ce n’est pas encore ici la vie, c’est un temps d’initiation ; la vraie vie est dans le service public : c’est là qu’il faut tendre. »

Et, sans accorder un souvenir aux beaux sites qui frappaient si vivement tout voyageur, sans même être allé prendre congé des mânes de ses parents, il se rendit, selon l’usage de tous les ambitieux, à Pétersbourg, où, comme on sait, vient se jeter, de tous les coins de l’empire, notre pétulante jeunesse, pour servir, servir à outrance, ou tout bonnement pour embrasser la superficie de notre fausse, froide, fade et incolore civilisation de salon. Les aspirations ambitieuses d’André Ivanovitch furent, très-peu de temps après son arrivée, servies à souhait par son oncle le conseiller d’État actuel Onoufri Ivanovitch ; il fut, grâce à cette protection très-active, très-inquiète, attaché à je ne sais quel département d’affaires.

Où ne trouve-t-on pas de jouissances à cet âge ! Notre jeune employé est à Pétersbourg, il est content, malgré sa physionomie un peu effarouchée. Il y a dans l’air un froid craquant de quelque trente degrés Réaumur. Le terrible enfant du Nord, le chasse-neige tourbillonne en furie, dérobant aux yeux les trottoirs sous une houle inégale et bizarre, aveuglant à plaisir le passant, poudrant en lourds bourrelets les collets de fourrures, les moustaches des hommes, les naseaux des bêtes ; mais, à travers le glacial et redoutable feu croisé que se font en l’air les frimas, il est quelque part, à un quatrième ou cinquième étage, une petite fenêtre qui projette une joyeuse lumière, et dans la chambrette qu’elle révèle, au jour de deux modestes stéarines, au bouillonnement de la bouilloire à thé, bat un cœur chaud qui s’entretient solitairement avec une âme pure ; là se lit une belle page d’un poëme russe plein d’inspiration (tel que Dieu daigne parfois en gratifier sa Russie), et qui embrase, qui élève l’imagination d’un chaste jeune homme comme il n’arrive pas, comme il ne peut arriver dans d’autres pays situés sous un ciel plus splendide.

Bientôt Téntëtnikof fut accoutumé à son service, bientôt même le service public cessa d’être, comme il l’avait supposé d’abord, la première affaire, le premier but de son existence, et il fut relégué par lui au second plan. Il contribua, par la répartition des heures de bureau, à lui faire mieux apprécier les minutes de liberté et les jours de loisir. Son oncle, le conseiller d’État actuel, s’était mis en tête d’exploiter tant soit peu son cher neveu, mais le neveu n’avait pas tardé à deviner l’Excellence, à pénétrer les vues de son vénérable oncle.

Parmi les amis d’André Ivanovitch, qui en comptait un assez bon nombre, il s’en trouva deux qui étaient ce qu’on appelle des mécontents. Ils avaient de ces caractères étrangement moroses, qui ne peuvent supporter sans agitation non-seulement l’injustice, mais même rien de ce qui, à leurs yeux seuls, semble être une injustice ou un passe-droit. Honnêtes en fait de principes, mais infidèles eux-mêmes à ces principes dans leurs actes, exigeant une grande tolérance pour leurs personnes, et en même temps remplis d’intolérance pour autrui, ils eurent sur lui une grande influence, et par la chaleur de leur langage coloré et par une sorte de noble indignation contre la société. Après avoir agacé ses nerfs, remué sa bile et jeté en lui des germes d’irritation, ils lui firent prendre l’habitude de remarquer une foule de manigances dont jusqu’alors il ne s’était pas aperçu.

L’un de ces deux amis, Fédor Fédorovitch Lénitsyne, chef de l’une des sections qui avaient leurs bureaux répartis dans une suite de salons, commença à lui déplaire ; il lui trouva des défauts sans nombre ; il lui sembla que Lénitsyne était tout sucre devant les supérieurs, et tout vinaigre dès qu’un inférieur avait à l’approcher ; qu’à l’exemple de tous les faux grands remplis de petitesse, il prenait en grippe ceux qui, aux fêtes solennelles, ne se présentaient pas à sa porte pour le féliciter ; il tenait acte des noms qui manquaient sur la feuille déposée ces jours-là dans le vestibule sous l’œil du suisse, et où les subalternes étaient engagés à s’inscrire ; et André Ivanovitch en vint à éprouver, rien qu’à le voir passer ou à entendre sa voix, un frémissement nerveux ; et on ne sait quel mauvais génie le poussait à désobliger, à braver une bonne fois son supérieur. Il en guettait l’occasion ; elle s’offrit, il la saisit avec ardeur et empressement ; il parla à Fédor Fédorovitch en des termes d’une si dure digestion pour l’oreille, que l’autorité prescrivit au délinquant ou de faire des excuses devant les bureaux à son supérieur, ou de demander sa démission. L’oncle Excellence, tout effrayé, accourut à son logement pour tâcher d’amener son neveu à résipiscence :

« Au nom de Dieu ! André Ivanovitch, lui dit-il, songes-tu bien à ce que tu fais ? Quitter d’une manière si fâcheuse une carrière assez bien commencée, et cela pourquoi ? pour un chef dont le ton et les airs ne sont pas de ton goût ! Eh ! mon cher ami, si l’on avait la folie de regarder à ces choses-là, on ne resterait jamais un an au service nulle part. Allons, un peu de bon sens et moins d’orgueil, je te prie ; j’espère bien que tu vas aller chez lui lui exprimer ta soumission.

— Ce n’est pas là l’affaire, mon oncle, dit André Ivanovitch ; rien ne me serait plus facile que d’aller lui faire mes excuses même en présence des bureaux. J’ai complètement tort ; il est mon supérieur, et je ne devais pas lui parler comme je l’ai fait. Mais voici de quoi il s’agit : j’ai un autre devoir qui me réclame ; j’ai charge d’âmes, de trois cents âmes ; mon bien est détestablement administré, mon régisseur est un imbécile. L’État perd bien peu, si, au lieu de moi, un autre occupe ma chaise dans ces bureaux où l’on me tiendrait encore longtemps à faire de la grosse et de la minute ; mais l’État fera une perte réelle si trois cents individus sont hors d’état de payer leur capitation. Ne pensez-vous pas avec moi qu’un seigneur de propriétés rurales qui n’est pas tout à fait un simple hobereau de campagne, est un membre utile de la société de son pays, et qu’il rend service à l’État. Oui, je vous le demande, si je me retire chez moi, résolu à prendre soin de conserver et de faire prospérer les centaines de familles chrétiennes qui sont sous mon obéissance, et que je puisse présenter à l’État, qu’il vous semble que je déserte, trois cents sujets pères de famille, aisés, sobres, laborieux et façonnés à la soumission, en quoi mon service sera-t-il moins utile, moins louable que celui de… d’un chef de section, d’un Lénitsyne, par exemple ? »

L’Excellence resta la bouche très-grande ouverte d’ébahissement ; il avait été loin de s’attendre à un tel flux de paroles. Après un moment de réflexion, il dit : « Fort bien, mais… tu n’iras pourtant pas te confiner dans les bois ? Tu ne prétends pas, j’espère, te faire à ton usage une petite société de moujiks ? Ici on a la chance de rencontrer dans les rues un général, un prince ; on passe du moins près de quelqu’un, n’est-ce pas ? mais là… Et songe donc… l’éclairage au gaz, le commerce de l’Europe, l’industrie… Là-bas, tu ne trouverais en ton chemin que… un rustre… une paysanne… Quelle idée de se condamner soi-même à l’ignorance… à l’obscurité… au néant !… qui va de gaieté de cœur étrangler sa vie ?… Voyons, tu n’y penses pas, hein ? » Ainsi s’exprima le bon oncle. Notons qu’il n’avait, lui, toute sa vie, longé d’autre rue de Pétersbourg que celle qui le conduisait le plus directement à sa chancellerie ; que, dans cette rue, il n’y avait ni palais, ni grands hôtels, ni monuments publics ; qu’il n’avait jamais regardé les passants, fussent-ils généraux ou princes ; qu’il n’avait jamais eu même l’idée de se permettre le moindre de ces petits extras contraires à la tempérance et qu’on reproche aux gens de la capitale ; et que jamais, au grand jamais, il n’avait hasardé son pied dans le vestibule d’aucun théâtre. Tout ce qu’il disait là à son neveu, c’était uniquement dans l’intention de surexciter l’amour-propre du jeune homme et de le prendre par l’imagination. Malgré cette éloquence, il n’eut aucun succès, et Téntëtnikof tint bon. Sa terre, dès ce moment, s’offrit à son esprit sous l’aspect d’un charmant asile tout rempli de bonnes pensées et de douces rêveries, et en même temps comme l’unique théâtre de la plus utile activité. Il avait avancé cela tout à l’heure un peu à l’aventure, mais il l’avait bien dit, et ce que nous avons réussi à bien dire devient assez souvent chez nous une idée fixe.

C’en était fait, un nouvel horizon s’ouvrait devant lui : dès le soir même, il eut les ouvrages d’agronomie les plus modernes, et quinze jours plus tard, il était déjà dans les environs des lieux où il avait passé son enfance ; il était à peu de distance, dis-je, de ces beaux sites que ne peut voir indifféremment aucun de ceux à qui il est donné de pouvoir les contempler un peu à loisir. En lui commencèrent aussitôt à renaître des impressions qui semblaient devoir être effacées depuis longtemps. Il y avait une foule de localités qu’il avait en effet tout à fait oubliées, et il regarda, avec toute la curiosité d’un nouveau venu, des points de vue d’une beauté merveilleuse. Et voilà que tout à coup, on ne sait pourquoi, son cœur se mit à battre, quand, la route se creusant en ravin dans le fourré d’une partie de la forêt, fort enchevêtrée et composée d’arbres gigantesques aux formes tourmentées, il regarda en haut et en bas, au-dessus et au-dessous de lui, des chênes séculaires que pourraient à peine embrasser trois hommes, qu’il vit une clairière bordée de mélèzes, d’ormes et de platanes, que dominaient les cimes de beaux peupliers. Il demanda quel était le propriétaire de ce bois, et on lui répondit en le nommant lui-même.

Sorti des fourrés, il vit la route s’engager dans les prairies, égayées çà et là par de jolis bocages de frênes, de jeunes et de vieux ifs, en vue d’une longue suite de hauteurs dont l’approche faisait de minute en minute changer les aspects, d’autant plus que le chemin sinueux déviait tantôt à droite tantôt à gauche ; et quand il demandait à quelque paysan à qui étaient ces prairies et tous ces monticules, on lui répondait toujours : « À Téntëtnikof…. » La route s’élevait ensuite sur des versants et coupait des plateaux ; André Ivanovitch longeait d’un côté des seigles, des froments et des orges, de l’autre, l’ensemble, réduit en miniature des lieux qu’il venait de parcourir. Bientôt s’obscurcissant peu à peu, sa route entra et se plongea sous l’ombre d’arbres vigoureux, échevelés, également espacés, à la lisière d’immenses tapis verts, étendus jusqu’à des hameaux ; leurs chaumières filaient comme des ombres, aux regards distraits par l’apparition des toits rouges de l’habitation domaniale, au-dessus desquels se mirent à resplendir cinq coupoles dorées. Soudain le cœur du jeune homme s’inonda de chaleur et battit à tout rompre dans sa poitrine : c’est que, sans qu’il lui fût nécessaire de demander où il était, ses sensations et ses pensées, se pressant en foule, éclatèrent enfin sous la forme de ces mots qu’il vociféra sans en avoir même la conscience : « Eh bien, n’ai-je pas été jusqu’à ce jour un grand fou ? le sort m’avait fait libre dispensateur d’un véritable Éden, et je suis allé m’acoquiner parmi de misérables gratte-papiers, et cela après avoir beaucoup appris, après avoir fait très-ample provision de lumières, de raison et de sagesse, après m’être bien pourvu de tout ce qu’il faut pour jeter en abondance les semences du bien parmi mes semblables, pour améliorer tout un grand domaine, pour remplir les nombreux devoirs d’un bon maître, digne de figurer comme juge, comme instituteur et conservateur de l’ordre et du bien-être… et j’ai pu confier de si graves fonctions à un rustre, à un demi-sauvage, sous le nom de régisseur ! » Et André Ivanovitch Téntëtnikof termina en se prodiguant de nouveau la qualification de triple imbécile.

Cependant un autre spectacle l’attendait dans le village. Les paysans et les paysannes, instruits de l’arrivée de leur seigneur, s’étaient assemblés dans sa cour. Les soroques, les kitchques, les pavoïniks, les zapounes[4], les barbes de toutes les formes, de soc, de bêche, de coin ; de toutes les couleurs : rousses, blondes, cendrées et blanches comme des fils d’argent, étaient accourus en foule. Les hommes, prenant leur creux, hurlaient : « Kormiletz[5], nous te voyons à la fin ! » Les femmes criaient avec la cantilène qui leur est particulière : « Ah ! toi, notre petit cœur, notre or, notre cher trésor ! » Ceux et celles qui se tenaient plus loin se bousculaient pour le plaisir de se bousculer.

Une vieille femme, ridée comme une poire séchée au four, se glissa ainsi qu’une anguille entre les jambes de la multitude, surgit comme sortant de terre tout près d’André Ivanovitch, battit d’une main dans l’autre à la hauteur de son oreille gauche, et s’écria : « Oh ! que tu es chétif ! est-ce que l’allemandaille t’a ficelé là-bas à te faire tomber le ventre ? — Va-t’en, sempiternelle, hé, va-t’en, crièrent aussitôt avec une touchante unanimité les barbes en bêche, en coin et en soc. Voyez un peu l’effronterie de cette vieille écorce vermoulue ! » Une voix lâcha là-dessus un bon mot dont le paysan russe seul au monde est capable de ne pas rire. Le jeune seigneur ne put y tenir et il rit en vérité de grand cœur, ce qui n’empêchait pas qu’il ne fût très-ému au fond de l’âme. « Que d’amour ! et pourquoi, et pour qui ? pour un homme qui ne les a jamais vus et ne s’est jamais occupé d’eux, » pensa-t-il ; et il prit en lui-même l’engagement de partager leurs travaux et leurs peines, de tout faire pour leur venir en aide, pour les rendre ce qu’ils doivent être. C’est le soin que mérite de la part d’un bon et honnête seigneur, l’excellente nature que recèlent ces cœurs simples ; il doit les affectionner, afin que leur amour envers lui ne soit pas prodigué sans réciprocité, et que lui-même soit en effet leur père et leur kormiletz.

Téntëtnikof prit réellement au sérieux ses devoirs de propriétaire et de seigneur. Il eut dès le premier jour cent preuves que son régisseur n’était qu’un niais, un misérable très-exact à tenir le compte des poules et de leurs œufs, et celui des pièces de toile et des écheveaux de fil apportés par les femmes, mais parfaitement ignorant sur tout ce qui tenait aux moissons et aux semailles ; ajoutons qu’il avait une idée fixe : il soupçonnait les paysans de conspirer sa mort. Il congédia ce triste bailli et mit à sa place un homme actif et déluré. Pouvant se reposer sur lui du soin des choses secondaires, il se réserva les choses essentielles ; il diminua le nombre des jours de corvée, pour que le paysan pût s’occuper beaucoup plus qu’auparavant de lui-même, et aspirer à une certaine aisance. Il se fit mettre au courant de tout ce qui les intéressait ; il se mit de sa personne à fréquenter le champ, le bois et la prairie ; il visita les granges, les hangars, les étables, les moulins ; il alla au port voir aborder et dériver, charger et décharger les barques et les grands bateaux à fond plat ; il présida à la formation des radeaux de bois à bâtir. « Oh ! celui-là, disaient les paysans, il a bon pied et bon œil ! » Et ceux même qui avaient pris des habitudes d’extrême paresse se grattèrent la nuque et durent bien retrouver des jambes, des bras et des forces.

Mais il y avait trop d’agitation dans cette activité pour qu’elle pût être de durée. Le paysan n’est jamais si obtus qu’il en a l’air ; les serfs d’André Ivanovitch eurent bien vite deviné que ce zèle était tant soit peu factice et fébrile ; ils se dirent qu’il voulait embrasser trop de choses à la fois sans paraître soupçonner comment il fallait s’y prendre pour en mener au moins quelques-unes à bonne fin ; ils notèrent qu’il ne parlait pas la langue qui va droit à l’intelligence du travailleur, celle dont chaque mot entre dans l’esprit comme la hache dans le bois blanc et y creuse sa mortaise. Il en résulta, non pas précisément que le seigneur et le serf ne se comprirent plus, mais que, tout en se rapprochant pour qu’il y eût harmonie, ils entonnèrent constamment chaque air en deux modes différents.

Téntëtnikof dut bien s’apercevoir que, sur les terres qu’il s’était réservées comme étant de qualité supérieure, il n’y avait jamais un rendement relatif comparable à celui des terres médiocres assignées aux paysans. On y faisait les semailles plus tôt, l’herbe pointait plus tard, et il semblait que les travaux avaient été faits avec zèle. Lui-même y avait assisté bien souvent, et avait fait distribuer devant lui aux travailleurs un setier d’eau-de-vie en reconnaissance de tant d’ardeur montrée à la besogne. Depuis longtemps déjà, sur le terrain des paysans, le seigle épiait, l’avoine s’égrenait et le millet se nouait, et dans ses vastes champs, à peine le blé faisait tige, à peine la base de l’épi était nouée. Bref, le seigneur s’aperçut que ses vassaux le trompaient, malgré toutes les immunités qu’il leur avait accordées. Il essaya des représentations et des reproches ; on lui répondit : « Comment oserions-nous, maître, négliger les terres de notre bon seigneur ? Votre Grâce a été elle-même présente quand nous avons labouré, quand nous avons semé, à telle enseigne qu’elle nous a témoigné son contentement et nous a gratifiés chacun d’un setier d’eau-de-vie. » Qu’y avait-il à répondre à des faits ? « Mais à quoi attribuer de si pauvres récoltes ? demandait le seigneur. — Dieu sait ; peut-être le charançon, peut-être des vers ont piqué la racine en dessous ; puis, tu vois, maître, quel endroit, et il n’y a pas eu de pluies du tout. »

Mais le seigneur désappointé voyait bien que, chez le paysan, le ver n’avait pas piqué en dessous, et les pluies qui étaient tombées par averses, capricieuses, il est vrai, avaient singulièrement favorisé le paysan, sans daigner accorder au moins un petit rafraîchissement aux emblavures seigneuriales.

Il lui était plus difficile encore de s’entendre avec les femmes qu’avec les hommes ; elles ne cessaient de solliciter des exemptions de corvée, alléguant des infirmités et une faiblesse de santé capable d’apitoyer les cœurs les plus endurcis. Et, chose lamentable ! le seigneur abolit toutes les redevances en toile, en pommes, en champignons, en noix et noisettes, et diminua de moitié les autres travaux jadis non moins rigoureusement exigés. Il pensait que les femmes sous son obéissance, plus heureuses que partout ailleurs, allaient mettre leur loisir à profit pour leur ménage ; que les maris et les enfants seraient mieux couverts, mieux nourris ; que l’usage des petits potagers allait se répandre de clos en clos… Il ne fut rien de tout cela : l’oisiveté, les caquets, les querelles et les batteries entre les personnes du beau sexe en vinrent à ce point, que les maris, après des mois entiers de chagrins, de vaines paroles et de vaines colères, accoururent chez lui, et dirent à l’envi l’un de l’autre : « Bârine, délivre-moi de ma femme ; elle est devenue pour moi pire qu’un diable d’enfer ; et il n’y a plus moyen de vivre avec elle. » Il voulut, prenant Dieu à témoin de sa bonne intention, recourir aux mesures coercitives ; mais le moyen, s’il vous plaît, d’agir de la sorte ? Chaque délinquante devint une si piteuse femme, elle poussait des cris si déchirants, elle était si débile, elle s’était entortillée d’une si énorme quantité d’horribles guenilles souillées et fétides ! « Dieu sait ce que c’est que cette femme… Va-t’en, et que je ne te revoie pas… C’est bon ! c’est bon ! va-t’en, adieu… » s’écriait le pauvre Téntëtnikof, qui ensuite, suivant des yeux cette infortunée malade, la voyait, à peine sortie de la porte cochère, attaquer de haute lutte une de ses voisines au sujet d’une pomme ou d’une rave, et lui asséner dans les côtes de si vigoureuses bourrades, qu’aucun moujik en pleine santé n’aurait pu faire plus énergiquement le coup de poing sur un gars de sa taille et de sa force.

Il voulut essayer de fonder dans son village une école, pour faire du moins de la nouvelle génération de tout autres hommes ; mais cet établissement fut tout d’abord l’occasion de tant de propos et de cris, qu’il inclina la tête et se reprocha d’en avoir eu l’idée en donnant trop à son imagination.

Dans les enquêtes, dans les affaires judiciaires et les arbitrages, de même, hélas ! il trouva nulles et de nul usage les théories juridiques sur la voie desquelles l’avaient mis ses professeurs de philosophie. Une science lui manquait sous les pieds, puis une autre, puis une troisième : au diable donc toutes les sciences spéculatives ! Il avait reconnu que dans l’application il y avait quelque chose de bien autrement utile que toutes les subtilités de jurisprudence et que tous les ouvrages de philosophie, et que c’était la connaissance de l’homme. Il vit qu’il lui manquait quelque chose… Mais quoi ? C’est ce qu’il ne pouvait démêler ; et il lui était arrivé ce qui arrive si fréquemment : ni le paysan n’avait compris son seigneur, ni le seigneur son paysan ; le malentendu alla croissant chaque jour et devint définitif entre le maître du domaine et ses cultivateurs, si bien qu’à la fin le zèle du propriétaire agriculteur se sentit glacé.

D’abord il se mit à venir visiter les travaux, sans intention de rien regarder, et il lui importait peu que les faux fissent en mesure et régulièrement leur office ; que les tas se formassent pour la nuit, fussent éparpillés sous un beau soleil le matin, séchés, et enfin élevés en grandes et belles meules. Les travaux champêtres avaient-ils lieu à proximité, ses regards se portaient bien plus loin ; était-ce loin de lui que se trouvaient les travailleurs, ses yeux cherchaient des objets plus rapprochés, ou même regardaient de côté, vers quelque coude de la rivière ; sur le bord cheminait un martin à pieds rouges : il observait comment cet oiseau, ayant attrapé dans l’eau un poisson qu’il tenait en travers dans son bec, délibérait sur la question de savoir s’il le mangerait en bloc ou en détail, et cependant il regardait attentivement, au loin sur la rive, un autre martin-pêcheur qui, n’ayant rien pris encore, tenait, fixé sous son œil rond, son frère, déjà crânement pourvu d’une proie frétillante ; ou bien, laissant se mesurer entre eux les deux martins, il fermait tout à fait les yeux, et rejetait sa tête en arrière vers les plaines de l’air, pendant que son odorat se délectait des senteurs de la fenaison, et que son ouïe se pâmait à recueillir les harmonies qu’exhale le peuple volatile lorsque, du creux des guérets, de l’asile des feuillages, et on ne sait de quelles parties du ciel, il s’unit, par la voix, en un chœur de concertants à milliards de myriades, sans qu’il échappe à aucun un seul son discordant.

La caille craquette dans les seigles ; le râle gémit dans les hautes herbes ; les linottes et les picaverets gazouillent en se croisant dans l’air ; les trilles de l’alouette montent, par des degrés insensibles, jusqu’à des hauteurs éthérées, et en sons de clairons retentit la basse des grues assemblant sous les nuages leurs phalanges triangulaires ; et toute la campagne environnante se remplit et s’anime de ces mille cris, de ces gazouillements, de ces chants, de ce concert géant des oiseaux. Ô Dieu créateur ! que ton monde est beau à la campagne, jusque dans les lieux les plus écartés, entre les petits villages perdus là-bas, loin de toutes les grandes routes, loin de toutes les villes ! Mais ce spectacle même et ces grands concerts ennuient notre rêveur et commencent à l’excéder. Bientôt il cessa d’aller aux champs, il prit ses quartiers dans ses chambres ; il refusa de recevoir même le régisseur, lorsqu’il venait lui présenter ses rapports et ses comptes.

On avait vu assez souvent paraître chez lui un ex-lieutenant de hussards, fumeur juré, qui devait avoir le corps tout imprégné de fumée de tabac, comme ces prétendues écumes de mer dont on fait des pipes, ou bien un ex-étudiant, candidat manqué de l’université de Moscou, se portant, au fond de la province, pour un représentant des opinions radicales, et qui puisait la haute sagesse et l’autorité de ses doctrines dans les gazettes et dans certaines brochures que lui seul savait se procurer. Mais le commerce de ces deux hommes ne tarda pas non plus à le fatiguer ; leurs discours commencèrent à lui paraître superficiels, et il se choqua de leurs manières ouvertes à l’européenne, de leurs incroyables familiarités. Il résolut de rompre ces liens et de s’abstenir de toute connaissance intime quelconque, pour ne manquer à personne. Il rompit même d’une manière assez peu admissible pour qu’il n’y eût pas à s’y méprendre. Un jour que celui qui se montrait le plus agréable de tous dans ces entretiens superficiels sur toutes choses (entretiens hors de mode à peu près aujourd’hui), le colonel Brandorof, et avec lui notre éclaireur du nouveau système d’opinions, Barbare Nicolaéwitch Vichnépokrovof, venaient le voir et lui faire entendre de merveilleuses nouvelles, comme toujours, en politique, en philosophie, en littérature, en morale, et même sur l’état tout actuel des finances en Angleterre, il leur fit dire qu’il était sorti, et en même temps il eut l’imprudence de s’approcher de sa fenêtre. Le regard du maître de maison rencontra celui du colonel, l’un des deux visiteurs refusés : il va sans dire que Brandorof et son compagnon furent très irrités ; on croit savoir que, dans la colère, l’un lâcha le mot d’animal, et que l’autre s’oublia jusqu’à dire assez distinctement : le c… !

Quoi qu’il en soit, c’est par là que finirent tous les rapports de Téntëtnikof et de ses voisins. Il se trouva tout heureux de ne plus voir s’ouvrir sa porte cochère, et c’est alors qu’il rêva le projet d’une première esquisse, et médita l’invention d’un futur grand ouvrage sur la Russie. Le lecteur sait déjà comment il s’y prenait pour arriver à projeter les premières bases de cet immense travail. On ne peut pas dire pourtant qu’il n’y ait pas eu des moments dans lesquels il sortait réellement de cet état de somnolence presque léthargique. Quand la poste lui apportait les gazettes et les journaux, et qu’il lui tombait sous les yeux le nom connu d’un ancien camarade parvenu à s’élever dans la carrière du service public, ou à payer quelque beau tribut aux sciences ou à la haute littérature, une mystérieuse anxiété venait lui remuer le cœur, et une silencieuse et sourde plainte sur son oisiveté se faisait jour sur ses lèvres par un profond soupir involontaire : alors sa vie de campagnard oisif lui causait douleur et honte, et c’était avec une vivacité extraordinaire que lui revenait en mémoire le temps de l’école, qu’il se représentait comme vivant, debout, calme devant lui, le bon Alexandre Pétrovitch… et ses yeux aussitôt fondaient en larmes.

Que signifiaient ces pleurs ?

Était-ce son âme lui révélant par cette voix l’affligeant secret de sa maladie, lui rappelant que l’homme intérieur, l’homme fort qui avait commencé à s’élever en lui, s’était noué et n’avait pu parvenir à maturité ? que, faute d’avoir subi des revers et des échecs dès la première jeunesse, il n’avait pu arriver à ce bonheur si désirable de grandir et de se fortifier dans les luttes qu’exige la nature ? qu’échauffé comme le métal dans la fournaise, le riche trésor des plus nobles sentiments de sa jeunesse n’avait pas reçu son degré suffisant d’incandescence ? que son incomparable instituteur, son mentor, son Socrate, avait fatalement, trop tôt pour lui, quitté ce bas monde ? qu’il n’y avait plus sur la terre aucun homme qui pût relever et retremper, ni ses forces ébranlées par de longs et funestes balancements, ni sa faculté de vouloir désormais privée de toute initiative, personne pour jeter à son âme, comme cri de réveil, ce mot électrique : En avant ! dont le Russe est avide, et dont il a besoin à tous les degrés de l’échelle sociale, qu’il soit soldat, paysan, commis, matelot, prêtre, commerçant, homme d’État ou industriel, serf ou seigneur, bourgeois ou prince ?

Une circonstance sembla devoir le réveiller de sa torpeur et produire un notable changement dans son caractère. Il se passa en lui quelque chose d’assez semblable à de l’amour. Mais cette affaire-là, comme les autres, n’aboutit à rien. Dans son voisinage, à dix kilomètres de son village, habitait un général en retraite qui, nous l’avons vu plus haut, parlait de lui d’une manière médiocrement flatteuse. Le général vivait comme vivent tous les généraux retraités quand ils ont des terres ; il faisait de l’agronomie un peu à la hussarde, et il aimait à voir ses voisins venir lui présenter leurs hommages, mais il ne rendait pas les visites. Il parlait du haut de la tête, recevait les livres nouveaux et les lisait, et avait une fille telle qu’on n’en avait pas encore vu, mais comme il arrive à l’homme d’en entrevoir dans la confusion d’un rêve qui ensuite revient mille fois à l’esprit sans que la vision en soit moins confuse.

Julienne, en russe Oulinnka, avait reçu près de son père une éducation un peu étrange, confiée à la direction d’une gouvernante anglaise qui ne savait pas un mot de russe. Julienne avait perdu sa mère lorsqu’elle était encore en bas âge. Le père n’avait pas eu le temps de s’occuper de sa fille, et au reste, aimant cette enfant jusqu’à l’adoration, il n’aurait guère su que la gâter. C’était un petit être vif comme la vie même : il eût été bien impossible de dire quel ciel ou quelle contrée avait mis sur elle son empreinte ; elle avait un galbe et un profil tels qu’on n’eût trouvé nulle part au monde rien d’analogue, si ce n’est peut-être sur quelques camées antiques. S’étant développée en pleine liberté, elle était devenue, on le conçoit, un petit être assez fantasque. À voir combien une soudaine explosion de vivacité ou même de colère assemblait tout à coup de plis sur son beau front, et avec quel feu elle bataillait de haute lutte avec son père, on pouvait, sans trop de témérité, la prendre pour une ravissante créature toute pétrie de caprices.

Mais l’équité nous oblige de dire que sa colère ne faisait ainsi explosion qu’au récit de quelque injustice ou de quelque ignoble trait commis au détriment d’une personne quelconque. Jamais elle n’élevait la moindre dispute là où il s’agissait d’elle ; trop fière pour chercher à se justifier en paroles, et trouvant plus digne de réparer ses fautes si elle en avait commises. Sa colère même tombait tout à coup, si elle voyait ou savait dans le malheur la personne contre laquelle s’était soulevée son indignation. À la première demande d’un secours, elle jetait au malheureux tout ce qu’elle avait, avant d’avoir réfléchi qu’il est mal de lancer à quelqu’un en pleine poitrine une bourse contenant du métal, par exemple : de même, sans réserve ni délibération, elle aurait déchiré sur elle ses robes et son linge, pour appliquer des appareils aux membres souffrants d’un blessé. Il y avait en elle quelque chose d’impétueux. Quand elle parlait, il semblait que toute son âme suivit sa pensée : l’expression de ses traits, l’accentuation de sa parole, son geste, et jusqu’aux plis de sa robe, tout prenait la même direction, et il semblait qu’elle-même s’envolait à la suite de ses paroles. Elle était étrangère à toute arrière-pensée ; il n’y avait personne au monde devant qui elle eût craint de laisser voir sa pensée, et aucune force n’eût pu l’obliger à se taire lorsqu’elle voulait parler.

Sa démarche, originale à la fois et charmante, était une allure si ferme et si dégagée, qu’il n’est personne qui ne se fût rangé pour lui laisser le passage libre. Devant elle, le malhonnête se troublait, le gesticulateur demeurait immobile, le parleur cherchait ses mots et restait court, tandis que l’honnête homme timide et ombrageux s’étonnait de l’aisance confiante avec laquelle il pouvait à tous coups s’exprimer en sa présence. Il lui semblait, dès les premiers instants de la conversation, l’avoir connue en un lieu, en un temps quelconque ; c’était comme si ces mêmes traits de jeune fille avaient déjà passé sous son regard, comme si cela avait eu lieu dans les temps aux souvenirs confus de l’enfance, dans la maison d’un parent, d’une parente aimée, en s’amusant, un soir, au milieu des jeux folâtres d’une foule d’enfants, bien longtemps, bien longtemps avant que l’âge de raison fût venu, escorté de ses instruments de torture, de ses initiations à la science et à la haute sagesse du monde.

C’est ce qui arriva à Téntëtnikof ; il lui sembla en effet, le jour où il se trouva pour la première fois devant Julienne, qu’il la connaissait de temps immémorial. Un sentiment nouveau, indéfinissable, pénétra rapidement dans son être et envahit toute son âme ; sa vie chargée d’ennui s’allégea comme par enchantement ; la robe de chambre cessa d’être son inséparable ; il passa moins de temps à pétrir ses oreillers ; Mikhaïlo ne resta plus des heures debout à sa porte, armé de l’aiguière et du bassin. Les fenêtres s’ouvrirent pour aérer quelques chambres, et souvent le maître du pittoresque domaine fit de longues et rêveuses promenades dans son jardin, qui lui avait été si longtemps comme étranger, et on le vit s’arrêter des heures entières à contempler les splendides lointains qu’offraient les bois, la vallée, les prairies et les montagnes.

Le général recevait Téntëtnikof civilement et avec une franche cordialité ; mais il ne pouvait s’établir entre ces deux hommes un commerce bien intime. Leurs entretiens tournaient fatalement en disputes, et les disputes en aigreurs et en sourds ressentiments ; le général n’aimait pas la contradiction et faisait plus de cas de la soumission que de la sincérité ; et, de son côté, Téntëtnikof supportait fort impatiemment les airs de supériorité. Il va sans dire que, par égard pour la fille, ce dernier pardonnait beaucoup de choses au père, et les deux voisins auraient pu longtemps encore ne point rompre, sans l’arrivée, chez le général, de deux parentes, l’une la comtesse Bortchiref, l’autre la princesse Utchékine, ex-demoiselle d’honneur de l’ancienne cour, qui, toutes deux, conservaient encore quelques relations avec Pétersbourg, ce qui leur valait de la part de l’honorable général un accueil qui n’était pas sans adulation.

Dès le moment même de l’arrivée de ces dames, Téntëtnikof crut remarquer dans le général quelque froideur ; en effet, Bétrichef ne faisait plus attention à lui, ou bien il lui parlait sommairement et comme à un comparse de comédie ; au bout d’une heure, il lui adressait d’un air distrait des : « Écoute, mon cher », des : « Eh bien, l’ami, à quoi pensons-nous ?… » et une fois enfin il lui lâcha en plein visage le mot toi. Ce n’était plus soutenable. Téntëtnikof se leva, boutonna lentement son habit, serra les dents, et prit sur lui de dire au général avec calme, et du ton de la plus excessive politesse, bien que des taches d’animation parussent sur son visage et qu’il eût le cœur gros d’orages : « Je vous remercie, général, de cette bonne disposition que vous montrez à mon égard ; en me tutoyant vous me provoquez naturellement à vous tutoyer, et c’est d’un mot m’appeler sur le terrain de la plus grande intimité ; mais il est entre nous deux une différence d’âge qui me semble s’opposer invinciblement à une si touchante familiarité. » Le général se troubla, puis se recueillit, essaya de composer une réponse sortable, et finit par dire, non sans un léger bégayement, qu’il avait employé le mot toi, comme cela, sans conséquence ; qu’on voyait assez généralement un vieillard tutoyer par mégarde un jeune homme. Empressons-nous de dire que M. Bétrichef eut la délicatesse de ne pas faire la moindre allusion à ses graines d’épinards.

On conçoit que de ce moment les deux voisins eurent cessé de se connaître, et un lacs d’amour fut rompu par le fait de cette maussade brouillerie. La lumière qui s’était faite autour de Téntëtnikof s’éteignit, et les ténèbres qui succédèrent en furent d’autant plus épaisses. Tout tourna au train de vie que le lecteur se rappelle peut-être avoir vu décrit au commencement de ce chapitre, bref à dormir, s’éveiller, s’étirer, se laver et ne rien faire.

La malpropreté et le désordre s’établirent peu à peu dans la maison ; le balai de crin resta des jours entiers tout au beau milieu de la chambre avec les balayures ; des culottes firent de longues stations au salon, et sur l’élégante table placée devant le canapé reposaient des sous-pieds et des bretelles émérites confusément réfléchies par un grand miroir poudreux et sans emploi. La vie de Téntëtnikof devint tellement engourdie et insignifiante, que ses domestiques cessèrent de lui témoigner le moindre respect, et, si par hasard il descendait dans la cour, il n’est pas jusqu’aux poules qui venaient lui picoter les talons. Quand, sans penser, il prenait la plume, il traçait pendant des heures entières des palissades de parc, des maisonnettes, des chaumières, des chariots, un attelage de trois chevaux, ou bien il écrivait : Milostiwyi Ghoçoudar ! (Monsieur !) sans oublier le point d’interjection, qui fait en russe une exclamation de la plus calme des apostrophes ; et une fois l’esprit saisi de ce mot, il l’écrivait en bâtarde, en coulée, en anglaise, en grosse et en minute. Mais le plus souvent il oubliait tout ; son crayon, sa plume et son encre, sans qu’il en eût conscience, traçaient le contour d’une petite tête à traits fins, au regard vif et pénétrant, aux cheveux blond cendré relevés en tresses élégantes ; et le dessinateur voyait tout à coup avec stupéfaction l’image de celle dont aucun peintre de portrait n’aurait pu mieux saisir la ressemblance ; et il redevenait encore plus triste, plus silencieux, plus sombre, plus persuadé que le bonheur ici-bas n’est qu’une décevante et sotte chimère.

Tel était l’état de l’âme d’André Ivanovitch Téntëtnikof.

Un jour, au moment où, comme il en avait pris l’habitude, il allait à sa fenêtre, tenant sa pipe dans une main, une tasse de thé dans l’autre, et qu’à son grand étonnement il n’entendait ni Grégori ni la Perfilievna, il remarqua dans sa cour des allées et des venues au lieu de groupes ordinaires. Un marmiton et la laveuse de planchers couraient ouvrir la porte cochère. Aussitôt parurent des chevaux disposés comme ceux qu’on voit prêts à s’envoler de dessus les arcs de triomphe ; un museau à droite, un museau à gauche, un museau au milieu. Au-dessus s’élevaient sur le siége le cocher, et un laquais vêtu d’un ample surtout assujetti à la ceinture par un mouchoir de poche. Derrière eux était assis un monsieur en tonton et en manteau à manches flottantes et à grand collet, le cou entortillé d’une écharpe bariolée. Quand l’équipage fut venu s’arrêter devant le perron, il se trouva que ce n’était qu’une petite britchka sur ressorts. Le monsieur, qui était de fort bonne mine, s’élança sous l’avancée avec l’agilité et la désinvolture de la plupart des militaires russes.

En entrant dans la chambre, le visiteur salua avec cette même aisance charmante, en observant de tenir la tête un peu penchée de côté. Il exposa en termes succincts, mais clairs et corrects, qu’il voyageait depuis longtemps en Russie autant par suite de son désir de s’instruire que du besoin d’arranger ses affaires ; que l’empire abonde en objets remarquables, sans parler d’un grand nombre d’industries, de la grande variété de ciels et de terroirs ; qu’ici il avait été frappé de l’exquise beauté des sites ; qu’il n’aurait pas osé l’importuner de sa visite peut-être désagréable, si, par suite des pluies de la saison et de l’effondrement des routes, il ne fût arrivé à son équipage un accident qui exigeait le secours du forgeron et du charron ; mais qu’obligé de rester oisif jusqu’à ce que sa britchka fût réparée, il n’avait pas eu la force de résister plus longtemps à son désir de venir au moins lui faire ses salutations en personne.

En achevant cette phrase pâteuse et filandreuse pour toute autre bouche, phrase stéréotypée dans sa tête, je suppose, et rendue facile et coulante à sa langue par un long et fréquent usage, notre homme, avec une grâce indéfinissable, avança un pied chaussé d’une bottine laquée, boutonnée de boutons de nacre, et, malgré sa corpulence, il se retira d’un bond de deux pas en arrière, avec l’élasticité du caoutchouc. André Ivanovitch, tranquillisé, eut l’idée que ce devait être quelque savant industriel ou un simple amateur en quête de certaines plantes, de certaines terres, de certains minéraux ; et aussitôt, abondant en ce sens, il s’empressa de lui promettre toutes les facilités possibles, nommément le concours de ses charrons, de ses forgerons, et d’un nombre suffisant de bras ; il le pria de se considérer dans la maison comme chez lui ; puis il l’établit dans un grand et beau fauteuil à la Voltaire, et se disposa à recueillir de sa bouche une foule de notions d’histoire naturelle des plus intéressantes.

Le naturaliste supposé ne parla toutefois à son hôte que des phénomènes du monde intérieur et des jeux du sort ; il compara sa propre vie à la marche d’un vaisseau désemparé, que les vents perfides ont cent fois repoussé de tous les havres où il avait l’espoir de réparer ses avaries et de goûter un repos indispensable ; il fit comprendre qu’il avait dû sans cesse quitter un genre de service pour un autre, scindant ainsi malgré lui, fatalement, toute sa carrière ; que maintes fois sa vie même avait été mise en danger par des ennemis, sans qu’il eût jamais rien fait qui lui dût rien attirer de semblable : à quoi il ajoutait une foule de particularités auxquelles son auditeur pût s’apercevoir qu’il avait devant lui un homme éminemment pratique. En terminant, l’intéressant inconnu se moucha dans un mouchoir frais de belle batiste blanche à bordure imprimée en fleur de rouille ; cette opération fut extraordinairement bruyante, et André Ivanovitch n’avait de sa vie entendu rien de comparable. Il arrive que dans un orchestre il se trouve une trompette si jalouse de sa partie, si pressée de mordre ferme à sa note, qu’elle y met de l’indiscrétion, et l’auditeur surpris fait une étrange figure, doutant en quelque sorte si la chose s’est passée dans la masse des concertants qui poursuivent leur œuvre devant lui, ou si c’est quelque accident alarmant du creux de ses oreilles. Tel à peu près fut le son strident qui retentit dans les salons si somnolents de ce palais du sommeil, et, aussitôt après cette fanfare, il se répandit dans l’air une douce odeur d’eau de Cologne, partant invisible du mouchoir de batiste gracieusement agité et lestement remis en poche.

Le lecteur a sûrement dès longtemps reconnu dans ce personnage notre bonne vieille et honorable connaissance, Pâvel Ivanovitch Tchitchikof. Il avait un peu vieilli depuis que nous l’avons perdu de vue ; il paraît qu’il n’avait point passé tout ce temps sans alertes et sans orages ; il semble que son habit-frac, à le regarder de bien près le long des coutures, montrait quelque peu la trame ; la britchka, le cocher, le domestique, les chevaux et le harnais d’iceux, étaient comme usés, râpés, fatigués ; il était possible que les finances même du maître de ces biens ne fussent pas exemptes de quelque déficit ; mais l’expression de la figure, la politesse, les manières, le ton, étaient restés les mêmes. Je dirai plus, la personne de Tchitchikof était devenue plus agréable ; il se tenait mieux, écoutait mieux, balançait plus finement la tête et manœuvrait mieux les agacements du pied droit en s’installant dans un fauteuil. Un fait non moins remarquable, c’est qu’il était devenu passé maître dans le doux parler, que rien n’était comparable à la modération, à la mesure, à la prudence de sa conversation ; c’était la quintessence du tact, la plus fine fleur de la retenue. Quant à sa toilette, il portait un linge blanc comme neige, et, même en voyage, il n’aurait pas souffert la moindre trace de poussière sur son habit ; bref il semblait toujours être venu prendre part à un dîner de fête ; ses joues et son menton, toujours rasés de frais, étaient si lisses et si nets, qu’il aurait fallu être aveugle pour ne pas en admirer le lustre délicat.

Tout dans la maison subit en une demi-heure une galante métamorphose. Les appartements qui jusqu’alors étaient demeurés sombres, et les volets hermétiquement fermés, tout à coup s’éclairèrent et semblèrent éclore sous l’influence de la lumière régénératrice. Il y eut là bien des allées et des venues ; le plumeau, le torchon et le balai de crin jouèrent leur jeu, et les objets reprirent une certaine fraîcheur relative. La chambre indiquée pour la circonstance comme chambre à coucher vit arriver les effets et ustensiles indispensables à la toilette de nuit ; les chambres désignées pour cabinet et… Mais il faut que j’explique d’abord que l’une de celles-ci avait deux fenêtres et qu’il s’y trouvait trois tables, nommément une table-bureau près du divan ; une deuxième était une table à jouer, colloquée entre les fenêtres, sous une grande glace ; la troisième était une table carrée placée dans un coin entre deux portes, l’une menant à la chambre à coucher improvisée, l’autre donnant entrée dans une grande salle inhabitée, qui servait en ce temps-là d’antichambre ou à l’avenant, et en tout cas était garnie d’un mobilier des plus invalides. Sur cette troisième table, la table du coin, furent déposés les effets d’habillement tirés de la valise, et c’est le moment ou jamais de les énumérer : un pantalon du même drap et de la même date que le frac que nous avons vu sur son propriétaire, un pantalon neuf, un pantalon feuille morte, deux gilets de velours, deux autres en satin, un surtout et deux habits.

Tous ces vêtements se superposèrent pyramidalement et furent recouverts d’un foulard ; dans un autre angle entre la porte et la fenêtre furent mises en rang d’oignon les bottes, dont quelques-unes n’étaient pas précisément ce qu’on appelle des bottes neuves, puis des bottines de cuir verni, et enfin des bottes du matin. Toute cette chaussure se voila aussi pudiquement d’un foulard qui la dissimula parfaitement ; sur la table à écrire, furent alors rangés avec un ordre remarquable, un nécessaire de voyage, un grand portefeuille à buvard, un flacon d’eau de Cologne, quatre bâtons de cire à cacheter, une brosse à dents, le calendrier de l’année et deux romans, tomes deux l’un et l’autre. Les gilets de piqué et les pantalons d’été furent joints au linge blanc et mis dans une commode qu’on venait d’apporter dans la chambre à coucher ; et, quant au linge qui devait passer par le blanchissage, il fut mis en boule dans une espèce de petite nappe de toile commune, et fourré sous le lit en compagnie de la malle de cuir ou valise qu’on venait de soulager de son lest. Un sabre que Tchitchikof prenait toujours avec lui dans ses tournées, pour inspirer quelque effroi aux aventuriers des grands chemins, fut suspendu à un clou non loin du lit, dans la chambre à coucher. Ces dispositions eurent lieu avec tant de précaution, qu’elles ne dérangèrent rien à la propreté et au bon ordre extraordinaires que les gens de la maison venaient de rétablir en moins d’une heure de temps. Dès que tout fut prêt, on ne vit plus nulle part ni un lambeau de papier, ni un brin de paille ou de foin, ni apparence de poussière. L’air même qu’on respirait dans ces chambres si longtemps fermées se trouva bientôt comme purifié et ennobli : il se répandit une agréable senteur d’homme frais et sain, qui ne se fait pas faute de linge blanc, qui va au bain, et qui tous les dimanches se frotte le corps des pieds à la tête, avec une éponge imbibée de vinaigre coupé d’eau-de-vie. Dans la salle qui faisait antichambre, le bon Pétrouchka, son domestique, essaya bien de s’établir jusqu’à nouvel ordre ; mais cet ordre ne se fit pas attendre, et Pétrouchka fut tout de suite installé dans un compartiment de la cuisine : le drôle n’y perdit pas.

Les premiers jours, Téntëtnikof ne fut pas sans avoir de l’ombrage ; il craignait pour son indépendance : l’étranger pouvait prendre sur lui quelque ascendant, lui imposer quelques changements dans son genre de vie, intervertir sur plusieurs points l’ordre qu’il avait si heureusement établi. Vaines appréhensions ! Paul Ivanovitch fit preuve d’une admirable disposition à s’accommoder de tout. Il loua la sage lenteur de son hôte, disant qu’elle était le gage assuré de cent ans de vie ; il trouva la plus habile définition des effets de la vie sédentaire et retirée, affirmant que la solitude est la meilleure nourrice des grandes pensées de l’homme. Après avoir visité la bibliothèque et jeté un coup d’œil sur les titres des livres, il loua les livres en général, comme préservant du mal de l’oisiveté par un grand éveil des facultés morales. Il employait, au reste, moins de paroles que nous ne venons de le faire, mais il accentuait fortement le peu qu’il en prononçait ; et, de plus, il ne parlait qu’à propos, et ne manquait jamais de se retirer à propos. Il se gardait bien d’adresser la moindre question à Téntëtnikof aux heures où celui-ci était d’humeur taciturne. C’était avec plaisir qu’il faisait sa partie d’échecs, avec plaisir qu’en face de lui il gardait le silence.

Dans les moments où l’un entr’ouvrait ses lèvres allongées, lançait au plancher la fumée de sa pipe en spirales ascendantes et en capricieux anneaux, l’autre, qui ne fumait pas, se créait toutefois une occupation analogue : par exemple, il tirait de sa poche sa tabatière d’argent de Toula, et, l’assujettissant délicatement entre le pouce et le grand doigt de sa main gauche, il la faisait tourner rapidement de l’index de sa main droite, imitation lointaine du mouvement diurne de la terre sur son axe ; ou bien il tambourinait de deux doigts sur le couvercle, en sifflotant un air qui n’en était pas un ; bref, il ne gênait en rien son hôte, il faisait de la sympathie. « Je vois pour la première fois un homme avec qui l’on peut vivre, pensait Téntëtnikof ; en général, c’est un art fort rare en Russie. Il y a parmi nous assez d’hommes spirituels, instruits et honnêtes ; mais pour des personnes douées d’une parfaite égalité d’humeur, et avec qui on vivrait un siècle sans se quereller, je ne sache pas qu’il y en ait beaucoup à rencontrer dans notre pays. Voici le premier exemplaire qu’il m’ait été donné de voir. »

C’est ainsi que Téntëtnikof pensait et parlait de son hôte. Tchitchikof, de son côté, était enchanté de se voir installé pour quelque temps chez un homme si doux et si facile à vivre. La vie de bohême lui pesait ; et même, pour certaine indisposition physique dont il se croyait menacé, il lui était utile de se reposer, ne fût-ce qu’un mois, dans ce beau village, en face de la verdure des champs, au commencement du printemps. Il lui eût été difficile de trouver un endroit plus propice, plus favorable au repos. Le printemps, longtemps retenu par les frimas, parut tout à coup dans toute sa beauté, et la vie éclata de toutes parts. Sur la fraîche émeraude de la verdure naissante, jaunissait la dent de lion, et, encore teinte en rose pensée, l’anémone penchait sa tête délicate ; des essaims de petits moucherons s’élevaient au-dessus des marais, et l’araignée aquatique s’arrangeait à leur faire bonne chasse. Sur les lacs et sur les rivières débordées venaient s’abattre les canards et tous les autres oiseaux pêcheurs qu’ils devancent de peu dès avant le dégel, et que leurs phalanges annoncent au campagnard attentif. La terre vient de secouer son lourd sommeil ; les bois ont entendu et les rochers répété son cri de réveil. Quel éclat sur cette verdure ! quelle fraîcheur dans l’air ! quel ramage d’oiseaux dans les jardins ! Joie, jubilation, paradis de toutes choses ! Le village a résonné, chanté comme à des noces : ce n’est partout qu’excursions et promenades.

Tchitchikof faisait beaucoup d’exercice à pied : tantôt il se dirigeait lentement vers le plateau supérieur des hauteurs ; de là il contemplait les vastes plaines où les pluies et les inondations avaient laissé des centaines de petits lacs, entre lesquels se dessinaient en noir des îles, et en vert, des forêts et des bocages. Tantôt il pénétrait dans des ravins boisés, où commençaient à se couvrir d’un épais feuillage les arbres chargés de nids d’oiseaux, et de corbeaux, qui, s’élevant parfois en grand nombre et se croisant dans l’air, obscurcissaient le ciel. Tchitchikof, suivant à loisir les méandres des parties séchées, se rendait au port, d’où partaient, les unes en aval, les autres en amont du fleuve, des barques portant des pois, des fèves, des froments, des seigles. Il allait voir les premiers travaux du moulin où les eaux printanières, affluant avec un bruit et une impétuosité de bon augure, donnent à la roue motrice la plus énergique impulsion ; il allait observer les premiers travaux de la campagne, et voyait comme la terre labourée se dessinait en zones noires entre des lignes verdoyantes, et comme l’agile semeur, en tapotant un crible suspendu devant lui contre sa poitrine, faisait, poignée à poignée, tomber avec égalité des semences dans les sillons, sans laisser s’égarer le moindre grain à droite ou à gauche du guéret.

Tchitchikof était partout. Il parlait et raisonnait avec le régisseur, avec le meunier et avec le simple paysan ; il s’instruisait du si, du quand, du pourquoi, du mais et du comment des moindres et des plus importants détails de l’économie ; il savait quels produits et quels rendements on pouvait attendre de chaque situation et de chaque qualité de terrain, et à combien se montait le produit général de la vente des récoltes du domaine et celui de la mouture d’automne, et quel grain on portait au moulin en ce temps. Il prenait bonne note des noms et des sobriquets de chaque paysan et de leurs liens de parenté, et où chacun avait acheté sa vache, et de quoi il nourrissait le cochon. Il s’intéressait à tout, à ce point qu’il sut même le chiffre exact de la mortalité, et il fit la remarque qu’il était mort peu de paysans depuis le dernier recensement. Il en était d’autant plus surpris qu’en homme d’esprit qu’il était, il avait cru, disait-il, reconnaître que la science de M. Téntëtnikof en économie rurale était purement spéculative, et que, faute de pratique, il n’obtenait que de tristes résultats. Ces résultats, sans cesse visibles dans le paysan, étaient les négligences, le nonchaloir, le vol, l’ivrognerie et ce qui s’ensuit. Et dans son for intérieur, il se disait : « Quel animal, au fond, que ce Téntëtnikof ! laisser tout à l’abandon sur un domaine qui, bien régi, donnerait cinquante bons mille roubles de revenu net ! » Et, bien assuré qu’on ne pouvait l’entendre, il se donnait le plaisir d’ajouter de vive voix, de l’air d’un homme qui suffoque d’indignation : « Oui, une brute, une vraie brute ! » Bien des fois, dans ces excursions, il lui était venu l’idée de se mettre à la pratique, c’est-à-dire, plus tard, après avoir mené à bonne fin sa grande affaire, et lorsqu’il aurait en mains de quoi se constituer à son tour seigneur et maître d’une bonne et belle terre comme celle-là.

Là-dessus il se représenta aussitôt qu’il s’offrait à lui pour être sa compagne, son aide et sa ménagère, une jolie petite femme fraîche et toute ronde, prête à sortir pour lui de la classe marchande, une personne bien élevée du reste et sachant même assez bien la musique… sans doute la musique n’est pas une chose essentielle, mais enfin c’est reçu, et on ne voit pas pourquoi on irait contre l’opinion. Il passa naturellement de là à rêver une progéniture destinée à éterniser le nom Tchitchikof, d’abord un garçon, un gaillard vif comme le salpêtre, puis une sœur jolie comme les amours… et s’il vient, mettons deux garçons, deux et même trois petites demoiselles, où serait le mal ? au contraire, on saura dans le monde qu’il y a eu un Tchitchikof, qui a bien réellement vécu, et n’a point passé vainement sur la terre comme une ombre ou un songe ; et, chef de famille, il n’aura pas à rougir devant la patrie… honte à l’égoïste qui ne laisse rien et personne après lui ! Il lui sembla ensuite qu’il ne serait pas mal après cela d’être d’un rang de quelques crans plus haut : celui de conseiller d’État par exemple, conseiller d’État, cela fait très-bien sur une carte…

Eh ! mon Dieu, vient-il donc peu d’idées à un homme qui fait à loisir de longues promenades dans les campagnes ? Qui, en pareil cas, ne se laisse pas emporter loin au delà d’un présent étroit et fastidieux ? L’imagination rit, menace, gronde, remue, dissipe des nuages, ouvre des horizons, et elle va toujours, même quand la raison s’élève contre elle ; elle la traite de folle et déclare péremptoirement que rien de tout cela ne saurait avoir lieu. La raison en pareil cas radote assurément… et la fantaisie est si amusante !

Le séjour de la campagne, qu’étudiait avec tant de soin et de plaisir Tchitchikof, était aussi du goût des domestiques. Comme lui, ils y avaient pris leurs habitudes, et Pétrouchka était au mieux avec le sommelier Grégori. Ces deux hommes, dans le principe, marchaient le jarret tendu et en soufflant dans leurs joues à faire redouter un éclat. Pétrouchka jetait de la poudre aux yeux à Grégori en disant et prouvant qu’il était allé à Iaroslav, à Kostroma, à Nijni-Novgorod et même à Moscou ; Grégori, de son côté, jetait à la tête de Pétrouchka Pétersbourg, que ce dernier ne connaissait pas. Il était insupportable de voir quel avantage excessif Pétrouchka prétendait tirer de la distance respective des lieux où il était allé ; mais Grégori parla ex professo d’un lieu dont le nom, qu’il articula syllabe par syllabe, ne se trouve réellement sur aucune carte connue ; il plaça ce lieu à un peu plus de trente mille verstes, sur quoi l’autre resta, les yeux ronds, la bouche béante, et baissa piteusement l’oreille, à ce point que sa figure souleva le gros rire de la haute, de la basse et de l’arrière-cour de la maison. L’affaire toutefois se termina par une liaison des plus intimes entre les parties. À l’extrémité du village était un cabaret tenu par l’oncle Pimène, oncle commun de tous les paysans ; c’était une bonne grosse tête chauve à qui l’on appliquait encore le nom d’Akoulka, dérivé euphémique de son nom de baptême. C’est là qu’on pouvait juger, à toutes les heures du jour, de l’affection mutuelle que se portaient les deux nouveaux amis ; là ils étaient tout à fait eux-mêmes, tout à leur nature, et maître Pimène ne tarda pas à les considérer comme les deux piliers de son établissement.

Quant à Séliphane, ses goûts l’emportaient vers des séductions d’un autre genre. Dans le village, tous les soirs, à peine le soleil approchait de l’horizon, les chants commençaient, les rondes se formaient, puis la chaîne, la chaîne sans fin avec ses cent évolutions variées, ses figures appropriées aux paroles du chant, et les refrains entonnés en chœur général. De bonnes grosses filles aussi lestes que grandes et fortes (on en trouve déjà fort peu de ce genre dans les grands villages) réussissaient facilement à lui faire faire le corbeau pendant des heures entières. Il serait difficile de dire lesquelles de ces filles-là étaient les plus belles ; toutes avaient le cou et la gorge d’une blancheur mate incomparable, un incarnat de rose, une allure de paon déployant ses grâces, et les cheveux en tresses descendant mollement de la nuque à la ceinture.

Séliphane en tenait une par sa blanche main à sa droite, une autre à sa gauche, et cheminait posément avec elles dans la chaîne, ou bien s’étant isolé et rangé dans la ligne des gars, il s’avançait haut et superbe droit à elles, et alors elles aussi, l’air confiant et même altier, elles se mettaient en mouvement vers lui, en entonnant, de leur voix aussi fraîche que puissante de sonorité, ces mots de la chanson : « Seigneurs boyards, montrez l’amant… ! » Lui, il désignait le soleil couchant déjà à moitié plongé sous l’horizon et les ténèbres promptes à remplir le vide que laisse en s’évanouissant la lumière, et l’écho qui renvoyait plaintivement de très-loin les dernières paroles du chant. Séliphane ne savait, à cette heure-là, ce qui se passait dans son esprit ; mais veillant ou dormant, et à l’aurore comme le soir à la nuit close, toujours il lui semblait tenir de belles mains blanches, et toujours la danseuse passait et repassait avec son sourire dans les évolutions de la ronde.

Les chevaux de Tchitchikof n’étaient pas moins satisfaits que Pétrouchka et que Séliphane des loisirs qui leur étaient faits et des avantages de la résidence ; et le timonnier et le bricolier à pelage gris pommelé, surnommé l’assesseur, et Zoubor lui-même, Zoubor que Séliphane avait un jour apostrophé du nom de cheval hypocrite et de lâche, tous trois trouvaient la terre de Téntëtnikof un séjour assez agréable, l’avoine excellente et la distribution des écuries extrêmement commode ; les râteliers étaient séparés par de bonnes cloisons, mais par des cloisons à claire-voie et telles que chaque cheval pouvait voir les autres ; et, s’il venait à l’un d’eux, fût-ce au plus éloigné, la fantaisie de hennir, on pouvait l’apercevoir et lui répondre aussitôt. Bref, chacun, en vérité, s’était installé comme dans un gras et moelleux chez-soi.

Quant à ce qui est de l’affaire pour la perpétration de laquelle Paul Ivanovitch parcourait la Russie, l’immense Russie en quête d’âmes mortes, c’est un objet sur lequel il était devenu excessivement délicat, et même s’il lui arrivait d’avoir à traiter avec un imbécile achevé, il procédait sans précipitation, de crainte de fâcheux mécomptes. Téntëtnikof est un imbécile, mais un imbécile qui rumine, qui lit des lèvres, qui se croit philosophe, qui tâche réellement de s’expliquer le d’où vient, le comment, le pourquoi, le par quoi et le après de toutes choses. Tchitchikof pensa qu’avec un pareil homme il ne fallait pas aborder les choses de front, mais avancer lentement de biais.

Ayant accoutumé tous les domestiques à l’entendre faire une foule de questions comme si c’était en lui une manie d’homme simple, naïf et oisif, il sut d’eux que leur maître naguère allait assez souvent chez son voisin le général… que ce dernier avait une fille, une belle demoiselle… que celle-ci revenait à leur maître et que celui-ci revenait à la jolie demoiselle ; qu’ensuite il y avait eu Dieu sait quelle noise entre les deux seigneurs et qu’on s’était séparé.

Tchitchikof avait lui-même remarqué qu’André Ivanovitch, soit qu’il eût en main le crayon ou la plume, toujours dessinait des têtes de femme, et ces têtes étaient toutes la même tête, toutes se ressemblaient entre elles d’air, de traits et de sourire. Un jour, après le dîner, tout en faisant tourner du doigt sa tabatière comme une sphère sur son axe, il lui dit : « André Ivanovitch, vous avez tout, hors une chose…

— Hors quoi ? dit le philosophe en tordant de ses lèvres une longue fumée de tabac qui s’échappa en une série d’anneaux mobiles.

— Une compagne de votre solitude, » dit Tchitchikof ; et, comme André Ivanovitch n’ajouta pas un mot, l’entretien n’alla pas plus loin.

Tchitchikof ne se tint pas pour battu ; il revint à la charge dès le lendemain avant le souper ; là, après avoir parlé de choses propres à lui faire un peu desserrer les dents, il arriva à l’objet qui l’occupait et se borna à dire : « Vrai, André Ivanovitch, vous ne seriez que sage de vous marier. » Pas une syllabe de réponse… on eût dit que le moindre propos sur ce sujet lui était désagréable à un titre quelconque. Tchitchikof n’était pas homme à se rebuter pour si peu ; le surlendemain, après souper, il prit son temps et dit comme en conclusion : « Eh ! certes, plus je tourne et retourne dans ma tête les choses de votre situation ici, plus je suis convaincu qu’il vous faut vous marier ; sinon, voyez-vous, gare l’hypocondrie ! » Était-ce seulement l’effet des paroles de Tchitchikof, était-ce que la disposition d’esprit fût, ce jour-là, chez lui, tournée aux épanchements ? il soupira et dit, après avoir poussé au plafond tout le trésor de fumée de tabac qu’il avait aspiré avec ardeur dans les dix minutes précédentes : « En amours comme en toutes choses, il faut être né heureux, Pâvel Ivanovitch ! » Et aussitôt il raconta à Tchitchikof toute l’histoire de sa liaison avec le général, et ce qui s’était passé ensuite, avec les détails de la rupture.

Quand Tchitchikof eut bien tout entendu jusqu’au dernier mot, et qu’il se fut ainsi assuré que tout le mal provenait du seul petit mot toi, il fut tout ahuri ; il mit une bonne minute à regarder Téntëtnikof de tous ses yeux, ne sachant s’il devait de ce moment le considérer comme fou tout à fait ou seulement comme braque et maniaque.

« André Ivanovitch… de grâce… dites-moi un peu, reprit-il enfin en égrenant une à une ses paroles et en lui saisissant les deux mains, où est donc l’insulte, et qu’y a-t-il, selon vous, d’offensant dans le mot toi ?

— Le mot toi n’est pas, en effet, par lui-même, un terme insultant, dit Téntëtnikof ; mais dans le sens de ce mot, dans le son de voix avec lequel il a été dit, il y a offense… Toi, dit comme il l’a dit, signifie : « Souviens-toi que tu n’es rien ; je te reçois parce que nous n’avons personne d’un rang plus relevé dans le voisinage ; quand donc il nous arrive ici quelque princesse, prends vite ta vraie place, tiens-toi près de la porte, assis ou debout, selon la personne qui passe. Voilà le sens du mot toi. » En donnant cette explication, le bon et modeste André Ivanovitch avait l’œil étincelant, et sa voix avait l’émotion fébrile que donne inévitablement le sentiment d’une offense.

— Et quand bien même il y aurait attaché ce sens, qu’est-ce que ça fait ?

— Ce que cela fait ! ! ! Comment, dit Téntëtnikof en regardant Tchitchikof avec une grande fixité, vous voudriez que je reparusse dans sa maison après un tel procédé ?…

— Eh ! quel procédé ? ce n’est pas là ce qu’on est convenu d’appeler un procédé.

— Vous dites que ce n’est pas un procédé ? dit Téntëtnikof, très-surpris de cette objection.

— Ce n’est pas un procédé, André Ivanovitch ; c’est tout bonnement une habitude commune à presque tous nos généraux, et non pas un procédé ; il y en a qui disent toi à tout venant. Et d’ailleurs, pourquoi ne pas passer cette petite fantaisie à un bon vieux serviteur de la patrie ?

— Ce serait, j’en conviens, bien différent s’il était vieux en effet, et qu’il fût pauvre, sans orgueil, sans hauteur, sans ces grosses épaulettes qui leur font tourner la tête ; je lui pardonnerais alors de me tutoyer, et cela ne diminuerait en rien mon amitié, et bien au contraire.

— Oh, l’imbécile ! il permettrait les tu et les toi à un mendiant, mais pas à un général !… C’est bien, reprit tout haut Tchitchikof, mettons qu’il vous ait offensé, vous l’avez à l’instant fort gentiment payé de la même monnaie ; vous êtes restés à deux de jeu… la main sur la conscience, il n’y a pas du tout là motif à se séparer pour toujours ; on ne se quitte pas pour des bêtises… pardon, pardon ! mais de grâce, à quoi est-ce que cela ressemble ? Si l’on a une fois un but, il faut y arriver, fût-ce en montant à la brèche… mais il y a là un homme qui a craché ! L’homme a de tout temps craché et de tout temps crachera ; c’est dans sa nature ; faites deux fois le tour du monde, et vous ne me trouverez pas un homme, pas une femme qui n’ait craché. »

Téntëtnikof était fort empêché par un pareil langage ; il regardait d’un œil effaré l’air convaincu des traits de Paul Ivanovitch, et il pensait : « C’est pourtant un bien drôle de corps que ce M. Tchitchikof !… »

Et celui-ci, de son côté, en même temps pensait : « Ce Téntëtnikof, en vérité, est un évaporé et un braque au premier chef. » Et il reprit : « André Ivanovitch, souffrez qu’une bonne fois je vous parle en frère ; vous manquez d’expérience pour réparer ces sortes de choses-là… eh bien ! avec votre permission, j’en ferai mon affaire. J’irai trouver Son Excellence ; je lui expliquerai que le malentendu qui est arrivé est du fait de votre inexpérience, de votre jeunesse, de votre peu d’habitude des hommes, de votre ignorance des choses qui sont d’un usage général dans une certaine sphère.

— Je n’irai pas, quant à moi, ramper devant lui, s’écria d’un ton assez âcre le jeune seigneur, et je ne vous ai pas donné pouvoir d’aller le faire à ma place.

— Ramper n’est point mon fait, dit Tchitchikof blessé. Aller excuser la faute d’un tiers que j’affectionne, je puis le faire par motif de charité pure, par esprit de conciliation, oui… mais je ne fais rien par bassesse. C’est un bon et honnête mouvement que j’ai éprouvé à votre égard ; pardonnez-moi de m’y être abandonné ; j’étais si éloigné de croire que ce fût en vous habitude prise de vous acharner sur les mots pour y découvrir de mauvais côtés et en faire application aux personnes !

— J’ai tort, pleinement tort, c’est à vous à me pardonner, et je vous en prie, dit Téntëtnikof avec une sincère émotion, et en lui saisissant les deux mains ; je n’ai eu nulle intention de vous offenser, d’autant moins que l’intérêt que vous me témoignez ne peut que m’être très-sensible. Mais laissons ce propos, et ne parlons plus jamais de la conversation pénible qui l’a amené.

— Soit, si c’est un parti pris de votre part, de languir en silence plutôt que d’épancher vos chagrins dans le cœur d’un ami ; mais je vous préviens que je n’en irai pas moins voir le général.

— Pourquoi ? dit Téntëtnikof, de nouveau tout éperdu.

— Eh mais, je veux présenter mes respects à Son Excellence.

— Est-il étrange, cet homme-là ! pensa Téntëtnikof.

— Il est vraiment singulier, ce Téntëtnikof, » pensa de son côté Tchitchikof ; et il poursuivit : « Demain matin sans faute, André Ivanovitch, vers dix heures du matin, je me rends chez le général. Selon mon sentiment, le plus tôt qu’on peut saluer un brave dont on ne sait rien que de très-honorable, c’est en vérité le mieux. Une chose seulement me contrarie : ma britchka, par suite de votre bonne et noble hospitalité, a été presque oubliée, et elle n’est pas encore en état de marcher ; me serait-il permis de me servir de votre calèche ?… Ce n’est qu’à cette condition que je pourrais aller voir le général, demain à dix heures, comme c’est mon intention.

— Eh ! de grâce, qu’est-ce que c’est que cette prière ? vous vous moquez ; vous êtes tout aussi maître que moi ici ; équipages, chevaux et le reste, tout est à votre disposition. »

Après cette conversation, ils se séparèrent et allèrent gagner leurs lits, non sans faire beaucoup de réflexions sur les étrangetés de l’autre.

Chose bizarre pourtant ! le lendemain, lorsqu’on eut attelé pour Tchitchikof, et qu’il eut sauté dans la calèche avec une agilité presque militaire, vêtu de son habit neuf, cravate et gilet blancs, et gants jaunes paille, pour aller présenter ses respects au général, Téntëtnikof, qui s’était réveillé et levé plus tôt que de coutume, se trouvait déjà livré à une agitation d’esprit telle qu’il n’en avait pas depuis bien longtemps éprouvé. Tout le cours somnolent et pour ainsi dire engorgé de ses pensées devint fluide, avec des mouvements fluctueux et bientôt impétueux ; un trouble nerveux agita tous les sens de ce baïbak[6] plongé jusqu’à ce jour dans la paresse de ces prétendus heureux du monde qui ont fait de leur vie un écoulement d’eaux dormantes, et se tiennent accroupis, l’œil fixe, occupés à le voir passer.

Tantôt il s’installait à sa place accoutumée sur le divan, tantôt il s’acheminait à sa fenêtre, tantôt il prenait un livre, et de temps à autre en tournait les feuillets sans avoir rien lu, tantôt jetait sur la table ce livre qui semblait l’empêcher de penser à son aise. C’était une chaîne de velléités. La pensée, née dans le cerveau (où naîtrait-elle ?), n’y vivait pourtant pas une seconde ; c’étaient des pattes, des queues, des embryons informes de pensées qui se mêlaient dans la tête et fuyaient on ne sait où ni comment… « Je suis dans une étrange situation d’esprit ! » disait-il ; et il allait à sa fenêtre regarder sur la route qui s’apercevait à travers la chênaie, au bout de laquelle se balançait encore dans l’air, n’étant pas parvenue à s’abattre, la poussière soulevée par la calèche qui emportait Tchitchikof pour quelques heures. Mais laissons Téntëtnikof, et suivons l’homme plus heureusement doué, que nous connaissons si supérieur aux injures du temps et des hommes.

  1. Éponge de rivière.
  2. Comme on dirait un gobe-mouche, un désœuvré, un oisif, qui bat l’eau pour faire des ronds, qui fume pour faire quelque chose et ne fait autre emploi de ses dix doigts que de soutenir le tuyau de sa pipe de l’air du monde le plus préoccupé.
  3. Probablement les charades en action, les bouts-rimés, la danse, l’escrime, la main chaude, pigeon vole, avec tout l’attirail des gages et des pénitences, tous les petits jeux, et peut-être même les petites représentations théâtrales. Voilà un bien grand abatis dans les importations des nobles Français de l’émigration, précepteurs et modèles pourtant alors de presque tous les Russes les plus marquants d’aujourd’hui. Gogol inclinait à l’utilitarisme.
  4. Divers ornements de tête des femmes russes.
  5. Kormiletz, celui de qui on reçoit la nourriture, à qui on doit sa subsistance.
  6. Mot tatar, désignant un solitaire, et signifiant à proprement parler : homme qui bâille à l’écart.