Traduction par Ernest Charrière.
Librairie de L. Hachette et Cie (1p. 274-302).


CHANT IX.

LES ÉMOTIONS D’UNE PETITE VILLE. — LA POPULATION ENTIÈRE EST SUR LES DENTS.


Les mille et une petitesses des petites villes. — Caquets, conjectures à perte de vue. — Préoccupation principale des femmes : Tchitchikof veut sûrement enlever la fille du gouverneur. — Préoccupation des hommes : Qu’est-ce, au fond, que ces âmes mortes ? et qu’est-ce que Tchitchikof lui-même ? — Des circonstances multiples viennent s’accumuler comme pour mettre les esprits à la torture. — Il est beaucoup parlé de la nomination et de la prochaine arrivée d’un nouveau gouvernement civil. — Sur ce seul bruit, pas un employé, pas un magistrat qui ne fasse son examen de conscience et ne s’efforce de mettre ordre aux affaires. — Mais toujours faudrait-il bien savoir ce que c’est que ce Tchitchikof, objet des propos passionnés et contradictoires de la ville et des champs ; est-ce un homme qu’il faudrait arrêter ? ou n’est-ce pas un homme à carte blanche, bleue ou verte, et qui lui-même pourrait faire arrêter tout le monde ? — Et la dame Korobotchka avec ses récits fantastiques. — Incertitude, malaise, stupeur générale.


En cette matinée, dès avant les heures où, dans la ville de N***, ont communément lieu les visites, de la porte principale d’une maison orange en bois, à mezzanine en saillie reposant sur des colonnes bleu azur, s’élança d’un pied agile une dame en élégant cloc à carreaux, accompagnée d’un laquais en garrick à cinq collets bordés d’un petit passement d’or, et coiffé d’un chapeau rond verni. En un clin d’œil elle fut installée dans une calèche dont le laquais s’empressa de fermer solidement la portière, après avoir replié le marchepied ; puis il grimpa derrière en s’accrochant aux bretelles et cria au cocher : « Pochôlll[1]. » La dame venait d’apprendre une nouvelle, une nouvelle du matin même, et elle éprouvait le plus pressant besoin de la communiquer. À chaque minute elle regardait à sa fenêtre et voyait avec dépit que tout restait à moitié chemin ; chaque façade de maison lui semblait s’être allongée du double ; il y avait surtout une façade d’hospice à nombreuses fenêtres étroites qui lui semblait s’être étendue à l’infini, si bien qu’elle ne put s’empêcher de dire : « Voilà qui est absurde ! ils ont bâti cela comme pour la population de trois provinces ! » Le cocher avait déjà deux fois, depuis l’ordre donné d’atteler, crié du haut de la galerie : « Plus vite, plus vite donc, Andruchka ! » Maintenant il entend de nouveau derrière lui : « Vite, vite, Andruchka, mais va donc ! »

À la fin la calèche s’arrête devant une longue petite maison de bois peinte en gris foncé, sauf quelques moulures blanches appliquées au-dessus des fenêtres ; contre chaque fenêtre s’élevait un haut grillage en bois ; en avant de cette maison, une palissade, comme pour garantir l’existence souffreteuse de quelques tilleuls moins blancs de leurs fleurs, du reste fort rares, que de la poussière abondante qui s’y attachait et qu’ils secouaient à leurs heures sur toute cette habitation. Comme il n’y avait pas de vent ce jour-là, les fenêtres étaient ouvertes et le passant voyait là des pots de fleurs à qui on permettait de respirer, une perruche qui se balançait dans l’anneau de cuivre de sa cage, et deux petits chiens qui dormaient au soleil.

Dans la maison dont nous venons de décrire les dehors habitait une amie de la dame qui descendait de calèche.

L’auteur avoue l’embarras positif qu’il éprouve pour désigner par les noms propres ou même par de simples noms de baptême ces deux dames, de manière à ne fâcher personne. Leur donner à chacune un nom de fantaisie, mais à base russe, serait dangereux, à base étrangère, ce serait contre mon but. Et quelque nom bien russe, comme il convient, trouvera pour sûr, dans un coin de notre empire, à si bon droit qualifié immense, quelqu’un portant justement ce nom-là, et ce quelqu’un ne manquera pas de se fâcher à rouge et même à blanc, alléguant que sans doute nous sommes venu en grand secret savoir ce qu’il fait, ce qu’il est, quel touloupe il porte, quelle Agraféna Ivanovna est en sa possession, et de quels plats elle le régale. Nommer les dames par le grade civil ou militaire qu’elles tiennent de leur seigneur et maître, ce sera encore, à leur sens, désigner leur famille avec surcroît d’offense. Aujourd’hui toutes les classes civiles et les conditions sociales sont si irritables, que tout ce qui se décrit dans un livre, dans un livre imprimé, est aussitôt pris pour des personnalités ; c’est dans l’air que nous respirons. Vous dites : « Dans une ville il y a un sot. — Ha ! voilà des personnalités ! dira aussitôt un monsieur doué d’une honorable apparence ; est-ce de moi que vous prétendez parler ?… » Et Dieu sait où il s’arrêtera.

On concevra donc que, pour éviter une telle algarade, nous appelions la dame devant la maison de laquelle s’arrêta la calèche, comme on l’appelait unanimement dans toute la ville de N***, c’est-à-dire Charmante. C’était son renom, et elle l’avait bien gagné, car elle faisait tout pour paraître aimable. Je ne nierai pas qu’à son amabilité reconnue venait par moments se mêler une grêle de projectiles si déliés, ce qui est du reste la saillie particulière au caractère féminin, que, dans chaque mot de sa piquante conversion, on sentait assez souvent le jeu provocant de ces pointes subtiles, et Dieu préserve que celle contre qui parfois elle s’animait un peu, fût venue en pareil moment lui tomber sous la main ! Ce petit faible était, je me hâte de le dire, habituellement caché sous les formes d’un exquis savoir-vivre de province. Il y avait de la grâce dans chacun des mouvements de sa bouche et de tout son corps ; elle aimait les vers ; elle savait pencher la tête d’un air tout pensif ; ceux qui avaient n’importe quel misérable grief contre elle, disaient eux-mêmes d’abord : « C’est une femme charmante, » et après cela ils s’en donnaient à cœur joie sur son compte.

Quant à l’autre dame, la visiteuse à la calèche, celle à qui pesait une nouvelle toute fraîche éclose, elle n’avait pas autant de trait dans l’esprit, de diversité dans le caractère ; aussi nous bornerons-nous, selon le sentiment de la localité, à l’appeler Gentille. L’entrée de Gentille éveilla en sursaut Adèle et son compagnon Pot-pourri : Adèle, chevelue comme un yak, Pot-pourri, court en pattes ; on pense bien que je parle des deux gardiens de l’intérieur, des deux chéris qui dormaient si héroïquement sous le feu d’un rayon de printemps. Tous deux se jetèrent, la queue en trompette, les pattes et l’œil écarquillés, avec force jappements, dans l’antichambre où la visiteuse se débarrassait de son cloc, et elle se vit en robe du tissu et de la teinte à la mode, un long boa autour du cou ; des senteurs de jasmin se répandirent dans toute la pièce. À peine Charmante eut été informée de la venue de Gentille qu’elle accourut et se précipita vers son amie. Elles se pressèrent les mains, s’embrassèrent et s’écrièrent comme font les ex-compagnes des instituts impériaux, lorsqu’elles se rencontrent peu de temps après leur émancipation, lorsque les mamans et les tantes expérimentées n’ont pas encore eu le temps de leur expliquer que le père de l’une d’elles est plus pauvre et d’un rang (tchine) moins élevé que le père de l’autre, du ton dont on dirait : « Il y a entre vous des abîmes. »

Les baisers furent bruyants, parce que Adèle et consort, peu soucieux du vain claquement d’un simple mouchoir de poche, se mirent à aboyer au lieu de japper. Les deux dames passèrent dans un salon de réception bleu, entouré d’un divan ; il va sans dire qu’il se trouvait là une table ovale et des jardinières faisant paravent par l’épaisseur du lierre qui les tapissait ; à leur suite en grommelant entrèrent Adèle, semblable à un traîneau qui chemine invisible sous une meule de foin, et Pot-pourri, faisant trottiner son gros corps sur ses très-courtes pattes : « Ici, tenez, ici, dans l’angle, » dit la maîtresse de la maison, en faisant asseoir sa visiteuse commodément sur le divan ; « voilà, voilà, et puis ce coussin, bien ! » En parlant ainsi elle fourrait derrière son amie un coussin où était brodé en laine un chevalier dont, comme dans toutes les broderies au canevas, le nez était en gradins et la bouche en carré. « Que je suis donc heureuse que l’idée… Figurez-vous, j’étais là dedans, j’entends s’arrêter une voiture et je me dis : « Bah ! qui donc peut venir de si bonne heure ? » Paracha pensa que ce devait être la vice-gouvernante, sur quoi je lui dis : « Allons, encore cette folle qui vient m’obséder !… » Et ma foi, j’allais tout bonnement me faire dire absente.

La belle visiteuse voulait entrer en matière et se soulager de sa nouvelle, mais une soudaine exclamation de Charmante donna tout à coup une autre direction à l’entretien.

« Quelle jolie indienne ! s’écria la dame en regardant la robe de Gentille.

— Oui, n’est-ce pas que c’est joli ? Prascovia Feodorovna trouve les carrés un peu grands et à ces points cannelle elle préférerait des points bleus. Je viens d’envoyer à ma sœur une étoffe si délicieuse qu’en vérité je ne sais comment vous en donner une idée : représentez-vous des raies fines, fines, fines… aussi fines que votre imagination peut les concevoir… le fond est bleu de ciel, et entre les raies il y a des œils, des pattes, des œils, des pattes, des œils, des pattes… je vous dis que c’est ravissant ; quant à moi d’abord, je vous assure que je n’ai jamais rien vu d’aussi gracieux au monde.

— Bien ; mais c’est bigarré.

— Non, ce n’est pas bigarré.

— Bah, bah ! c’est bigarré. »

Je dois dire en passant que Charmante est un peu matérialiste, un peu portée à nier et à douter, et qu’il y a beaucoup de choses reçues et convenues dans la société, qu’elle n’admettait pas et dont elle ne convenait point.

Gentille expliqua très-doucement que l’étoffe dont elle avait parlé n’offrait à l’œil aucune bigarrure, et aussitôt elle s’écria : « Ah ! chère, des ganses, vous avez encore des ganses ! on ne porte plus de cela.

— Comment ! on ne porte plus de ganses ?

— Eh non ; on les remplace par des festons.

— Tant pis, si cela est, car ce n’est pas joli… du feston !

— Des festons, oui, tout en festons : la pèlerine se fait en festons, on en met sur les manches ; les épaulettes se font en festons, on en garnit le bas, en un mot, tout, tout, tout. Et plus de ganse.

— Ce n’est pas joli, Sophie Ivanovna, une garniture toute en festons.

— C’est au contraire très-joli, joli au possible ; cela se brode à deux ourlets ; on fait de larges parements… et en dessus… Mais voilà, voilà ce qui vous frappera, ce qui vous fera vous récrier que… oui, pour le coup vous serez étonnée. Me croirez-vous si je vous dis que la taille est maintenant plus longue d’un tiers, que le devant descend en pointe et que le busc passe toutes les bornes ? puis la jupe se fronce tout alentour de manière à faire presque l’effet des anciens paniers, et on se met par derrière des pelotes ou coussinets en ouate pour être tout à fait belle femme.

— Il faut convenir que c’est… beau, dit Charmante, en faisant un haut-le-corps plein de dignité.

— Çà, vous avez raison, et je suis parfaitement de votre avis, dit Gentille.

— Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on ne me fera pas donner dans ces choses-là.

— Ni moi non plus, je vous jure… voyez-moi un peu où va la mode ; vrai, cela ne ressemble à rien. J’ai pris chez ma sœur ses patrons, justement, comme cela, pour en bien rire. Mélanie, ma femme de chambre, s’est mise tout de suite à la couture… vous savez comme elle est vive… mais…

— Ainsi, vous avez les patrons chez vous ? s’écria Charmante avec une visible agitation.

— Oui, ma sœur me les a prêtés pour quelques jours.

— Ah ! chère amie, puisque votre Mélanie coud déjà, c’est qu’elle a coupé ; au nom du ciel, prêtez-moi ces patrons.

— C’est que je les ai promis hier au soir à Prascovia Fédorovna ! Quand elle me les renverra, si vous voulez.

— Moi, après Prascovia Fédorovna ! après elle, y pensez-vous ? Mais il serait par trop étrange de vous voir préférer aux vôtres des gens étrangers.

— Elle est aussi ma tante.

— Allez donc, quelle tante ! une tante du côté des hommes… Non, Sophie Ivanovna, je ne veux rien entendre ; cela va aussi trop loin, et vous voulez m’offenser ; mais enfin peut-être que vous en avez assez de ma connaissance, et il vous sera venu l’idée de rompre. »

La pauvre Sophie Ivanovna ne savait plus que faire, voyant très-bien entre quels feux elle était venue elle-même se placer ; la sotte vanité qui l’avait fait parler lui causait en ce moment un dépit vraiment digne de pitié. Heureusement le besoin de babiller un peu saisit Charmante et vint très-utilement au secours de sa nièce Gentille.

« Ah çà, et notre beau ? dit la tante.

— Bon Dieu, et voilà une heure que je suis là assise côte à côte avec vous, et je n’ai pas encore trouvé le moment de vous dire…, j’allais presque oublier… »

Ici Gentille fut à demi suffoquée par les paroles qui, comme dans une volée de tout jeunes aiglons allant prendre leurs ébats, se précipitaient, toutes à la fois également pressées de gagner l’espace. Nous estimons qu’il y eut inhumanité à la maîtresse de la maison à interrompre comme elle le fit à dix reprises son interlocutrice par des objections sans nul à-propos, telles que ceci :

« Dites, dites ; mais je vous en préviens, vous aurez beau me le vanter et le porter dans les nues, votre beau, moi je vous dirai et je lui dirai à lui-même en face qu’il n’est qu’un vaurien, oui, oui, chère, un vaurien, un mauvais sujet fieffé.

— À la bonne heure, mais laissez-moi donc vous raconter…

— On veut qu’il soit beau, beau ? comment l’entendent-elles donc ? il n’est pas du tout beau. Voyez son nez ; à première vue pas mal ; mais un nez de femme, et un nez fort désagréable ; plusieurs m’ont assuré qu’avec ce petit nez-là il éternue parfois à faire éclater les vitres.

— Oui, bon… permettez… mais mon Dieu, chère âme, laissez-moi donc dire… fort bien, fort bien… mais ce que j’ai appris, ce que je viens d’apprendre il y a deux heures, c’est toute une histoire, entendez vous ? c’est ce qu’on appelle une histoire ! Voulez-vous à présent me laisser parler ? »

Voilà ce que dit Gentille, d’abord de l’accent d’une véritable angoisse, puis d’une voix suppliante en terminant. Il n’est pas hors de propos de faire observer que, dans l’entretien des deux dames, il se fit un bien étrange amalgame de mots étrangers avec le russe, et le français y entra pour des phrases entières. Quel que soit le profond respect de l’auteur pour les salutaires avantages que procure à la Russie la langue française, quelle que soit sa vénération pour la louable et patriotique habitude de notre haute société de parler français, et exclusivement français à toutes les heures du jour, il demande l’autorisation de ne pas laisser pénétrer dans son poëme national russe les mots étrangers si chers à notre noblesse. Notre poëme est-il bon, ne l’est-il pas, on en jugera ; mais nous tenons tout particulièrement à ce qu’il soit russe.

« Une histoire ! quelle histoire ? Eh bien ! voyons donc votre histoire.

— Ah ! ma chère Anna Grigorievna, vous ne pourrez vous faire une idée de l’état où j’étais il y a deux heures de cela ; figurez-vous que je me lève, on me prépare le thé ; arrive chez moi, devinez… entre chez moi la protopopesse, la protopopesse, la femme du prêtre, oui, oui, du père Cyrille… et qu’en pensez vous ?… notre beau, notre voyageur, cet homme si poli, si délicat, si discret, hein ? Que me direz-vous de lui, voyons ?

— Dites donc vite, vous me faites mourir ; eh bien quoi ? j’y suis, j’y suis, il fait la cour à la protopopesse.

— Qu’il en contât à la protopopesse, ce ne serait rien encore. Écoutez ce qu’elle vient de me raconter : vers minuit était arrivée chez elle Mme Korobotchka, vous savez, qui vit dans ses terres à quarante-cinq ou cinquante verstes d’ici ; cette dame, qui est de sa connaissance, entre tout agitée, presque effarée, pâle comme la mort, et lui raconte, et comment, écoutez bien ! c’est un chapitre de roman, elle raconte que par une nuit très-sombre, à une heure avancée et quand tout dormait chez elle, on frappe à sa porte cochère un coup épouvantable suivi d’autres coups encore plus violents, et une voix crie : « Ouvrez, ouvrez vite, ou la porte va être jetée à bas ! » Que me direz-vous de cela ? Un joli monsieur, n’est-ce pas, celui qui agit comme cela ?

— Oui, bien ; mais cette dame Korobotchka est donc jeune, jolie, quoi ?

— Très-vieille et très-laide.

— Bravo, bravo ! Ainsi, il s’en prend aux vieilles. Eh bien, elles ont bon goût, nos belles d’ici, et il est mignon, l’oiseau dont elles sont toutes coiffées !

— Eh non, Anna Grigorievna, ce n’est pas du tout ce que vous supposez. Représentez-vous seulement que Tchitchikof, armé de pied en cap comme Rinaldo Rinaldini, lui apparaît comme une vision et lui dit d’une voix creuse : « Vous allez me vendre toutes vos âmes mortes. » La Korobotchka, comme de juste, lui répond : « Je ne peux pas vous les vendre, puisqu’elles sont mortes. — Elles ne sont pas mortes ; c’est d’ailleurs mon affaire à moi de savoir si elles sont mortes ou pas mortes, la vôtre est de me les céder ; elles ne sont pas mortes pour moi ; finissons-en ! !… » Bref, il fit chez la dame un esclandre épouvantable ; tout le village accourut au bruit : les enfants piaulent, les hommes murmurent, les femmes braillent, on ne s’entend plus ; c’était une horreur. Vous jugez si je tremblais en écoutant ce récit : « Ah ! ma chère maîtresse, me dit Marie, voyez, voyez dans la glace comme vous êtes pâle. — Bon, j’ai bien le temps de me regarder ! il faut que j’aille raconter cela à Anna Grigorievna. » Et vite j’ai fait atteler. Le cocher me demande où il faut mener, et moi je ne puis lui rien dire et je le regarde comme une insensée ; vraiment il a dû un moment me croire folle. Vous ne vous faites pas une idée de l’agitation où j’étais.

— C’est bien étrange, dit Charmante ; vendre… acheter des âmes mortes !… est-ce faire un pacte avec le diable ? Au fait, c’est la seconde fois aujourd’hui que j’entends parler de ces âmes mortes ; mon mari m’a conté les paroles de Nozdref au bal, et il a beau dire qu’il n’est qu’un hâbleur, je tiens moi, qu’il y a là quelque chose.

— Figurez-vous ma position en entendant raconter la scène de chez la Korobotchka. Celle-ci ne sait maintenant que faire ; elle dit qu’il l’a forcée de signer Dieu sait quel papier, un faux, sans doute, et qu’il lui a jeté quinze roubles cuivre sur la table, et elle se désole, disant : « Je suis une pauvre vieille veuve sans protection, sans expérience ; je ne comprends rien ; peut-être le père Cyrille ?… — Bah ! il comprendra encore moins que nous !… » Enfin la protopopesse peut se vanter de m’avoir joliment remuée avec sa nouvelle d’âmes mortes.

— Fort bien, mais dans tout ceci il ne s’agit pas que de morts vendus et achetés ; c’est une couleur, une écorce ; cela cache quelque autre chose.

— Certainement, certainement ! » dit Gentille de plus en plus ahurie ; et, dans sa brûlante impatience de pénétrer ce qu’il devait y avoir là de mystérieux, elle dit à Charmante qui rêvait en hochant la tête : « Qu’est-ce… que… vous croyez donc… que cela pourrait bien cacher ?

— Mais vous-même, quelle est votre pensée !

— Ma pensée ?… tenez, franchement, je m’y perds.

— Dites toujours, je tiens à voir un peu comment vous envisagez la chose. »

Presser ainsi Gentille, c’était l’embarrasser beaucoup, car tout ce qu’elle savait faire, c’était de s’agiter, de trembler et de s’écrier que c’est une horreur et qu’elle n’y conçoit rien. Quant à ce qui est de conjecturer, ce n’était point son fait, et, plus qu’une autre, en ces graves occasions, elle avait un pressant besoin de l’initiative d’une bonne et sûre amie.

« Eh bien, vous allez savoir ce que signifient ces âmes mortes. » dit avec un grand air de bonté la dame Charmante. Gentille, tout heureuse, se trouva, quoique un peu lourde de sa personne, en suspens, en l’air, ni assise ni levée, tout oreilles et tout yeux, plus légère qu’un brin de duvet que l’absence de tout vent retient flottant et immobile à la fois dans l’espace. « Les âmes mortes…

— Dites, dites… dites donc vite, au nom de Dieu, dites. Les âmes mortes… eh bien ?

— Les âmes mortes, chère amie, sont une fiction qu’emploie Tchitchikof pour cacher son jeu, et voici de quoi il s’agit. Il va enlever… la fille du gouverneur. »

Cette conclusion bien inattendue parut à Gentille une révélation, une découverte extraordinaire et merveilleuse ; cependant, pour n’en pas perdre l’habitude, elle fut quelque temps comme pétrifiée et devint très-pâle, puis elle trembla réellement de tous ses membres et s’écria en joignant les mains :

« Ah ! bon Dieu, bon Dieu ! je n’aurais pu supposer cela !

— Moi, dès que vous avez eu ouvert la bouche tout à l’heure avec votre histoire, j’ai deviné de quoi il retournait.

— Après cela, on voit ce que c’est que l’éducation des instituts… c’est beau, l’innocence des demoiselles qui sortent de là !

— L’innocence de cette petite, par exemple, hein ! Moi qui vous parle, je lui ai entendu tenir des propos que je n’aurais pas le courage de tenir, moi, femme mariée.

— Savez-vous que cela fend le cœur de voir jusqu’où va maintenant l’immoralité ?

— Les hommes raffolent d’elle. Quant à moi, j’avoue que je la trouve…

— Maniérée que c’est insupportable à voir, n’est-ce pas ?

— Allons donc ! c’est une statue, et pas la moindre expression, pas de physionomie !

— Ah ! qu’elle est maniérée, qu’elle est donc maniérée ! Je ne sais pas qui a veillé à son éducation, mais je n’ai jamais vu fille ou femme faire autant de simagrées.

— Mais, ma chère, c’est une statue de marbre ; elle est froide et pâle comme la mort.

— Ne dites pas cela, Sophie Ivanovna ; elle a toujours un pied de rouge sur les joues.

— Qu’est-ce que vous me contez donc là, Anna Grigorievna ? elle est blanche, blanche comme de la craie.

— Chère amie, j’ai été assise tout près d’elle, elle avait du rouge de l’épaisseur de mon petit doigt, je vous dis, tellement même que cela s’écaillait. Elle va sur les traces de sa mère, et soyez sûre qu’elle sera encore plus coquette.

— Eh bien ! permettez… mais écoutez-moi… écoutez, je suis prête à prier tout ce que vous voudrez, je consens à perdre mes enfants, mon mari, tout mon bien, si elle met une touche, une parcelle, une ombre d’un fard quelconque sur sa figure !

— Que dites-vous donc, Sophie Ivanovna ? dit Charmante en frappant d’une main dans l’autre.

— Vraiment, vous êtes singulière, Anna Grigorievna, et vous m’étonnez, » dit Gentille en imitant le geste de son interlocutrice et en la regardant avec un air de stupeur.

Le lecteur ne trouvera pas sans doute bien extraordinaire que les deux dames aient une pareille discussion au sujet d’une personne qu’elles ont vue face à face, l’une et l’autre, à la même heure ; il ne saurait ignorer qu’il y a, en effet, dans le monde, des choses qui ont la propriété de paraître à telle dame d’un beau blanc de céruse, et à telle autre, rouge groseille ou carmin.

« Tenez, encore une preuve qu’elle est très-pâle, poursuivit Gentille ; je me souviens que je me suis penchée vers Manîlof et lui ai dit : « Mais voyez donc comme cette petite est blafarde ! En vérité, il faut que nos maris aient bien peu de goût pour se coiffer d’un minois si fade. » Et notre beau, notre beau… Ah ! qu’il m’a paru déplaisant ! non, vous n’avez pas d’idée à quel point il m’a déplu.

— Il s’est pourtant trouvé là bien des dames à qui il ne semblait pas être indifférent.

— À moi ? à moi ? Non, Anna Grigorievna, vous ne pouvez dire cela de moi ; jamais, jamais, je vous prie de le croire !

— Je ne parle pas de vous ; il n’y avait pas que vous de dame au bal.

— Jamais ! jamais ! permettez-moi de vous dire que je me connais. Après cela, pensez ainsi, si vous le voulez, de certaines prudes qui en public font les inabordables.

— Pardon, Sophie Ivanovna, à votre tour vous me permettrez de vous faire observer que jamais chez moi personne n’a eu à relever aucun scandale ; d’autres en ont plus d’un sur la conscience, oui, mais pas moi, pas moi, notez bien cela.

— Qu’est-ce qui vous fâche donc tant ? Il y avait une foule de dames ; il y en a eu qui, à l’envi les unes des autres, se sont précipitées sur une ou deux chaises vacantes tout contre une porte, pour être plus près de lui. »

Après ces dernières paroles de Charmante, il semblait qu’il dût éclater une vraie tempête. Il n’en fut rien, et voici pourquoi : Charmante se souvint qu’elle ne tenait pas encore le patron de la robe à la mode, et Gentille, qu’elle n’avait jusque-là obtenu aucuns détails sur la découverte du projet d’enlèvement. Elles réfléchirent, et aussitôt la paix se rétablit. Ces deux dames, au fond, n’étaient ni d’un naturel méchant ni même d’un caractère d’esprit fort explosif : seulement il leur prenait parfois, en conversant, des chaleurs soudaines qui les portaient à se piquer, à se décocher l’une à l’autre un trait, un mot vif : « Empoche-moi ceci, attrape cela en passant, avale, avale, ma très-chère. Cela fait bien plaisir. » Il y a tant de besoins dans les cœurs des femmes… et aussi des hommes !

« Une chose que je ne puis comprendre, dit Gentille d’un ton calme, c’est que Tchitchikof, qui n’est ici qu’un simple voyageur en passage, ait pu se résoudre à tenter un coup de main si hardi, et cela à lui tout seul.

— Est-ce que vous penseriez qu’il n’a pas de compères ?

— Et qui supposeriez-vous donc qui fût capable de l’aider ?

— Dieu sait ! Nozdref lui-même, peut-être.

— Comment Nozdref ?

— Pourquoi pas ? cela lui va ; vous savez qu’il a voulu vendre son père, et, ce qui est encore plus joli, le jouer aux cartes.

— Ah ! que d’intéressantes nouvelles vous m’apprenez là ! je n’aurais jamais deviné de moi-même que Nozdref est mêlé dans cette histoire.

— Moi, dès le commencement de la soirée, j’eus tout compris au bout d’un quart d’heure.

— Je vous crois ; mais, quand Tchitchikof est arrivé ici, et qu’il a fait quelques visites, personne alors n’aurait, je crois, deviné qu’il remuerait ainsi toute la ville. Je vous avouerai que la protopopesse m’a aussi touché un mot du projet d’enlèvement ; si vous aviez pu voir comme j’étais tremblante… si je n’avais la ressource de venir me retremper dans votre bonne affection, je crois que j’en perdrais la tête. Voyez que d’étranges choses se passent dans notre monde ! Ah ! Anna Grigorievna, pensez, ma Marie remarque que je suis pâle comme une morte : « Ah ! ma bonne maîtresse, me dit-elle, qu’avez-vous donc ? vous êtes plus blanche que votre camisole. » Moi je lui ai répondu : « Marie, Marie, tais-toi ; il s’agit bien de mon teint ! » En voilà une histoire ! Et Nozdref mêlé à l’aventure… c’est du beau ! »

Gentille grillait d’impatience de savoir comment allait se faire le mystérieux enlèvement, de connaître le lieu, l’heure ; etc., etc. ; mais c’était demander un peu trop. Charmante s’excusa sur son ignorance, et elle ne savait pas en imposer ; supposer… oui, supposer, c’est tout une autre affaire, quand la supposition qu’on fait est fondée sur une intime conviction. Quand elle avait dans son for intérieur la conviction d’une chose, elle ne s’en départait plus, et l’avocat le plus habile à donner le change aux opinions d’autrui, verrait, en essayant son art auprès d’elle, ce que c’est qu’une conviction profonde.

Les deux dames furent parfaitement persuadées de ce que, dans le principe, elles n’avaient admis que comme simple conjecture ; et en cela il n’y a rien que de fort ordinaire. Notre sexe, qui se donne carrément pour le sexe fort et intelligent, n’est guère plus sage, soit dit entre nous, et je n’en veux pour preuve que la manière dont il pond, couve, nourrit et lance à travers le monde ses dissertations les plus érudites et les plus absolues. Originairement un tel avait eu l’idée de se faire à lui-même, non sans confusion, une question très-modeste : « Ne serait-ce pas de là, de ce rocher, de ce filet d’eau, de cet étroit passage, de ce débris de quelque vieille tour que le pays a pris son nom ? » ou bien : « Ce document était-il une instruction, ou un diplôme, ou une charte, et ne se rapporte-t-il pas à une époque bien plus ancienne que ne l’a supposé mon confrère, et le peuple qu’il nomme ici avec une orthographe tant soit peu arbitraire, ne serait-ce pas tel peuple ? »

Tels sont les doutes qu’il se pose, et là-dessus il se met à entasser citations sur citations, et s’il a le bonheur d’entrevoir quelque cohésion dans les idées qui lui viennent, il se les ajuste tant bien que mal aux épaules et aux talons. Et alors de prendre son élan, de s’animer, de se poser partout, de taquiner sans merci des écrivains morts depuis des siècles, leur adressant des objections, leur prêtant des répliques impossibles, et, dans son triomphe, oubliant la timide et oisive conjecture qui lui a servi de point de départ. Le fait, indéfiniment agrandi et arrondi en bulle de savon grosse au moins comme la planète Mercure, lui paraît à lui d’une clarté fulgurante ; puis il en prend à son aise et tranche sur un ton haut et affirmatif : « Voilà le vrai nom, le vrai pays, le vrai peuple, la vraie date ; c’est ainsi, et non autrement, qu’il faut envisager notre objet, que personne avant nous n’avait seulement soupçonné. » Et tout cela tombe en avalanche des chaires du haut enseignement ; la nouvelle vérité, la découverte du grand homme va de là faire le tour du monde, inspirant partout des milliers de sectateurs enthousiastes.

Au moment où Charmante avait, en faveur de Gentille, tranché avec tant d’habileté et de bonheur la question qui agitait la ville de N***, le procureur entra dans le salon avec son œil clignotant sous ses épais sourcils et son grand air habituel de complète impassibilité. Les deux dames à l’envi se mirent à lui faire part de ce que l’on racontait sur les achats d’âmes mortes, sur le projet de rapt de la fille du gouverneur, et elles en dirent tant que, sans bouger de place, clignant de l’œil gauche, chassant de sa barbe avec son mouchoir les grains de tabac qui s’y étaient logés, il ne parvint pas à comprendre un seul mot de toute cette éloquence à deux. À bout de patience, elles le plantèrent là, sortirent ensemble de la maison, et, partant pour révolutionner la ville, elles prirent leur course dans une direction opposée. Elles eurent l’une et l’autre un succès complet, et il ne leur fallut, qui le croirait ? qu’une demi-heure pour mettre en fermentation toutes les têtes et en mouvement toutes les langues, sans que pas un se fût avisé de se demander s’il y avait en réalité sujet de se trémousser de la sorte. Elles eurent le talent de soulever devant les yeux de tous une si épaisse nuée d’improvisations chatoyantes, que messieurs les employés de tout rang en demeurèrent éperdus, la lèvre en convulsion et l’œil fixe, comme de véritables ruminants à qui une vague odeur de loups en campagne donnerait matière à réflexion.

Quelques-uns, dans le premier moment, ressemblaient à un écolier dormant à qui ses camarades levés avant lui auraient logé dans la narine le bout d’un houzard, c’est-à-dire une fine bande de papier vrillée en tube et remplie de tabac très-fin ; la victime, aspirant d’un coup toute la charge avec la vigueur d’un dormeur de quinze ans, s’éveille en sursaut, s’agite, pousse un grand cri, éternue à la grande manière de notre héros, et plus bruyamment encore, puis, les yeux hors de la tête et tout en larmes, il regarde en haut et en bas d’un air hébété, cherchant à comprendre où il est et ce qui lui est arrivé. Puis il distingue sur la paroi le rayon qu’y projette obliquement le soleil levant ; il voit le sourire de ses compagnons joyeusement groupés dans les angles ; il voit par la fenêtre le matin qui monte, le panache des bois qui se balance et d’où s’élève en chœur le chant d’un peuple d’oiseaux de tout bec et de tout plumage ; il voit se détacher du miroir des marécages un ruisseau murmurant que suivent de distance en distance de petits villageois aux pieds nus qui s’appellent les uns les autres à la réfection, et, à la fin des fins, il porte précipitamment la main à son nez où pendait encore le houzard, instrument de cette espièglerie.

Telle fut exactement, dans toutes ses variations, l’attitude des habitants et des fonctionnaires de la ville de N. Les hommes en particulier, eurent la figure longue et spirituelle du mouton occupé philosophiquement à ne penser à rien. Les âmes mortes, la fille du gouverneur et Tchitchikof se mêlaient, se confondaient et tourbillonnaient dans leurs têtes ; puis, le premier ahurissement passé, ils semblèrent les distinguer, les séparer dans leur esprit et s’en demander compte, et ensuite, se fâcher de voir que la chose refusait toujours de s’éclaircir à leurs yeux. Quel problème est-ce donc en effet, bon Dieu, quel problème que ces âmes mortes ; des âmes mortes ! quelle logique peut sortir de là ? à quel propos, dans quel but acheter des âmes mortes, et où prendre un fou qui s’avise de cela ? Y a-t-il une monnaie invisible pour une telle acquisition ? Eh bien, un fou achète des âmes mortes ; il sait bien, lui, où il les mettra ; il a un argent cabalistique pour arranger toute son affaire. Bon ; mais à présent, que vient faire là-dedans la fille du gouverneur ? Ah ! c’est que notre fou voulait l’enlever. Très-bien ; mais, pour enlever une fille, est-ce qu’on achète d’abord des âmes mortes ? S’il s’est mis en tête d’acheter des âmes mortes, quel besoin a-t-il d’enlever la fille du gouverneur ? Ces âmes mortes, est-ce un cadeau dont il se pourvoit pour achever de tourner la tête à la demoiselle ? Quelle absurdité donc que ce bruit que l’on colporte ainsi par toute la ville ! Qu’est-ce que cela veut dire qu’aujourd’hui on ne puisse mettre le nez dehors et rencontrer quelqu’un sans être assommé d’histoires toutes plus extravagantes les unes que les autres ? Cependant, pour que cela dure tout le jour et gagne ainsi tout le monde, il est à croire qu’il y a à cela une cause, une raison. Trouvez-moi un sens et une raison dans des propos d’âmes mortes ! Ces discours ou ces caquets, ce n’est peut-être au fond que patati et patata, bibus et sornettes et billevesées ; le plus sage parti est de jeter sa langue aux chiens tout de suite, et de se tamponner les oreilles… Bref, les propos, les avis jaillissaient en feux croisés dans le vide, et il n’était plus question en tout lieu que de trois choses : les âmes mortes, la fille du gouverneur et Tchitchikof, ou : Tchitchikof, la fille du gouverneur et les âmes mortes.

Cette ville, ordinairement si calme qu’elle semblait aux trois quarts endormie même en plein jour, paraissait comme surexcitée au moral et frappée d’un singulier vertige. On voyait sortir en quelque sorte de dessous terre tous les turuques et les baïbaques, c’est-à-dire des gens retirés, casaniers depuis nombre d’années, devenus à moitié momies et fossiles dans leurs demeures, et ils en mettaient la faute sur le bottier qui leur avait fait des chaussures trop étroites, sur le tailleur qui retenait sans fin leurs habits, sur leur cocher toujours ivre, ce qui naturellement les condamnait à passer leur vie en robe de chambre. Ceux qui avaient rompu toute relation de société et ne connaissaient plus que Reste-couché, Tiens-toi-caché, Ronfle-haut et Baîlle-à-tout, dont les familles très-connues ont des représentants partout en Russie, et toujours sous des physionomies éminemment nationales ; tous ceux que l’on ne tirerait pas de leur domicile de limaces, même en les invitant à venir prendre leur part d’une bouillabaisse russe de cinq cents roubles, faite de sterlets de deux mètres de long avec accompagnement obligé de koulébeaks[2] fondants ; tout cela apparaissait par extraordinaire, comme des revenants, et rendait la ville de N. grande, populeuse et animée comme il convient à une véritable ville.

On y vit un Syss Pafnoutievitch et un Macdonald Karlovitch dont jamais il n’avait été fait mention ; on y vit dans plusieurs salons se développer la haute stature d’un monsieur long, long, long comme une perche, et que personne ne se rappelait avoir jamais aperçu ; dans les rues et les carrefours se croisaient en tout sens des drochkis à capote, des lignes antépétroviennes, des pataches vermoulues, des véhicules de noms et formes impossibles. En temps de foire ou dans d’autres circonstances, ce brouhaha eût peut-être été fort peu sensible ; mais la ville de N. paraissait depuis longtemps oubliée du monde entier et s’était accoutumée à l’absence de toute nouvelle émouvante. Nous dirons même que dans le cours des trois derniers mois, on vivait là sans commérages, et on sait que les commérages sont aussi nécessaires quotidiennement dans une ville que le manger et le boire eux-mêmes.

Deux opinions distinctes se partagèrent la ville ; il y eut le parti des hommes et le parti des femmes. Le plus stupide, le parti des hommes, ne portait guère son attention que sur le mystère attaché au nom d’âmes mortes ; celui des femmes rapporta tout à la question vive de la fille du gouverneur. Le lecteur voudra bien, à l’honneur des dames, remarquer que leur parti était le parti de l’ordre et de la prudence. Dans l’espèce d’enquête qu’elles suivirent, elles étaient fidèles à leur vocation naturelle de matrones, de maîtresses et de régulatrices des convenances. Aussi l’on vit leurs inductions sentencieuses présenter un air d’investigation régulière, procéder avec ordre, et prendre des formes claires et précises. Quant à la manière dont elles se peignirent le fond des choses, on peut en penser ce qu’on voudra ; mais ce fut certainement un tableau complet et fini.

Il leur resta démontré que la passion de Tchitchikof avait déjà quelques années de date, que les amants s’étaient vus dans le jardin du couvent, aux tendres lueurs de la lune, le gouverneur n’aurait eu aucune répugnance à accorder la main de sa fille à ce Tchitchikof, qu’il savait être riche comme un juif, n’était qu’il y a de par le monde une femme légitime abandonnée par le galant. D’où ces dames avaient-elles appris que Tchitchikof fût en puissance de femme ? c’est ce qu’aucune n’aurait su dire. Mais une voix prévint là-dessus toute objection en ajoutant que la malheureuse, irritée par un amour sans espoir, avait écrit à Son Excellence la lettre la plus touchante. Après une affirmation aussi décisive, il n’y eut pas à hésiter longtemps sur une conclusion qu’on fut unanime à reconnaître pour évidente. Du moment qu’il n’y avait plus de transaction possible avec le père et la mère, le dénoûement devenait inévitable, et on avait pris sans balancer le parti d’enlever la jeune personne.

Dans quelques autres maisons, il est vrai, cette assertion qu’il fût marié, et que son Ariane eût écrit une épître lamentable, était traitée de fable ; mais on s’y racontait tout haut, avec un grand air de circonspection et de modestie inquiète, que Tchitchikof, en homme très-fin, très-expert en affaires de tout genre, avait pour arriver à la fille commencé par courtiser la mère, et que c’était après avoir poussé celle-ci assez loin du devoir, qu’il lui avait demandé la main de la petite comme moyen très-simple de ne jamais se séparer. La dame s’effraya non pas tant de la continuité assurée à cette liaison que de la complication jetée dans une situation criminelle de tout point, si contraire à la morale, à la religion et à la paix de sa conscience, et elle répondit par un refus tout net. Et voilà comment Tchitchikof avait été amené à se dire : On me la refuse, eh bien, je l’enlève ! »

Je conviens qu’à cet édifice harmonieux de l’imaginative des belles dames, il se joignait des contre-forts, des arcs-boutants et des annexes d’un goût et d’une logique contestables, à mesure que les bruits gagnaient les quartiers éloignés du centre. En Russie, la société inférieure est singulièrement friande des propos qui se tiennent dans les cercles de la classe supérieure, de sorte que toutes ces nouvelles du jour s’infiltrèrent promptement jusque dans d’humbles et vulgaires demeures, où il va sans dire que l’on n’avait jamais vu ni même entendu nommer Tchitchikof et où de l’or pur en fusion n’arrive guère que changé en un plomb vil et chargé d’agrégations plus viles encore. Cependant, à considérer l’ensemble de l’opinion du parti femme, le sujet prenait d’heure en heure plus d’intérêt romanesque et des formes plus arrêtées, et, comme il n’y a rien de puissant qui ne finisse par aboutir, ce concert de milliers de voix de femmes ne put manquer d’arriver à l’une et à l’autre oreille de Mme la gouvernante.

On juge bien que celle-ci, comme mère de famille, comme première dame de la ville, et de plus comme femme distinguée, n’avait pu prévoir rien de semblable. Aussi fut elle très-affectée de ces histoires et elle en ressentit la plus juste indignation. La pauvre jeune blondine eut tout aussitôt à subir le plus fâcheux tête-à-tête que jamais on ait infligé à une adolescente de seize ans ; il lui fut administré coup sur coup vingt douches bouillantes de questions, de reproches, de réprimandes, d’admonitions et d’énergiques menaces, jusqu’à ce que, faute d’y pouvoir rien comprendre ni rien répondre, elle se mit à pleurer et à sangloter, tout comme elle eût fait pour bien moins que cela à l’âge de six ans. La grande dame, après ce bel exploit, fit appeler le suisse de son hôtel, et lui intima l’ordre formel de ne laisser monter Tchitchikof en aucun temps, à aucune heure et sous aucun prétexte.

Leur besogne faite de ce côté, les dames se tournèrent vers le parti des hommes, décidées à les faire abonder dans leur sens, en leur assurant bien que les âmes mortes n’étaient rien autre chose qu’une pure fiction et des conjectures mises en avant pour faire diversion dans les esprits et les jeter à cent lieues de tout soupçon à l’endroit de l’enlèvement. Elles parvinrent en effet à embaucher un certain nombre de ces messieurs, qui désertèrent lâchement leur propre parti, sans vouloir se soucier des qualifications ronflantes ou moqueuses qu’ils ne pouvaient manquer d’entendre ici et là, par suite d’une pareille défection. L’esprit de corps a ses droits, ses exigences et ses colères. Mais les fidèles du parti masculin, ceux que jamais on n’aura le droit d’appeler jupes, femmelettes, Jean-filles et bonnets de nuit à madame, ceux-là même se gendarmèrent et tinrent ferme : malgré cela, leur opinion fut loin d’offrir la cohésion, la poésie et le bel aspect de l’opinion contraire. Tout, dans ce prétendu parti mâle, était rude, grossier, discord, lourd, heurté ; il y avait évidemment là incongruité dans la pensée, brouillard et confusion dans les têtes, reflet de la nature vaine et inconsistante de l’homme en général, nature incomplète, gauche, myope, boiteuse, qui ne s’entend pas mieux aux choses du cœur qu’à la bonne tenue d’une maison ; nature portée à la perfidie, à la paresse, pleine de doutes, d’incertitudes et de craintes qu’elle s’efforce en vain de dissimuler sous un air de force, de raison et d’assurance, dont l’autre sexe n’est pas dupe.

Après tout, il faut pourtant les entendre ; que disaient-ils ? ils prétendaient que le parti femme était dans l’absurde, que le rapt d’une fille de gouverneur quelconque était le fait d’un hussard, non d’un homme du civil, et que Tchitchikof n’était pas de force à tenter l’aventure : que d’ailleurs les femmes déraisonnent, qu’une femme est un sac qui porte où l’on veut tout ce qu’on y a mis, que l’objet principal, celui auquel il fallait s’arrêter, c’étaient les âmes mortes. Quant à celles-ci, il n’y avait pas à en douter, elles signifiaient… le diable seul sait quoi, mais en tous cas, ce mystère ne pouvait que cacher des vilenies, oh ! bien certainement des vilenies. À présent, voici la cause qui portait les hommes à inférer que ce qu’ils ne comprenaient pas devait recéler des turpitudes.

Un nouveau gouverneur général militaire venait d’être nommé et appelé à prendre le commandement supérieur du gouvernement. C’est là un événement qui jette toujours, comme on sait, MM. les tchinovniks ou employés et fonctionnaires de tout tchinn (rang) dans un grand émoi ; car ils flairent aussitôt les contrôles, les révisions, les comptes à rendre, les mercuriales, les salades poivrées, les bouillons administratifs dont un chef se fait un cas de conscience de régaler à tour de rôle tous ses subordonnés. Ces honorables fonctionnaires se disaient que, si seulement le nouveau gouverneur général apprenait que, dans leur ville, il se répandait de tels bruits, qu’on se livrait à de telles émotions, il y aurait là de quoi les faire tous dégrader, fouetter et congédier à jamais du service public. L’inspecteur du conseil de médecine en prit les pâles couleurs ; son imagination lui créait des fantômes ; sous ces propos d’âmes mortes, n’entendait-on pas peut-être ces malades morts en nombre considérable dans les hôpitaux et ailleurs, d’une fièvre épidémique contre laquelle le comité n’avait pris aucune des mesures recommandées par l’autorité supérieure, et ce M. Tchitchikof ne serait-il pas un émissaire envoyé d’avance en secret afin de préparer les éléments d’une enquête, pour celui qui allait arriver en qualité de gouverneur général ? Ce malheureux fonctionnaire courut faire naïvement part de ses craintes au président ; le président lui répondit que c’était une idée ridicule ; et après cela lui-même tout à coup il pâlit en regardant la figure blafarde du docteur, il se dit en lui-même : « Si les âmes achetées par Tchitchikof sont en effet des âmes mortes, j’ai laissé instrumenter les actes de vente ; j’ai fait plus, j’y figure en personne comme fondé de pouvoirs de Pluchkine. Diantre ! si cela parvenait à la connaissance du gouverneur général… Ah ! c’en serait fait de moi ! »

Il alla en toucher un mot à deux intimes qui, à cette seule ouverture, devinrent à l’instant aussi blêmes que lui. La peur est un mal aussi contagieux au moins que la peste et qui se communique même plus vite. Chacun se mit spontanément à faire son examen de conscience et à redouter les conséquences même de péchés qu’ils n’avaient point faits et dont ils avaient à peine eu la pensée. Le mot : Âmes mortes, prit une extension de sens si merveilleuse que, chez le maître de police, on alla jusqu’à chercher si ce mot ne faisait pas allusion à deux cas encore bien récents d’inhumations précipitées contrairement au vœu de la loi. Le premier cas qui avait eu lieu concernait des marchands de Solvytchégod qui étaient venus en ville pendant la foire ; après avoir terminé leurs affaires, ils voulurent, pour l’avenir de leurs relations avec leurs bons amis les marchands d’Oustsyssolsko, les bien régaler à la russe, et compléter le régal par tous les suppléments usités à l’étranger : punch, orgeat, baumes, etc. Mais le tout fut terminé, comme de coutume, par une batterie ; les Solvytchégodiens eurent raison des Oustsyssolskiens en les assommant tous, seulement bon nombre de larges contusions et luxations de toute espèce, marquées sur toutes les parties du corps et sur la tête des vainqueurs, offraient le meilleur témoignage de la force redoutable du poing des vaincus. Un des triomphateurs avait reçu au beau milieu du visage un coup qui ne laissait plus subsister qu’une petite pelote grande comme le bout du petit doigt, et qui semblait mise là comme par dérision dans une marmelade de prunes au vin rouge.

La justice arriva sur les lieux pour constater le délit, verbalisa, commença l’instruction ; les marchands convinrent de leurs torts en s’excusant avec insistance sur ce qu’ils ne s’étaient battus que pour s’amuser. Puis le bruit se répandit, sans trop de scandale dans le pays, qu’ils s’étaient tout doucement justifiés tous, moyennant quatre assignats de banque par tête. L’affaire fut ainsi dès l’abord jugée obscure, et, dans les suites peu prolongées de l’instruction, il fut démontré que ces imprudents fils d’Oustsyssolsko, ayant tous couché là, avaient tous été asphyxiés à la fois par la vapeur d’un poêle, que l’un d’eux était allé fermer lui-même un bon quart d’heure trop tôt. Il fut convenu qu’on n’avait enterré ces braves gens qu’après avoir bien constaté leur mort par asphyxie.

Voici quel fut le second cas de sépulture hâtive ; il était alors tout récent : des paysans de la couronne, domiciliés dans le village de Vchivaïa-Spess, réunis à d’autres paysans du village de Borovka-Zadiraïlova, extirpèrent de la surface du sol la police locale dans la personne de l’assesseur, un certain Drobajkine, parce que ladite police, c’est-à-dire Drobajkine, avait pris pour habitude de les visiter beaucoup trop souvent, ce qui revenait pour eux à une fièvre sporadique. On savait que, de la part de la police, le vrai motif était un grand faible de cœur qui la portait à venir regarder de fort près les femmes et les filles du village. On n’arriva pas à bien savoir la vérité ; seulement les paysans dans leurs dépositions dirent crûment que la police était paillarde comme un matou, que plus d’une fois ils l’avaient avertie d’être sur ses gardes, et que la dernière fois ils l’avaient chassée, en costume très-primitif, d’une chaumière où elle pouvait bien être prise pour un sauvage. Assurément, pour de pareilles habitudes, la police méritait bien de telles algarades ; mais toujours est-il que Drobajkine fut assommé à égale distance des deux villages dans les chemins, et que les habitants de Vchivaïa-Spess et ceux de Zadiraïlova sont coupables et sans excuse s’ils ont concerté et mis à exécution ce meurtre, s’ils y ont trempé d’une façon quelconque, si enfin ils se sont fait justice à eux-mêmes. On avait trouvé la police étendue en travers des ornières ; sa capote d’ordonnance était sur elle, mais en lambeaux ; la figure de la victime était entièrement méconnaissable.

Là aussi il y eut enquête ; l’instruction traîna assez longtemps, parce que les choses paraissaient bien peu claires ; l’affaire, portée à la fin au tribunal, fut jugée à huis clos et séance tenante ; on y prit en considération que les paysans étaient nombreux, bien d’accord et tous très-vivants. Drobajkine était mort, et par conséquent se trouvait désintéressé ; les deux villages avaient grandement intérêt à n’être pas inquiétés davantage pour cet accident : il fut déclaré à l’unanimité qu’il n’y avait lieu à suivre, l’assesseur Drobajkine, convaincu d’avoir exercé mainte et mainte fois des vexations très-blâmables envers les habitants de ces villages, étant mort tout à coup dans son traîneau d’un coup d’apoplexie, et dans un désordre qui prouvait des habitudes peu convenables à un magistrat.

Ces deux affaires, quoique récentes, étaient dûment terminées. Les fonctionnaires publics de la ville de N., on ne sait vraiment pourquoi, s’imaginèrent presque tous que les Âmes mortes, ce devaient être les gens assommés dans ces deux circonstances. Et, comme par un fait exprès, quand toutes les notabilités étaient dans cette pénible situation, M. le gouverneur reçut en même temps deux dépêches ; dans l’une il était dit : « D’après divers indices et rapports officiels, il existe dans le gouvernement un faux-monnayeur qui fabrique et répand des assignats habilement imités, qui change de noms, d’habitudes, de costumes et de localités » ; suivait l’ordre du procéder aux plus actives recherches de ce faussaire et de ses complices s’il en avait. L’autre papier émanait du cabinet du chef d’un gouvernement voisin ; c’était un rapport relatif à l’évasion d’un malfaiteur qui avait disparu depuis plusieurs semaines, et dont on ne retrouvait plus nulle trace ; à la fin de cette communication qui ne donnait aucun signalement du fugitif, il était dit que, si l’on venait à rencontrer dans le ressort un homme tant soit peu suspect et sans papiers, ce serait un devoir de l’arrêter immédiatement. Ce brigand et ce faussaire mirent martel en tête à l’édilité et à la justice ; il y eut contradiction, complication, confusion dans les conjectures. Le parti homme, pour sauvegarder sa dignité, fit grand mystère de ces nouveautés au parti femme et n’en fut pas mieux éclairé pour cela.

Ces messieurs ne purent certainement supposer qu’il y eût la moindre connexité entre ces malfaiteurs et la personne de Tchitchikof, et pourtant ils rappelèrent que ce dernier disait avoir eu beaucoup, beaucoup d’ennemis, dont plusieurs même avaient attenté à sa vie, qu’il avait eu singulièrement à souffrir dans la carrière du service public, et que son existence ressemblait à un vaisseau naviguant sans cesse battu par les vagues d’une mer féconde en naufrages… Donc sa vie avait été souvent en danger, donc il était l’objet de poursuites actives, donc il devait s’être attiré ces poursuites par quelques actes, hum, hum ! Rien de prouvé, rien ; mais qu’était-il ?… Certainement nul n’était à même d’affirmer qu’il fît de faux assignats, encore moins que ce fût un brigand… non, son extérieur, son langage, ses habitudes douces, modestes et formalistes, tout repoussait ces atroces qualifications. Et on en revenait à dire plus souvent que jamais : « Qu’est-ce que c’est que ce M. Tchitchikof ? » C’est là, on en conviendra, une question que les autorités auraient dû se poser le jour même où s’arrêta la britchka de notre héros dans la cour de l’auberge, ainsi que nous l’avons décrit dès la première page du présent poëme. À présent qu’on avait des liaisons de société avec lui, il était un peu tard de se raviser et d’agir comme avec un inconnu ; mais on pouvait, on devait se renseigner pourtant, en employant un petit détour, et il fut décidé que l’on questionnerait ceux à qui il avait acheté des âmes, moyen de savoir du même coup ce qu’il fallait penser de cette sorte de transaction et des âmes mortes, le grand objet de la curiosité des uns, de l’inquiétude des autres. Il avait dû s’en ouvrir à quelqu’un d’eux, et certainement lui dire qui il était.

La première personne près de qui on alla aux informations fut Mme Korobotchka, mais il sortit de là bien peu de lumière : il avait acheté des âmes pour quinze roubles[3] ; il achète aussi de la plume ; il trafique de beaucoup de choses, suif, saindoux, peaux… il fait des fournitures à la couronne. Ce devait être un fripon, pensait la dame, car un autre croquant de cette espèce, qui achetait de la plume et faisait aussi à la couronne des fournitures de suifs et de cuir, avait trompé tout le monde, et la protopopesse en avait été elle-même pour cent roubles avec lui. En vain les questions furent posées autrement, on ne put tirer d’elle que la répétition des seules et mêmes choses, et MM. les employés finirent par reconnaître qu’ils avaient affaire à une vieille radoteuse. Manîlof se trouvant en ville, il fut circonvenu avec empressement ; aux premières questions qu’on lui fit, il sourit angéliquement, puis il déclara qu’en toute occasion on le trouverait toujours prêt à répondre de Paul Ivanovitch comme de lui-même, et qu’il donnerait bien volontiers tous ses biens pour posséder la centième partie des qualités de Tchitchikof ; bref, il parla de ce dernier dans les termes les plus flatteurs, entrecoupés d’admirables maximes sur la sainteté de l’amitié, soulignant en quelque sorte chacun de ces apophtegmes au moyen de clignements de paupières fort éloquents.

Dans le témoignage qu’il porta, la sensibilité et les mille délicatesses de cœur de Manîlof furent là comme toujours en pleine lumière ; seulement les magistrats n’y virent pas plus clair dans la question qui les intéressait. Sabakévitch interrogé dit que Tchitchikof était, selon lui, un brave homme, qu’il lui avait vendu pour être transférés dans des plantations, des paysans industrieux ; que tout ce monde qu’il achetait était choisi et parfaitement vivant, que naturellement lui, Sabakévitch, pour cette marchandise, il ne répondait que du passé, l’avenir étant dans les mains d’un autre maître ; que si donc, dans les fatigues inséparables d’une transmigration assez considérable, il périssait tout ou partie des gens qui avaient été sa propriété, on devrait s’en prendre non à lui Sabakévitch, mais, si l’on voulait, aux fièvres, à l’air, à l’eau, à la nature ; que les exemples ne manquaient pas de terres entièrement dépeuplées par des maladies mortelles, et d’armées entières mises sur les dents avec tous leurs officiers de santé, souvent les premiers pris dans la bagarre.

La magistrature et l’édilité, jusqu’à ce moment peu édifiées sur la grande question, s’avisèrent d’un moyen peu noble, mais utile quelquefois, Dieu sait : elles firent interroger les gens de Tchitchikof. Là encore pourtant ils n’apprirent pas grand’chose. De Pétrouchka on n’obtint absolument rien qu’une odeur de remugle et de renfermé qu’il colportait toujours dans son atmosphère personnelle ; le résumé exact de ce qu’on sut par Séliphane fut que Paul Ivanovitch avait été dans la carrière des emplois et qu’il avait servi un temps dans les douanes. Dans cette classe de gens il existe une habitude invariable et fort singulière en Russie : questionnez rondement vos domestiques sur une chose quelconque que vous tenez à savoir ; il ne leur souvient de rien, ils n’ont pas une idée dans la tête ; ils n’ont rien su, rien vu, rien pu voir ni savoir. Mais détournez-vous vite de la question intéressante et faites-en d’oiseuses qui soient vulgaires et baroques, les voilà aussitôt qui vous en décousent tant et tant sur toutes sortes d’objets, et principalement sur le vôtre, que vous leur demanderiez volontiers grâce de beaucoup de détails superflus.

MM. les édiles, il est vrai, n’avaient jamais soupçonné ce secret. En général, toutes les recherches qu’ils firent les conduisirent à reconnaître leur complète ignorance de ce qu’était Tchitchikof, et pourtant, ajoutaient-ils en soupirant, M. Tchitchikof doit bien être quelqu’un et quelque chose. Ils prirent la résolution de s’assembler en plus grand nombre qu’ils n’avaient encore fait, et de délibérer définitivement cette fois, pour prendre une forte détermination sur les mesures qui devenaient évidemment nécessaires. Quant à Tchitchikof d’abord, ils voulaient résolûment savoir à quoi s’en tenir sur son compte ; si c’était un homme qu’il convenait d’arrêter et de mettre en prison comme suspect et peut-être très-criminel, ou bien si, tout au contraire, il ne serait pas lui-même en position de les mettre aux arrêts, de les juger sommairement et de les écrouer tous dans les prisons. Le lieu de la réunion fut indiqué chez le maître de police, dont nous avons fait la connaissance la semaine passée, comme étant réputé le père et bienfaiteur de la ville.

  1. Pochôlll ! signifie : roule ! en route ! marche ! il signifie aussi va t’en ! et vaille que vaille, etc., etc. ; c’est un de ces mots qui, comme strahh ! avoss ! oujassno ! koudéee ! et vingt autres d’une vigueur et d’une étendue d’application incroyables, ne peuvent être compris que dans la pratique et dans le pays même.
  2. Le sens des mots russes est donné dans le texte : les autres sont des sobriquets. Quant au koulébeak, c'est un pâté au poisson et au jus, qu'un nombre infini de Russes font très-habilement, même dans les plus pauvres ménages. Telle femme russe s'engage chez vous comme cuisinière, sans posséder les moindres éléments de son métier, qui, au carnaval, vous prépare d'admirables beignets, et en toute saison , si vous l'ordonnez, des koulébeaks succulents, ressource qui n'est pas à dédaigner les jours maigres et pendant le grand carême.
  3. Rouble assignat, un franc.