Traduction par Ernest Charrière.
Librairie de L. Hachette et Cie (1p. 52-88).


CHANT III.

MADAME KOROBOTCHKINE[1].


Heureuse disposition d’esprit du héros en s’éloignant de la maison de Manîlof. — Séliphane non moins satisfait ; ses longs discours adressés aux chevaux. — Le héros finit par s’apercevoir que son automédon est ivre. — Un ouragan. — Séliphane se jette dans les premiers chemins venus. — Pluie battante. — Fondrières. — L’équipage verse. — Reproches et menaces. — Soumission modeste du délinquant. — Un chien aboie, bon présage. — L’équipage relevé est lancé au petit bonheur, à fond de train, et arrive à une maison habitée. — Notre héros est reçu et installé pour la nuit chez une vieille dame campagnarde qui le prend pour un riche colporteur pratiquant une foule d’industries. — Le lendemain, en s’éveillant, le héros reconnaît à divers signes que la dame jouit d’une grande aisance. — Il lui propose d’acheter ses Âmes mortes. Il y réussit à force d’éloquence. — Espérances dont se berce la vieille dame. — Le héros part à la recherche de la grande route, guidé par une petite fille du village. — Il la renvoie contente dès qu’il a aperçu les toits d’une auberge.


Tchitchikof, tapi au fond de sa britchka dans une bonne et joyeuse disposition d’esprit, roulait depuis longtemps sur la grande route. D’après ce qu’on a lu dans le précédent chapitre, on sait maintenant quel était l’objet essentiel de ses goûts et de ses aspirations, et on ne sera pas, je crois, fort étonné d’apprendre qu’il se soit bientôt laissé absorber corps et âmes dans la méditation d’une entreprise qui demandait vigilance, activité, discrétion, habileté et souplesse. Les suppositions, les projets, les combinaisons à varier selon les lieux et les individus, les incidents à prévoir passaient sur son visage, et leur résultat probable devait se présenter à son esprit sous un jour aussi plaisant que favorable, car de temps en temps il se laissait aller à un drôle de petit rire saccadé. Tout occupé de ces choses-là, il ne prêtait aucune attention à ce que disait son cocher, lequel, content des manières des gens de Manîlof à son égard, en adressait la remarque au cheval tigré qu’il avait attelé en bricole du côté droit. Ce cheval était un grand finaud qui faisait semblant de tirer, que c’était à s’y méprendre, et ne tirait point, tandis que le cheval bai mis au timon et le gris pommelé attelé en bricole à gauche, cheval appelé le Président, parce qu’il avait été acheté d’un juge, travaillaient de tout leur cœur, et si consciencieusement, qu’on pouvait lire dans leurs yeux le plaisir du bon témoignage qu’ils s’en rendaient.

« Bien, bien, malin, essaye de ruser avec moi, va ; tout à l’heure, je t’en aurai fait passer l’envie ! dit Séliphane en brandissant son fouet, dont il porta un vigoureux coup au paresseux ; attrape, tu ne l’as pas volé, et à présent fais ton devoir, calotin allemand ! Le bai est un cheval honorable, il fait sa besogne honnêtement : aussi je lui donnerai avec plaisir une mesure de plus, parce qu’il tient une conduite respectable ; et le Président aussi, il n’y a rien à dire, c’est un honnête cheval. Eh bien, eh bien ! qu’as-tu à remuer de l’oreille ? imbécile, écoute ce qu’on te dit. Ce n’est pas moi qui te donnerai de mauvais conseils, malappris que tu es. De quoi oi oi ?… des caprices à présent… tiens ! ! » En parlant ainsi il cingla encore un grand coup de fouet, et grommela : « Ah ! barrrrbare !… » Puis il se mit à crier à tous les trois à la fois : « Eh ! vous, mes petits chéris, hüi ! » Et il donna à chacun un bon petit coup, non pas comme châtiment, mais comme pour leur témoigner, au contraire, qu’il était content d’eux. Ensuite il reprit sa mercuriale au cheval tigré : « Tu crois couvrir habilement ta lâcheté… Non, non, frère, vis dans le vrai, si tu veux qu’on ait pour toi du respect. Voilà, chez le propriétaire que nous venons de quitter, il y a de braves gens, on peut les honorer ; moi je parle avec plaisir à celui qui est bon ; avec un honnête homme, quand même ce serait une femme, je suis toujours ami et bon compagnon. Prend-on le thé, mange-t-on un morceau sur le pouce, bien, j’en suis, et vive la joie ! Je te le dis, vois-tu, on est bien avec les bons ; pour un brave homme chacun est en fonds de respect. Tiens, voilà notre maître, par exemple, chacun a du respect pour lui certainement, parce qu’il a servi l’Empereur… il est Conseiller de collège… »

En partant de là, Séliphane s’élança dans un dédale de digressions morales par trop abstraites et subtiles, non-seulement pour un cheval de volée, mais même pour un moraliste automédon, et même pour le commun des lecteurs, à qui je demande pardon de cette impertinence.

Si Tchitchikof eût écouté, il aurait appris beaucoup de détails qui se rapportaient personnellement à lui ; mais sa pensée était occupée d’autres affaires, quand, à l’improviste, un coup de tonnerre l’obligea à se réveiller de sa torpeur, et il jeta un regard autour de lui. Tout le ciel était couvert de nuages, et la route de poste, que recouvrait un lit de poussière, se trouva tout à coup tachetée de larges gouttes de pluie. À la fin le tonnerre retentit une seconde fois plus fort et plus rapproché, et la pluie se précipita en averses, comme si l’on eût renversé là-haut des milliers de grandes cuves. Elle avait d’abord pris une direction régulièrement oblique ; maintenant elle battait contre le corps de la britchka dans une direction horizontale, puis dans une autre presque droite ; puis tout à coup, modifiant avec un redoublement de vigueur son plan d’attaque, elle fondit verticalement et battit le tambour sur le sommet de la capote ; les éclaboussures finirent par cingler le visage de notre voyageur. Cette circonstance le força de s’abriter sous les rideaux de cuir ornés de deux œils ronds vitrés, par lesquels on avait chance d’entrevoir les paysages dans les temps de bourrasques, où disparaît, il est vrai, tout paysage ; et il ordonna à Séliphane d’aller plus vite. Séliphane, arrêté au milieu de son discours par cet ordre et par la giboulée, vit bien qu’il n’y avait pas de temps à perdre ; il tira de dessous son siège une sorte de large casaquin en gros drap gris dont il passa les manches, puis il assujettit les rênes dans sa main et hua énergiquement son attelage en troïge, qui à peine parvenait à mouvoir les pieds, parce qu’il remarquait un affaiblissement de parole dans la gorge de l’orateur.

Mais Séliphane ne put se souvenir s’ils avaient passé positivement deux ou bien trois chemins de traverse ; cependant, après quelques minutes de recueillement, il se représenta quelque peu l’espace parcouru et se souvint d’avoir trop réellement passé un grand nombre de chemins de traverse, tandis qu’il haranguait ses bêtes.

Le Russe, dans les minutes décisives, ne prête aucune attention à ce qu’il fait ; Séliphane, qui ne faisait point exception, se jeta sans délibérer dans le premier chemin de traverse qui se présenta à droite, et cria : « Ohé ! vous, les amis respectables, détalez… » Et il alla au grand trot, s’inquiétant fort peu de ce qui se trouverait au bout du chemin qu’il venait de prendre.

Cependant il semblait que tout le ciel eût bien résolu de se fondre en eau ce soir-là. L’épaisse poussière des routes s’était promptement détrempée, et les pauvres chevaux avaient de minute en minute plus de peine à tirer la britchka. Tchitchikof commençait à en concevoir une assez vive inquiétude ; il se mit à regarder à droite, à gauche, en avant, tâchant d’apercevoir les villages de Sabakévitch ; mais tout l’horizon s’étendait à deux pas au plus, et jamais trique poussée la première dans un four refroidi ne vit obscurité plus épaisse.

« Séliphane ! dit-il à son cocher en avançant la tête et la poitrine hors de la britchka.

— Quoi, monsieur ? répondit Séliphane.

— Regarde bien, tu dois apercevoir quelque part un village.

— Non, monsieur, non, nulle part. »

Puis Séliphane, en promenant au hasard le nœud de son fouet sur ses bêtes, entonna une chanson, puis une autre qui, sans transition, se fondit en une troisième, d’où en une quatrième où il y eut comme un léger retour à la première ; ce qui produisit un amalgame baroque qui n’avait pas plus de fin qu’il n’avait eu de commencement quant au sens et à la mélodie. Tout entrait dans ce pot-pourri amphigourique et fantasmagorique d’un genre primitif, tout, y compris les cris d’encouragement que, d’un bout à l’autre de la Russie, on a coutume de prodiguer aux chevaux ; y compris des giboulées d’adjectifs qualificatifs, les uns simples, courts, monophones, d’autres d’une longueur, d’une variété et d’une complication d’idées prodigieuses ; et comme notre homme improvisait à tort et à travers, disant toujours ce qui venait au bout de sa langue, il en vint à nommer les chevaux ses petits secrétaires d’un ton de complaisance, et son accent trahissait tout le plaisir qu’il avait à prononcer ce mot. Il le répéta bien dix fois sans scrupule.

Cependant Tchitchikof remarquait que la britchka penchait beaucoup d’un côté, puis de l’autre, et que le cahotement devenait plus rude et plus fréquent ; il pensa qu’ils avaient quitté le chemin, et que très-probablement ils roulaient dans les terres labourées. Séliphane s’en aperçut probablement aussi, mais il ne dit mot.

« Eh bien, coquin, par quel chemin me mènes-tu donc ?

— Mais, monsieur, que faire ? je ne vois pas le fouet que j’ai à la main… »

Il avait à peine dit ces mots, que le véhicule se trouva penché à ce point où les voyageurs s’accrochent instantanément des deux mains à tout ce qui se trouve à leur portée. Tchitchikof s’aperçut alors seulement que son automédon était ivre.

« Arrête, arrête ! Tu nous verses, animal ! lui cria-t-il.

— Non pas, monsieur ; ah bien oui, j’irais bien vous verser, vraiment ! je sais trop qu’il est mal, et même très-mal de verser ; c’est sûr ; je ne vous verserai pas, moi, allez. »

Là-dessus il se mit à faire tourner un peu la britchka à droite, puis encore un peu, encore un peu… et elle se trouva couchée sur le flanc. Tchitchikof pataugea des mains et des pieds dans la fange. Séliphane arrêta les chevaux qui, au reste, se seraient certainement arrêtés d’eux-mêmes, tant ils étaient exténués.

Ce qui venait de se passer jeta Séliphane dans un grand étonnement. Renversé du siège, il roula sur lui-même avant de reprendre son équilibre ; puis il s’approcha de la britchka, tâchant de la soulever de ses deux bras, en disant à cet équipage innocent et sourd : « Ha, ha, te voilà versé, te voilà versé, fi ! » Tchitchikof, en s’agitant dans la boue pour tâcher de sortir sinon de la britchka, au moins d’une position qui lui tordait les membres, dit sans trop de colère à Séliphane :

« Tu es ivre comme un bottier, misérable.

— Eh ! non, monsieur ; ivre ! certainement non ; je sais trop bien qu’il est mal, qu’il est très mal d’être ivre. J’ai causé avec un ami, j’ai causé parce qu’on peut causer, sans qu’il y ait de mal à cela, avec un brave et honnête homme ; oui, nous avons mangé un morceau ensemble, c’est vrai… Eh bien, quoi, il n’y a pas d’affront ; avec un honnête homme, n’est-ce pas, on peut bien manger un morceau ?

— Et que t’ai-je dit la dernière fois que tu as été ivre, hein ? Tu as oublié : ce n’est pourtant pas si vieux.

— Comment, monsieur, comment l’aurais-je oublié ? Ce serait mal que je l’eusse oublié ; je sais ce que je suis et ce que vous êtes ; je sais que ce n’est pas bien d’être ivre ; vous n’aimez pas cela. Moi, j’ai causé, voyez-vous, avec un honnête homme ; causé, oui, parce que, voyez-vous, avec un honnête homme… causé, oui, parce que, après tout…

— Tais-toi. Je te fouetterai tant et si bien que tu finiras par comprendre comment il faut parler aux honnêtes gens.

— C’est comme il plaira à Votre Grâce, répondit Séliphane, aussi incapable de contredire que de garder le silence ; si l’on fouette, il faut fouetter bien : c’est juste. Et pourquoi ne pas fouetter quand c’est juste ? C’est affaire au maître de fouetter et de faire fouetter, selon son plaisir. Il faut bien fouetter le vilain, si le vilain est gâté ; je fouette bien le tigré, moi, et je fouetterais ferme même le Président, s’il me faisait des traits. Il faut tenir la main à l’ordre, ou ce n’est plus de l’ordre. Dès que c’est juste, il le faut. Oui ? eh bien, fouette. Je voudrais bien voir que le tigré me dît : Ne fouette pas… »

Le maître de l’orateur ne trouva pas un mot à reprendre dans ce prudent langage. Mais en ce même instant il sembla que la Providence eût pris tout à coup en pitié le maître mal édifié, le cocher résigné et les chevaux fourbus de fatigue. Un aboiement de chien interrompit au loin le silence de l’horizon.

Tchitchikof, charmé de ce bon augure, ordonna de stimuler à grands coups de fouet et à grands cris les chevaux. Le cocher russe, avec ses bêtes, retrouve en lui un flair merveilleux aux moments mêmes où la vue lui fait défaut ; ce qui fait que, les yeux fermés, il lance son véhicule en avant, quelquefois au grandissime galop de ses chevaux, et toujours il arrive quelque part.

Séliphane n’y voyait absolument goutte, et pourtant il mena ses bêtes si parfaitement droit à un village, qu’elles ne s’arrêtèrent que quand les brancards de la britchka eurent buté contre une palissade de madriers, et qu’il ne restait plus un seul pas à faire en aucun sens. Tchitchikof, réjoui plutôt que fâché de la secousse, regarda en l’air, et, à travers le voile épais de la plus violente pluie d’orage, il distingua à dix pas de lui quelque chose qui ressemblait à un toit. Il envoya Séliphane à la découverte de la porte cochère, ce qui aurait certainement duré assez longtemps si nous n’avions en Russie, en guise de suisses, de braves chiens qui veillent. Déjà nous étions annoncés à toute la maison, et d’une manière si éclatante que Tchitchikof se boucha des deux mains les oreilles. Une lumière qui, d’une petite fenêtre donnant sur la cour, alla tomber en lueur nuageuse sur le côté intérieur de la palissade, suffit pour révéler en un instant à nos voyageurs la vraie position de la grande porte et du guichet. Séliphane se mit en devoir de heurter : bientôt le guichet s’entr’ouvrit ; une figure affublée d’un armiak[2] se plaça dans l’ouverture, et une aigre voix de femme se fit entendre en criant d’un ton glapissant : « Qui a frappé ? qui a frappé ? qu’est-ce que vous êtes venus faire ici ?

— Nous sommes des voyageurs, la bonne mère ; donne-nous asile pour la nuit, dit Tchitchikof.

— Voyez-vous ce beau monsieur, comme il y va ! La belle heure et le beau temps, vraiment, qu’il a choisis pour venir demander l’hospitalité ! Cette maison n’est pas une auberge ; c’est la demeure de la dame du village, une personne noble.

— Fort bien, petite maman ; mais vous voyez que nous nous sommes égarés dans la campagne, au milieu de cet ouragan. Vous ne nous laisserez pourtant pas coucher dehors, sous les torrents de pluie d’une nuit pareille ?

— Oui, il fait bien sombre et bien mauvais temps, ajouta Séliphane.

— Tais-toi, imbécile, dit sèchement Tchitchikof.

— Mais qui êtes-vous ? quel homme êtes-vous ? dit la vieille.

— Je suis un gentilhomme, un noble, ma chère dame. »

Le mot de noble parut produire quelque effet sur la vieille. Après un moment de réflexion, elle dit : « Attendez, je vais parler à madame. »

Elle rentra, et deux minutes après elle reparut, une lanterne à la main. La porte cochère s’ouvrit : une lumière dans l’intérieur avait été posée sur une fenêtre. La britchka entra dans la cour et alla se ranger contre l’avancée d’une petite maison que, par cette obscurité, il était impossible de bien examiner.

Une moitié de la maison était éclairée, et la lumière, qui se faisait jour à travers trois ou quatre fenêtres, allait tomber sur les mares de la cour ; l’averse fondait bruyamment sur le toit de bois, et une partie venait faire fontaine jaillissante dans un tonneau placé à portée de la

gouttière. Les chiens avaient entrepris de nous accueillir par un bruyant concert vocal infiniment trop prolongé ; l’un, la tête toute renversée en arrière, filait des sons si soutenus et faisait son office avec tant de zèle, qu’on eût pu dire qu’il recevait pour cela, sans doute, de magnifiques émoluments ; un autre le secondait, le relevait, lui donnait vivement la réplique : entre eux tintait, comme la cloche des attelages de poste, l’infatigable déchant ou soprano d’un tout jeune chien, je suppose, et tout cela avait pour fond une vigoureuse basse-taille qui devait appartenir à quelque vieux, pourvu d’une constitution solide, car sa voix vibrait comme vibre toute bonne basse-taille dans le plus grand coup de feu d’un concert vocal, quand les ténors s’élèvent sur la pointe des pieds pour mieux émettre les notes du plus haut registre, quand tout ce qu’il y a là de tuyaux d’orgue humains monte, comme à l’envi, tous les degrés de l’échelle phonétique, tête penchée, bouche grande ouverte et paupière basse ; et que lui seul, lui la basse, plongeant un menton mal rasé dans sa cravate, l’œil profond, la taille ramassée, ravalée presque jusqu’à terre, il prend de là son creux et articule sa phrase grave, tonnante, qui fait frémir les croisées et tomber le mastic des fenêtres.

Ce chœur soutenu d’aboiements, et ce concert chaudement exécuté par de tels virtuoses, suffisaient pour faire conclure à notre héros qu’il se trouvait dans un village assez considérable ; mais il faut bien dire que, mouillé jusqu’aux os et grelottant de froid, il ne songeait absolument dans ce moment-là qu’à s’étendre sur un lit quelconque. La britchka n’était pas encore arrêtée, qu’il s’élança à terre devant le perron, de sorte qu’il tint à bien peu qu’il ne perdît l’équilibre et ne fit là une lourde chute. En même temps se montra sur le perron une femme moins âgée que celle du guichet, mais qui, pourtant, lui ressemblait beaucoup. Elle prit le soin de le conduire dans une chambre. Tchitchikof, tout en avançant, jeta dans cette chambre quelques regards rapides : les parois étaient couvertes d’un vieux papier de tenture à larges raies ; sur cette tenture pendaient, de distance en distance, des cadres encadrant des oiseaux quelconques ; entre les fenêtres étaient des trumeaux, et derrière ces trumeaux se laissaient apercevoir, par un coin, une enveloppe de lettre, un jeu de carte, un bas ; ailleurs se montrait une pendule à poids et balancier, à cadran fiorituré ; il n’en put voir davantage : il sentait que ses yeux poissaient exactement comme si quelqu’un les lui eût enduits de miel.

Une minute après entra la dame, qui était une femme de quelque soixante printemps : elle était coiffée d’une coiffe de nuit sui generis, qu’elle avait assez mal ajustée sur sa tête, ainsi qu’une bande de flanelle qu’elle portait sur le cou. C’était une de ces mille et mille dames campagnardes qui toujours crient pertes et misère et morts et disettes, et portent la tête posée de biais en déplorant toutes ces calamités, qui ne les empêchent pas, toutefois, de remplir peu à peu successivement certains sacs de coutil de mignon petit argent, et ces sacs sont répartis dans les tiroirs des commodes selon leur capacité et leur valeur réelle, et selon l’état des serrures. Il est tels sacs qui ne reçoivent que les tselkoves[3], tels autres les demi-roubles, tels autres les quarts de roubles, et du reste, à regarder, au moment de l’ouverture d’un tiroir, on jurerait qu’il n’y a là que du linge et des camisoles de nuit et des écheveaux de fil en torsade et les parties d’un manteau décousu, qui sera au besoin métamorphosé en robe, si la robe en permanence prend feu au moment où la dame, aux grands jours, cuit les pâtes fines et rissole toutes sortes de friandises en manière d’appétissante friture. Et si, après tout, la robe permanente ne brûle sur aucun point, ne s’use pas à jour et ne fait que se graisser, se tacher un peu dans l’usage quotidien, eh bien, le manteau décousu de la vieille seigneuresse demeurera des années gisant à l’état décousu, et ensuite passera par délégation testamentaire à quelque arrière-petite-nièce, avec toute une charretée de bric-à-brac de ce genre.

Tchitchikof s’excusa d’avoir par cette brusque apparition causé tant de tracas à l’excellente dame. « Ce n’est rien, ce n’est rien, répond-elle ; mais par quel affreux ouragan Dieu vous a adressé chez moi ! Entendez-vous quel vent, quelle averse ! il vous faudrait bien manger quelque chose de chaud après ce que vous venez d’endurer ; mais c’est que nous n’avons plus de feu à cette heure, et ce serait assez long… »

La dame fut interrompue à ce mot par un épouvantable grincement strident et sifflant, qui ne laissa pas que d’inquiéter le voyageur ; le bruit dont il s’agit était de nature à faire croire que, par mille ouvertures, des essaims de serpents accouraient envahir la chambre et la métamorphoser en une caverne de sorcières. Mais ayant machinalement porté ses regards au-dessus du battant ouvert de la porte d’entrée, il se tranquillisa aussitôt, s’étant aperçu que c’était tout bonnement la pendule que venait de saisir une violente mais imposante velléité de sonner. En effet, après le grincement compliqué, il se fit un grincement simple, et certain ressort, rassemblant toutes ses forces, parvint à chasser deux fois un tout petit marteau noir sur le timbre, où il tombait comme un gourdin brandi contre une chaudière fêlée de fer de fonte ; après quoi le balancier reprit paisiblement son tictac monotone.

Tchitchikof remercia la dame en lui assurant qu’il n’avait besoin de rien ; il la pria de lui faire simplement désigner un lit ou un divan où il put s’étendre, et au préalable d’avoir l’extrême obligeance de lui dire en quel lieu il se trouvait, et s’il y avait loin jusqu’à la terre de M. Sabakévitch ; à quoi la dame répondit qu’elle entendait ce nom pour la première fois, et qu’il n’y avait certainement pas de propriétaire Sabakévitch à cinquante kilomètres à la ronde.

« Vous devez au moins connaître Manîlof ? dit Tchitchikof.

— Qu’est-ce que c’est que Manîlof ?

— Un gentilhomme, madame.

— Non, je n’en ai jamais ouï parler ; nous n’avons rien de ce nom-là non plus.

— Quels voisins avez-vous donc ?

— Babrof, Svinnine, Kanapatef, Kharpakine, Frépakine, Pléchânof.

— Riches, pauvres ?

— Des riches ? non, pas de riches ; l’un a vingt, un autre vingt-cinq, vingt-six, un troisième trente et quelques, mettons… mais des seigneurs de cent âmes, par exemple ! non, nous n’en avons pas un seul. »

Tchitchikof, à cette explication, reconnut qu’il était tombé à la lisière du désert.

« Il y a donc bien loin, dit-il, d’ici à la ville ?

— Il y a bien soixante verstes. Mais que je suis donc fâchée de n’avoir pas de quoi vous faire souper ! Voyons, père, ne voudriez-vous pas prendre le thé ?

— Merci, merci, mère ; je n’ai besoin que d’un lit.

— Il est bien vrai qu’après une pareille route il n’y a remède tel qu’un bon somme. Tenez, ce divan fera bien votre affaire, n’est-ce pas ? Hé ! Fétinia, apporte le lit de plumes, des oreillers, des draps et une couverture. Ah ! quel temps, monsieur ! Dieu nous fasse grâce ! et ces coups de tonnerre ! toute la nuit j’ai eu des cierges allumés devant l’image. Eh ! cher monsieur, tu as le dos et tout un côté de crottés et fangeux, comme notre pourceau, sauf respect ! où est-ce donc que tu as bien voulu te souiller comme ça ?

— Je rends encore grâce à Dieu de n’avoir fait que me salir ; je devais bien avoir les côtes enfoncées.

— Ah ! saints du paradis, ce qui arrive pourtant aux hommes ! Mais il faut qu’on te frotte les reins, n’est-ce pas ?

— Merci, merci, ne vous inquiétez de rien ; seulement, dites à votre servante de sécher et de décrotter comme il faut mes habits.

— Tu entends, Fétinia ? dit la dame, s’adressant à la femme qui était venue, une chandelle à la main, sur le perron, et qui déjà avait traîné, mis sur le divan et tellement tapoté le lit de plumes, que le plancher de la chambre en était tout couvert de duvet. Tu vas me prendre son cafetan, avec la culotte, entends-moi bien, tu les feras sécher devant un petit feu de broutilles comme on le faisait pour les habits de mon pauvre défunt, Dieu veuille avoir son âme ! et après, tu frotteras et vergetteras le tout, entends-tu ?

— Oui, madame, dit Fétinia en étendant le drap sur le lit de plumes et en faisant pyramider les oreillers.

— Çà, voici ton lit prêt, dit la dame ; adieu, père, je te souhaite une bonne nuit. Mais n’as-tu pas encore besoin de quelque autre chose ? Peut-être tu es accoutumé, père, à ce qu’on te chatouille la plante des pieds. Mon défunt ne pouvait jamais s’endormir sans cela. »

Le voyageur refusa en termes polis.

La dame s’éloigna ; il put enfin se défaire de tous ses habits, et, après avoir chargé Fétinia du tout, vêtements de dessus, de dessous, d’en haut et d’en bas, il respira. Fétinia sous le harnais imita sa maîtresse, en souhaitant bonne nuit au voyageur et en vidant le plancher.

Resté seul, il jeta avec un vif plaisir un doux et friand regard sur son lit, qui montait presque jusqu’au plafond. On a parfois des plafonds très-bas dans les campagnes, et d’ailleurs Fétinia s’entendait très-bien à faire monter un lit de plume. Quand, au moyen d’une chaise en guise d’échelle, il eut pénétré dans la couche hospitalière, la montagne, cédant sous lui, sembla vouloir descendre au niveau du plancher, et les plumes, chassées, par la pression, d’une enveloppe-sac trop légère, allèrent s’accumuler dans tous les coins et recoins de la chambre. Il souffla sa chandelle frais émouchée, se couvrit d’une couverture de toile de Perse, et, s’étant accroupi là-dessous à sa guise, il s’endormit dans la minute même.

La matinée était, relativement aux habitudes de campagne, très-avancée, à l’heure où il se réveilla.

Le soleil dardait à travers la fenêtre droit sur ses yeux, et les mouches qui, de nuit, dormaient comme figées sur les murs et au plafond, vinrent toutes à l’envi fondre sur lui. L’une élut domicile sur ses lèvres et y fit jouer sa pompe, une autre, au passage de l’haleine, une autre encore, dans le creux de l’oreille ; une quatrième fit rage pour se frayer un chemin sous sa paupière ; la main du dormeur, sans qu’il eût conscience de ses mouvements, en persécuta une, justement celle qu’intriguait le souffle à double courant du nez, et c’est dans la narine de droite qu’il la prit et qu’elle perdit la vie bien jeune encore peut-être ; mais le lieu où se passa son agonie est tellement délicat dans l’homme qu’il résulta ici de son introduction un fort éternument dont l’explosion soudaine réveilla l’homme en chassant à dix pas l’insecte plus imprudent que coupable. Le dormeur ouvrit de fort grands yeux, embrassant toute la chambre d’un regard, se rappela… et en même temps il s’aperçut que, quant aux tableaux appendus, ce n’étaient pas tous des oiseaux ; il y avait là aussi le portrait de Koutoûsof en lithographie coloriée, et un portrait à l’huile d’un vieillard en uniforme à revers rouges, de la coupe des temps de l’empereur Paul. La pendule de nouveau siffla, renifla, grinça, et se décida enfin à sonner dix heures ; en même temps, à la porte parut un visage de femme qui se retira aussitôt : car Tchitchikof, pour mieux dormir, avait écarté de lui tout voile importun, toute incommode draperie[4].

Dans le premier moment de la confusion d’un réveil si incidenté, tout ce qu’il comprit, c’est que ce visage de femme ne lui était pas inconnu, et il chercha un peu dans sa mémoire, et la mémoire, à son tour réveillée, lui dit que c’était la figure même de la maîtresse de la maison. Il passa une chemise. Son habillement séché et nettoyé se trouvait placé tout à fait sous sa main. Il s’habilla, et, pour mieux faire, il alla se placer devant un trumeau, et aussitôt il éternua si violemment, qu’un dindon qui, au dehors, s’était approché des fenêtres, lui jabota, d’une vitesse incroyable, je ne saurais dire quoi, en son étrange langage ; je serais porté à croire que c’était du sanscrit primitif, et que le sens était celui de tous les compliments de bienvenue, ou bien encore le Dieu vous bénisse ! qu’on adresse de temps immémorial aux éternueurs de distinction.

Tchitchikof évidemment interpréta mal la démarche du beau piaffeur, car il répondit : « Oh ! la sotte bête ! » À cette occasion, s’étant mis tout près de la croisée, ce ne fut plus à l’honnête Indien qu’il pensa, mais au paysage local. Le paysage n’était guère qu’un nid à poules ; du moins la petite cour ou basse-cour qui s’offrait à ses yeux était toute remplie de volailles, à part un certain groupe de ruminants et d’immondes, plus une jolie chèvre blanche occupée debout à fermer une grosse porte d’étable, sans doute pour n’y plus rentrer de la journée. Les quadrupèdes semblaient là comme fourvoyés ; les poules et les dindons y étaient chez eux et en nombre innombrable ; au milieu de cette multitude allait et venait à pas mesurés un coq dont la crête ponceau se balançait en aigrette sur sa tête légèrement penchée de côté, comme quelqu’un qui cherche à entendre, en passant, ce qui agite et préoccupe la foule. Une truie était occupée à enseigner à toute sa jeune famille à faire l’analyse d’un tas d’ordures qui avaient du bon, et, tout en donnant ses explications, elle venait de tordre et d’avaler sans bruit un petit poulet, et se donnait le dessert d’une écorce de melon d’eau.

Cette basse-cour, où débordait la vie, malgré quelques cas inaperçus de mort violente causés par le mélange des races, cette volière sans plafond, où l’on s’étouffait et d’où rien ne s’envolait, avait une vingtaine de toises en carré, et se terminait au fond par une clôture de simples planches derrière laquelle s’étendaient de véritables champs à légumineux : choux, aulx et oignons, pommes de terre, betteraves, et toute espèce d’herbes moins encombrantes, mais non moins indispensables en cuisine. Çà et là, on distinguait des bouquets, ici de pommiers ou de pruniers, là de cerisiers entourés de haies de godeliers, de cassis et d’épines-vinettes. Les arbres du meilleur plant étaient englobés dans de vastes housses de filets, non pas tant contre les corbeaux voraces que contre les moineaux qui, comme des armées innombrables développées en écharpe d’après une disposition du chef, venaient mettre à sac le pays en s’abattant tour à tour sur tout endroit où il y avait une double dîme à lever de force. Outre la précaution des filets, on voyait se dresser dans l’air de hautes perches terminées par une traverse qui faisait de la cime une croix ; un vieux vêtement quelconque, les manches passées dans les bras de cette croix, la changeait en un épouvantail ; un de ces épouvantails consistait naïvement dans une vieille camisole toute trouée, surmontée d’un bonnet avarié de la dame et souveraine de tous ces biens.

Au delà de ces vastes jardins potagers s’élevaient les chaumières des paysans, qui étaient en grossier bousillage, il est vrai, et avaient été construites sans aucun alignement ni plan quelconque, mais portaient, selon l’observation qu’en fit de sa fenêtre Tchitchikof, doué d’un regard très-long et très-sagace, le témoignage parlant du bien-être des habitants ; l’état de bon entretien était manifesté par des planches neuves qu’on distinguait des vieilles sur plusieurs toits, par des portes cochères parfaitement en équilibre, par des charrettes de réserve qu’il apercevait dans l’enclos des hangars. « Hé, hé, cette vieille possède là un village qui a bien son importance ! » pensa-t-il ; sur quoi il résolut d’aller sans retard causer un peu avec elle et de faire sa connaissance aussi intimement que possible. Il regarda à une petite fente de cette même porte qu’elle avait elle-même entr’ouverte un quart d’heure auparavant, et l’ayant vue assise près de la bouilloire à thé, il entra d’un pas galant, d’un front tout gai, tout aimable.

« Bonjour, père ; comment as-tu passé la nuit ? » dit la dame en se soulevant de son siège.

Il va sans dire qu’elle était mieux costumée que la nuit précédente, elle avait une robe d’une couleur foncée et un bonnet convenable, mais elle avait toujours autour du cou une épaisse bande de flanelle.

« Moi ? à merveille ; mais vous, mère ? dit Tchitchikof en prenant place dans un fauteuil.

— Moi ? mal, mon cher père.

— Comment cela ?

— L’insomnie ; et puis une courbature au dos, et une douleur horrible dans le jarret et autour de la cheville.

— Cela passera, mère, cela passera ; il n’y a qu’à ne pas faire attention.

— Dieu veuille que cela passe ! je me suis frottée avec du saindoux ; j’ai employé aussi la térébenthine. Çà, qu’est-ce que vous allez mettre dans votre thé ? voici du ratafia dans ce carafon…

— Bien, bien, va pour le ratafia ! »

Le lecteur aura, je pense, remarqué que, malgré son air câlin, Tchitchikof ne laissait pas de parler à la dame avec plus de liberté qu’il ne l’avait fait la veille avec Manîlof ; ici il mit de côté toute cérémonie.

Je ne ferai pas difficulté de dire que, si nous sommes en quelques choses encore en arrière des étrangers, nous les avons de beaucoup distancés dans les manières ; nos manières d’être avec les différents individus ont des nuances et des finesses à l’infini. Le Français ou l’Allemand a vingt ans d’études à faire, avant que de saisir et comprendre toutes les particularités, les distinctions de nos manières. Ces originaux-là parleront avec un millionnaire et avec le commis d’un débitant de tabac presque exactement de la même voix et dans les mêmes termes, bien que, au fond du cœur, ils se sentent fort petits devant l’homme de finance. Chez nous, ce n’est pas cela, et cela va plus loin ; chez nous, on voit des sages qui savent, devant un seigneur de deux cents âmes, parler tout autrement que devant un seigneur de trois cents, et avec celui de trois cents, bien autrement qu’avec ceux de cinq cents, et avec ceux de cinq cents, bien autrement qu’avec ceux de huit cents. Montez, montez encore, allez aux millions, et toujours il se trouvera des nuances. Supposons par exemple qu’il y ait une chancellerie, non pas ici chez nous, mais soit à trois fois neuf terres[5] au delà de chez nous, et dans cette chancellerie un directeur…

Je vous conseille de me bien dévisager ce directeur, quand il est assis dans son fauteuil au beau milieu de sa chancellerie et de tous ses subordonnés… n’est-ce pas, dites-moi, à rester muet de terreur ? Fierté, résolution, air de majesté, telle est bien l’expression de sa physionomie. Il n’y a qu’à saisir un pinceau et à peindre : il se lève, c’est Prométhée ! regard d’aigle, démarche mesurée, lente, digne… Mais ce même aigle, aussitôt qu’il est sorti de la pièce et à mesure qu’il approche du cabinet de son chef, ce n’est plus, malgré la masse de papiers d’affaires qu’il presse sous son aile, qu’un pauvre petit poulet qui s’agite et va vite, vite, comme poussé par un ressort. Dans une réunion, à une soirée, tant qu’il n’y a là que gens de médiocre rang, Prométhée est ferme dans son emploi de Prométhée ; parait-il un personnage de plus haut rang que lui, il s’opère dans Prométhée[6] une telle métamorphose qu’Ovide lui-même se reconnaîtrait à bout d’invention : c’est une mouche, moins qu’une mouche, c’est un grain de sable, c’est le néant. Et l’on se dit : « Eh bien, eh bien ! qu’arrive-t-il donc à Ivan Pétrovich ? méconnaissable, annihilé ! Ivan Pétrovich est de haute stature et cela, c’est un petit maigre ; Ivan Pétrovich parle haut, d’une voix de basse, et ne rit ni ne sourit, et cela… le diable sait ce que c’est… cela fredonne en voix à quatre étages, et cela rit, et cela minaude. On approche pour voir ce qu’il en est ; bah ! c’est vraiment Ivan Pétrovich… Je sais bien ce qu’on pense en pareil cas, et à tous coups…

Mais retournons à la table à thé de l’honorable vieille dame. Tchitchikof, comme nous l’avons vu, avait pris son parti de parler et d’agir sans cérémonie ; il s’arma de sa tasse de la main gauche, saisit le carafon de l’autre main et se versa du ratafia, avala une gorgée et dit aussitôt après l’ingurgitation :

« Vous avez, mère, un bon village là-bas. Combien d’âmes ?

— C’est un village de quatre-vingts âmes, père ; le mal est qu’il y a eu disette l’an passé et une telle disette…

— Cependant les paysans ici sont de bonne mine et leurs chaumières sont solidement construites, autant que j’ai pu voir de la fenêtre. Mais dites-moi votre nom… j’ai été si étourdi… arriver ainsi en plein minuit, vrai, jusqu’à présent…

— Korobotchka, secrétairesse de collège[7].

— Je vous suis bien reconnaissant. Votre nom patronal et celui de votre père ?

— Nastassia Pétrovna.

— Nastassia Pétrovna ! c’est un charmant nom que Nastassia Pétrovna. J’ai une tante, une sœur de ma mère, qui est aussi une Nastassia Pétrovna.

— Et vous vous appelez, vous ? dit interrogativement la dame… vous êtes, n’est-ce pas, notre zacédâtel[8] ?

— Non, mère, répondit en riant Tchitchikof. Je ne suis pas un magistrat en tournée ; je voyage pour moi, pour mes affaires privées.

— Ah ! tu achètes, oui, tu achètes les produits, j’y suis. Que je suis donc fâchée à présent d’avoir vendu à si bon marché aux marchands tout mon miel ! voilà père, toi, tu me l’aurais acheté.

— Justement je n’aurais pas acheté de miel, pour sûr.

— Eh quoi donc ? alors mon chanvre ? Qu’est-ce que je dis ? cette année, il m’en reste si peu, quinze ou vingt livres.

— Non, mère, je m’occupe d’un autre genre de marchandise : dites-moi, depuis quelques années, il vous est mort des paysans ?

— Oh ! père, figurez-vous, dix-huit, dit la vieille en soupirant, et quelles gens ! tous artisans, tous excellents travailleurs. Il est bien vrai que depuis eux il y a eu des naissances, mais le beau profit ! du nourrain !… et allez parler de cela au zacédâtel, il vous répond qu’on paye l’impôt selon le nombre d’âmes, et que c’est le recensement qui en fait foi. Il est mort du monde, que je dis… « Bah, bah, bah ! fait-il, nous avons, nous, des registres de vivants. » La semaine dernière, mon forgeron a brûlé ; forgeron maréchal ferrant, serrurier assez bon… songez donc, un homme d’or.

— Vous avez eu un incendie ?

— Un incendie ! où çà ? Dieu préserve, c’eût été cent fois pis ; non, le forgeron a brûlé comme cela tout seul ; le feu s’est mis dans son corps ; il buvait trop ; de toute sa peau il sortait de petites flammes bleues, tant il y a que le corps s’est séché, calciné, bruni, noirci comme le charbon. Et quand je pense quel forgeron ! À présent je n’ai pas un équipage en état, et mes chevaux sont déferrés. Je suis clouée ici.

— Nous sommes tous dans les mains de Dieu, mère, dit Tchitchikof en hochant la tête ; contre la sagesse divine il n’y a même pas un mot à prononcer sans péché… Eh bien, cédez-les-moi, Nastassia Pétrovna.

— Céder qui ? céder quoi ?

— Eh ! ceux qui ne sont plus ; vos dix-huit morts.

— Que je vous cède des morts ?

— Oui, faites-m’en tout bonnement cadeau.

— Faire cadeau de mes morts… ?

— Cadeau si vous voulez : car, au fait, si vous aimez mieux me les vendre, bon ! je vous en donnerai quelque chose.

— Vous me donnerez de l’argent pour… de quoi ?… çà, vrai, je n’y suis plus. Est-ce que tu as une idée de venir déterrer nos morts, quoi donc ? »

Tchitchikof reconnut que la vieille, faute de voir le chemin, prendrait à chaque instant la traverse s’il ne s’expliquait nettement ; il lui fit donc entendre que la cession ou vente ou transmission de propriété de ces morts serait une simple affaire d’un peu d’écriture sur un peu de papier timbré, rien de plus ni de moins, de sorte que les âmes mortes resteraient fictivement inscrites dans les greffes comme vivantes, ainsi qu’elles l’étaient et devaient l’être, d’après la loi, jusqu’au nouveau recensement, et que lui, Tchitchikof, payerait la capitation au lieu d’elle, veuve Korobotchka.

« Mais qu’as-tu affaire de mes morts, toi ? dit la vieille en braquant sur lui ses deux grosses prunelles striées de jaune safran.

— Ceci ne regarde plus que moi.

— Mais puisqu’elles sont mortes, ces âmes !

— Je ne prétends pas dire qu’elles soient vivantes. D’où vient qu’elles vous portent de si grands préjudices, si ce n’est justement qu’elles sont mortes ? Vous payez leur capitation, et leurs têtes sont dans la terre avec leurs bras, et moi je vous délivre des embarras et des frais que vous cause une fiction. Vous gémissez de cela ; eh bien, je le prends à ma charge, comprenez-vous ? Ajoutez à présent que non-seulement je vous décharge de ces âmes, mais que je vous gratifie encore de quinze roubles en assignats[9]. Eh bien maintenant, est-ce clair, ça ?

— Vraiment, je ne sais… tu me dis… et enfin, moi… c’est que… c’est que… voyez, il ne m’est encore jamais une seule fois arrivé de vendre des morts.

— Cela va sans dire ; le merveilleux serait que vous eussiez vendu de cette denrée-là, mère, et que vous eussiez jamais rencontré un amateur. Voyons, dites ; est-ce que vous pensez qu’il y ait un parti quelconque à tirer des gens qui sont en terre ?

— Non, je ne pense pas du tout cela. Quel profit faire de gens que l’on a mis en terre ! Allons donc, du profit ! Non, il n’y a aucun profit à tirer de ça… aucun, puisqu’il y a embarras et perte pour moi justement en cela qu’ils sont morts, bien morts, ça c’est vrai… Mais après cela, on ne vend…

— Aïe, aïe ! elle va recommencer. A-t-elle la tête dure ! pensa Tchitchikof. Écoutez, mère, vous devez être plus raisonnable et voir les choses comme elles sont. Songez donc seulement que vous vous ruinez ; vous payez pour le mort comme pour le vivant… est-ce ça ?

— Oh ! père, ne m’en parle pas ! il y a à peine trois semaines j’ai versé plus de cent cinquante roubles[10]. Et, entre nous, j’ai encore graissé la patte à M. le zacédâtel…

— Eh bien, vous voyez, mère. Et maintenant prenez en considération que vous n’aurez plus besoin pour cette affaire-ci de graisser la patte au magistrat ; désormais, pour ces dix-huit âmes c’est moi qui réponds et qui paye ; c’est moi et non plus vous, qu’on le sache bien, qui ai charge et devoir d’acquitter la capitation et tous les menus frais concernant des gens qui ne vous servent plus, puisqu’ils sont morts ; et je veux, moi, aller plus loin en votre faveur : je payerai, moi et moi seul, de mes propres deniers, tous les frais d’inscription et de timbre et de taxe de l’acte de donation ou de cession, de vente, comme on voudra l’appeler. Vous m’avez compris, n’est-ce pas ? »

La vieille dame devint très-pensive ; elle voyait que l’affaire offrait une apparence d’avantage réel pour elle ; mais ce genre d’affaire n’en était pas moins nouveau et inconnu ; elle commença à craindre sérieusement que ce trafiquant non de morts frais, comme les croque-morts des villes, mais de défunts enterrés depuis longtemps, en greffant ses fictions d’acquêts sur les fictions du fisc, ne trouvât dans tout cela un point pour la tromper et mettre le diable en tiers dans la transaction. Ce monsieur l’acquéreur tombant chez elle Dieu sait d’où, comme s’il fût vraiment sorti de l’affreux ouragan de la nuit… c’était suspect.

« Eh bien donc, maman, voyons, tôpe, et dare dare finissons-en, » reprit Tchitchikof.

— Mon Dieu, écoutez donc, jamais, je vous l’ai dit, au grand jamais il ne m’est arrivé de vendre des défunts. Des vivants, oui, j’en ai cédé, ça c’est exact ; et tenez, pas plus loin qu’il y a trois ans, à Protopopof j’ai vendu deux filles à cent roubles pièce, et depuis il m’a beaucoup remerciée en me disant qu’elles étaient devenues chez lui d’excellentes travailleuses. Figurez-vous que ce sont elles qui lui font maintenant tout son linge de table !

— C’est bon, mais il ne s’agit pas des vivants, Dieu les ait en sa garde ; je vous demande vos morts.

— En vérité, c’est que vous allez si vite ! je crains, moi, je crains d’être en perte d’une façon ou d’une autre ; est-ce que je sais ! Peut-être toi, père, tu m’affines… morts, oui, à la bonne heure ; et pourtant, s’ils valent trois fois, quatre fois plus que cela, rien que le forgeron…

— Eh, mère, allez donc ! ah ! vous êtes comme cela, vous ? c’est joli ! Qu’est-ce que vous voulez qu’ils vaillent ? Ce sont des os jaunes, rancis, moins qu’une vermine, une poudre, une cendre… Sur la terre prenez, je ne dis pas un quart de rouble ni une kopeïka, mais un rien, une guenille, un reste de torchon, c’est une chose toujours, cela a un prix, cela peut à la rigueur servir ; un manant vous l’achètera pour la fabrique de papier du district, mais cette cendre, cette poussière d’homme, personne n’est certes tenté de la tirer d’où elle est, et on la met à quatre pieds sous terre pour qu’elle y reste. Que voudriez-vous qu’on en fît ?

— C’est la pure vérité. Non, personne n’a besoin de ça, du moins que je sache. Mais, voyez-vous, là dedans, tout ce qui m’interloque, c’est que ce ne sont plus des âmes, car ce sont des âmes mortes…

— En voilà-t-il une tête ! il faut qu’on lui ait taillé ça dans un cœur de vieux chêne ! se dit à lui-même Tchitchikof, qui commençait à se sentir à bout de patience ; tâchez donc de vous entendre avec une buse comme celle-là ! mais c’est qu’elle me met tout en sueur, la vieille damnée ! » Ici ayant tiré son mouchoir de sa poche, il en essuya son front, qui était réellement couvert d’une sueur abondante.

Au reste, Tchitchikof avait tort de prendre ainsi à cœur un entêtement de vieille femme ; il y a tel personnage, tel homme d’État même, qui, en plus d’une affaire, est tout aussi peu intelligent que la Korobotchka ; dès qu’il s’est logé, comme un coin, dans la tête une idée quelconque, vous n’en délogerez cette idée qu’au prix des plus grands efforts et par les plus énergiques moyens. En vain vous accumuleriez les arguments les plus clairs sous les formes les plus pressantes, rien n’y fait, et il vous objecte ce qu’en termes d’atelier on appelle une scie, un rien, une absurdité, une parole d’idiot qu’il promène en va-et-vient sur vos épaules.

Après s’être essuyé le visage, Tchitchikof résolut d’essayer s’il y aurait peut-être encore quelque sentier par où l’on pût ramener la vieille dans le sentier voulu ; il lui dit :

« Mère, ou vous ne voulez pas me comprendre ou vous aimez un peu à parler pour l’unique plaisir de parler… Je vous offre de l’argent ; quinze roubles en assignations sont de l’argent ; vous ne trouverez pas cela dans la poussière du chemin, croyez-moi bien… Voyons, faites-moi vos petites confidences ; à combien avez-vous vendu votre miel ?

— À douze roubles le poude[11].

— Vous voulez m’en donner à garder. Allons, mère, un peu de conscience ! vous n’avez pas vendu à douze roubles.

— À douze roubles, vrai comme Dieu existe et m’entend.

— Eh bien, soit ; mais voyez, pour avoir ces douze roubles, vous avez donné du miel, vous avez donné votre miel, n’est-ce pas ? et ce miel, vous l’avez récolté peut-être en un an de soins, d’efforts, d’embarras ; vous avez fait des courses, vous avez fatigué vos chevaux, vous avez tué des abeilles, vous en avez nourri pendant tout l’hiver dans une cave ; tout cela c’est du travail… mais les âmes mortes ne sont pas une œuvre de ce bas monde ; vous n’avez eu à vous donner aucun soin, à prendre aucune mesure ; il n’a fallu que la volonté de Dieu pour que ces âmes, au grand détriment de votre économie, fussent en état de passer à un autre maître. Avec votre miel vous avez fait douze roubles, juste récompense de votre travail et de vos fatigues, tandis qu’ici vous recevez de l’argent, mère, en payement de rien, de moins que rien, et non pas douze, mais bien quinze roubles, et cela, non pas en monnaie d’argent, mais en trois belles assignations bleues presque neuves. »

Après un tel mouvement d’éloquence, Tchitchikof, pour la deuxième fois, fut, dans l’intimité de son amour-propre, persuadé que la vieille dame allait certainement se rendre ; elle répondit :

« En vérité, une pauvre veuve inexpérimentée en affaires est agitée de toutes sortes de craintes ; le mieux c’est de prendre un peu de temps ; il viendra bien ici quelques marchands ; je verrai, je comparerai leurs offres à la tienne ; peut-être ils donneront plus.

— Fi ! fi ! mère, c’est une honte ! vous ne songez pas à ce que vous dites. Les marchands !… Quel est donc le marchand qui vous les achètera ? et quel usage en ferait-il ?

— Eh ! peut-être bien que… dans le ménage… quelquefois il en faut… pour… »

La vieille n’acheva pas sa phrase ; elle resta la bouche ouverte et regarda Tchitchikof avec anxiété, désirant savoir ce qu’il pourrait dire là-dessus.

« Des morts dans le ménage ? Allons, vous nous la donnez belle ! Est-ce que vous les emploieriez, vous, pour effrayer les moineaux la nuit dans votre potager ?

— Ouf ! le ciel me soit en aide ! ah ! quelles horreurs tu nous débites là ! des morts la nuit chez moi ! marmotta la vieille en se signant à trois reprises.

— C’est vous qui avez dit qu’il en faut dans le ménage. Dans tous les cas, tombes, ossements, beau gazon par-dessus, tout cela vous reste intact ; moi je ne veux qu’un acte, un papier. Eh bien, quoi ? Voyons, allons, répondez donc. »

La vieille dame resta dans la posture des grandes méditations.

« Çà, à quoi est-ce donc que vous pensez, Nastassia Pétrovna ?

— Vraiment je cherche, je cherche ce qu’il y a de mieux à faire ; tiens, j’aime mieux te vendre du chanvre !

— Du chanvre, du chanvre ! voyez donc, je vous parle de toute autre chose, et vous me mettez en avant du chanvre ! Il faut renvoyer le chanvre à l’article chanvre. Au reste, bon, je reviendrai, et je vous enlèverai tout votre chanvre. Pour cette heure, eh bien, êtes-vous décidée, Nastassia Pétrovna ?

— Ah ! toi, tu me parles d’une marchandise si étrange, si nouvelle… Reviens dans quinze jours pour les chanvres, et alors… »

Ici Tchitchikof sortit des bornes de toute bienséance ; il souleva de la main gauche une chaise de joncs qui était à sa portée et la frappa de ses quatre pieds contre le plancher avec une certaine vivacité en disant d’une voix creuse : « Hum ! quel diable est donc là-dessous ? »

Le nom du maudit effraya incroyablement la noble campagnarde.

« Oh ! ne l’appelle pas ! ne le nomme pas ! Dieu soit avec lui ! s’écria-t-elle en blêmissant et tremblotant des lèvres. Il y a trois jours, je n’ai eu que lui dans la tête toute la sainte nuit. J’avais eu l’idée, vois-tu, après ma prière, avant de m’endormir, de consulter un peu les cartes sur quelque chose qui m’occupe ; ce n’est pas bien de vouloir lire l’avenir, surtout en pareil moment. Dieu lui-même sans doute, pour me punir, me l’a envoyé, et je l’ai vu, je l’ai vu… Fi, qu’il est horrible ! des cornes… Qu’est-ce que c’est que celles de nos bœufs à côté ?

— Je m’étonne et m’afflige qu’il ne vous en vienne pas toutes les nuits des dizaines de dizaines en grande tenue. Par pure charité chrétienne je voudrais que cela vous arrivât ! » dit Tchitchikof d’un ton grave. Et il ajouta comme se parlant à lui-même : « Je vois une pauvre veuve dans la gêne ; elle n’a pas le revenu qu’elle devrait avoir, elle a des besoins, elle se donne un mal de chien… J’arrive, je vois cela, je veux… Mais qu’est-ce que ça me fait qu’elle souffre, qu’elle se ruine, qu’elle crève avec toute la population de son village, soixante ou quatre-vingts familles, bon !… que m’importe à moi qu’on crève de misère au sein de l’abondance ?

— Bon Dieu, quelles choses affreuses tu dis là ! marmotta la vieille dame en regardant avec effroi son interlocuteur.

— On oublie de parler honnêtement avec vous, mère ? vrai, je m’imagine voir, révérence parler, un misérable chien de basse-cour au pré, couché entre les meules ; il ne fait rien et ne laisse rien faire ; il ne mange pas de foin et n’en laisse manger à aucun autre quadrupède. Et moi qui voulais me rendre acquéreur de la plupart de vos produits, ma chère dame ! car sachez que j’ai pris à ferme des fournitures pour des particuliers et pour plusieurs grands établissements de la couronne ; mais, ma foi, votre aveuglement… »

Ici il allongea la lèvre, regarda sa botte, et se tut comme s’il dédaignait de pousser plus loin l’exposé de ses grandes affaires… mais ce qu’il venait de laisser tomber suffisait bien pour produire des merveilles. Le mot de fermes de la couronne agit fortement sur l’esprit de Nastassia Pétrovna, qui, par suite, prononça d’une voix presque suppliante ces paroles :

« Pourquoi te fâches-tu si fort contre une vieille idiote telle que moi ? va, si j’eusse pu deviner que tu fusses si colère, sois sûr que je ne t’aurais pas même répliqué un mot.

— Fâché, en colère… eh ! non ; de quoi serais-je donc fâché ? l’affaire que je vous dis ne vaut pas une coquille d’œuf… et j’irais me mettre en colère pour ça !… allons donc !

— Eh bien, eh bien, c’est dit ; je consens pour quinze roubles assignations. Seulement encore écoute, père : pour tes affaires de fournitures, quand il te faudra de la farine de seigle ou de blé, de sarrasin ou d’orge, quand il te faudra de la volaille et du bétail sur pied ou abattus, alors, je t’en prie, ne t’adresse pas ailleurs, ne me fais pas de tort.

— Non, mère, je ne m’adresserai pas ailleurs certainement, dit-il en essuyant de la main la sueur qui lui sillonnait tout le visage ; et il lui demanda si elle avait à la ville de district un homme de confiance, ou une connaissance qu’elle pût nantir de ses pouvoirs pour faire l’acte et tout ce qu’il fallait.

— Comment donc ! le fils du père Kyrile le protopope sert au greffe du tribunal civil. »

Tchitchikof la pria d’écrire au fils du protopope Kyrile une lettre en forme de procuration, et, pour lui épargner une grande peine d’esprit comparable à une médecine amère à prendre tous les quarts d’heure pendant un jour entier, il se chargea de rédiger tout de suite l’original, que de la sorte elle n’aurait qu’à copier, ou, mieux encore, simplement à dater et à signer.

« Comme ça serait heureux, pensait en elle-même la Korobotchka, qu’il me prît, pour la couronne, mes farines et mon bétail ! Il faut l’amadouer ; il me reste de la pâte d’hier au soir ; je vais aller dire à Fétinia de nous faire des blines[12]. Qu’est-ce que je lui ferai encore ? ah ! des pâtés aux œufs[13] ; chez moi cela vous est plié, troussé, qu’il y a plaisir à les tenir et à mordre dedans. Ah çà ! il n’y a pas de temps à perdre. »

La dame, en achevant ce monologue, sortit pour mettre à exécution son idée au sujet des pâtés ou pains doux contenant une couche de tranches d’œufs et des blines, plats de fond qui ne manqueraient pas d’être accompagnés d’une infinité d’autres fins morceaux, produits de la cuisine domestique russe, qui sont le petit-four des maisons de seigneurs campagnards où la science du pâtissier européen n’a rien à voir ni à enseigner.

Tchitchikof de son côté se rendit au salon où il avait passé la nuit, afin de préparer son bureau pour les écritures nécessaires. Tout dans la pièce était depuis longtemps remis en ordre ; le fameux lit de plumes avait été enlevé, et près du divan était rapportée une table ronde à tapis vert et à six tiroirs, sur laquelle on avait jeté une nappe à dessins représentant la ville d’Yaroslaf en blanc sur fond bleu d’un côté, en bleu sur fond blanc au revers. Il posa sur cette table sa cassette de voyage, puis il s’assit carrément pour respirer un bon moment, car il se sentait comme dans un bain d’étuve ; tout ce qui, sur son corps, depuis la nuque jusqu’aux orteils, était en contact avec sa peau, était mouillé à un point à peine supportable. « M’a-t-elle tourmenté, la vieille damnée ! » dit-il après avoir soufflé une minute ou deux ; et il procéda à l’ouverture de son grand nécessaire.

L’auteur, à tort ou à droit, est persuadé qu’il y a des lecteurs très-capables de désirer ici une inspection détaillée, un plan exact des compartiments, des secrets même de ce nécessaire. Pourquoi leur refuser cette petite satisfaction, si on nous en laisse le temps toutefois ? Voici quelle était la disposition intérieure de la caisse : cette caisse s’ouvre en pupitre ; dans le milieu de la partie haute est le nécessaire à barbe distribué en case à savonnette, case à blaireau, case à cinq cloisons pour six rasoirs ; plus haut est le matériel de bureau : case pour l’encrier, case pour le sable, long chenal pour les plumes, les crayons, la cire à cacheter et le cachet, puis sur les côtés plusieurs cases plus ou moins profondes, les unes couvertes, les autres sans bouchons, pour les objets courts et pour la monnaie. Toute cette partie s’enlève, et l’on trouve un second plateau moins profond, contenant, outre des ciseaux, des canifs, des limes et autres objets de cette sorte logés sur les bords à leur place marquée, un fouillis de billets de visite, de faire part, d’invitation, de spectacle, etc., etc. Ce deuxième plateau, enlevé comme le premier, met à découvert les papiers d’affaires grand format, les uns couverts d’écriture, les autres vierges encore, sauf les divers timbres qu’on distingue sur une certaine masse placée au fond. À l’arrière et sur les côtés se trouvaient certaines coulisses dont l’une s’ouvrit pour donner passage à un tiroir secret qui fut tiré et repoussé promptement à plusieurs reprises. C’était le tiroir à l’argent ; vous dire ce qu’il contenait dans ce moment, c’est ce que nous ne saurions faire, Tchitchikof parut entendre quelque bruit de pas ; il remit en hâte la coulisse, et, sans rentrer les deux plateaux supérieurs, il rabattit la trappe couverte de maroquin vert formant la moitié de son pupitre, il regarda le bec de sa plume du côté du jour, et il se mit à écrire, juste au moment où la dame entrait et venait à lui.

« Oh ! le beau nécessaire que tu as là, père ! dit-elle en s’asseyant à un pas de lui ; sûrement tu as acheté cela à Moscou ?

— Oui, à Moscou, répondit Tchitchikof, en continuant d’écrire.

— J’en étais sûre : là on travaille bien. Il y a trois ans, ma sœur a apporté de là des bottines chaudes pour ses enfants : figurez-vous que c’était si bon de cuir et de couture, que cela se porte encore à présent. Aïe ! aïe ! combien tu as là de papier timbré ! dit-elle en soulevant un peu la trappe qui couvrait la partie profonde de la caisse, comme pour jeter un coup d’œil dans l’intérieur et admirer le travail. Tu m’en donneras bien une feuille ? j’en ai tant besoin ! Il arrive que j’ai à écrire une supplique, et alors je ne sais que faire. »

Tchitchikof avait en effet ramené le papier timbré au-dessus des papiers d’affaires. Il expliqua à son hôtesse qu’avec un courant d’affaires si considérable, il ne pouvait voyager sans avoir avec lui beaucoup de timbres, pour économiser le temps et parer aux difficultés, mais qu’on n’écrivait pas les suppliques sur un papier à contrats. Puis il eut la complaisance de feuilleter la masse, et il découvrit une feuille du prix d’un rouble, et lui en fit cadeau. Son brouillon fini, il le lut ; puis il en fit une copie très-nette sur papier à lettre, et la lui fit dater et signer avec parafe, après quoi il la pria de vouloir bien écrire en grand détail la liste des paysans vendus. Il se trouva que la noble dame ne tenait aucun livre et ne possédait aucun rôle, mais seulement une excellente mémoire ; il dut reprendre la plume et se faire dicter. Quelques paysans avaient des noms qui le surprirent, lui qui n’était pas facile à étonner ; sa surprise venait encore plus des sobriquets, sorte d’excroissances que portaient inséparablement ces noms. À chaque nom, prononcé avec le plus grand sérieux par la dame, il tenait sa plume un moment suspendue et se tournait vers la vieille, dont le visage restait parfaitement impassible, et, voyant cela, il inscrivait. Il fut surtout frappé d’un Pierre Savèlef, fais pas attention, l’auge est là. De sorte qu’il ne put s’empêcher de dire : « En voilà un d’une belle longueur ! » Un autre, à « Ivan Pétrof des Rossignols », avait pour surcroît : Brique à vache. Un troisième s’appelait tout court : la Roue Ivane.

Après avoir tout écrit par primo, secundo, tertio, et fait signer la liste, il promena son nez en l’air, et respira à pleine poitrine un appétissant fumet de quelque chose de frit au beurre.

Une table supplémentaire s’était ajoutée et couverte : il y eut invasion de gens apportant diverses bonnes choses.

« Je vous prie d’accepter un petit déjeuner sans façon, » dit gracieusement la bonne dame.

Tchitchikof, qui venait de fermer et de repousser son nécessaire de voyage, en y logeant les deux papiers frais signés, vit les deux tables se couvrir rapidement de mets dont nous serions embarrassés de donner le menu ; je dirai pourtant, pour l’acquit de ma conscience, comprendra qui pourra, qu’il y eut des gribki, des pirojki, des skorodoumki, des chanichki, des preagli, des blini, des lepechki et pripëki ou fritures de tous les hauts goûts possibles, à l’ail, à l’oignon, au grain de pavot, au lait caillé, à la crème aigrie… Je ne saurais dire ce qui ne parut pas en ce genre sur ces deux tables, rapprochées pour la petite collation de l’aimable visiteur.

« Prenez ceci, prenez de ces miches à l’œuf, » dit l’hôtesse.

Tchitchikof tira à lui une grande miche à l’œuf, et en fit l’éloge après en avoir mangé la moitié : c’est qu’en effet la miche était fort bonne ; et, après tout le mal qu’il s’était donné pour amener la vieille à ses fins, il avait réellement grand besoin de mordre sur quelque chose de substantiel.

« Et les blines ! goûtez, goûtez nos blines ! »

Tchitchikof, en guise de réponse, plia ensemble trois blines, les sauça dans le beurre bouillant, et les avala lestement, après quoi il s’essuya les mains et le tour de la bouche. La dame lui faisait des saluts excitants. Il renouvela encore trois fois ces bouchées monstres que le beurre fait passer comme une lettre à la poste ; et, après s’être essuyé le visage et les mains d’une manière évidemment définitive, il pria la bonne dame d’ordonner qu’on mît les chevaux à sa britchka. Nastassia Pétrovna transmit le soin de donner cet ordre à la Fétinia, qui fut chargée en même temps de revenir vite, vite, avec des blines toutes bouillantes.

« Les blines chez vous, mère, sont un morceau excellent, dit Tchitchikof en s’administrant trois par trois les nouveaux beignets apportés directement de la poêle à frire spéciale.

— Oui, on les fait ici assez bien ; mais malheureusement, les blés étant mal venus, la farine n’est pas pour les beignets ce qu’elle devrait être… Mais qu’avez-vous donc à vous presser comme cela ? ajouta la dame, voyant que Tchitchikof venait de saisir sa casquette ; songez donc que la britchka ne peut pas être si vite attelée.

— Ça va être fait, mère ; ce sera fait tout de suite, mes gens font toujours lestement les choses.

— Eh bien ! adieu et au revoir. Hein, père, vous ne m’oublierez pas pour vos fournitures ?

— Non, non, soyez-en sûre, dit Tchitchikof en passant de l’antichambre dans la pièce d’entrée.

— Et du lard ? est-ce que vous m’achèterez mon lard ?

— Pourquoi pas ? Je vous l’achèterai sinon la première fois, eh bien après.

— Pour les fêtes de Noël ; pour tout ce temps, du 27 décembre au 6 janvier, j’aurai du lard, j’en aurai, père.

— Bien, nous l’achetons, mère, nous l’achetons : nous achetons tout, nous achèterons bien aussi ton lard[14].

— Peut-être bien qu’il vous faudra de la plume ; j’aurai de la plume, et une assez jolie quantité, pour le carême Saint-Philippe.

— De la plume ? Ah ! c’est bien, très bien, dit Tchitchikof.

— Tu vois toi-même, père, que ta britchka n’est pas encore prête, dit l’hôtesse lorsqu’ils furent sur l’avancée.

— Elle le sera dans un moment. Expliquez-moi bien, en attendant, comment je vais gagner la grande route.

— Comment faire cela ? dit la dame ; c’est difficile à expliquer : il y a beaucoup de détours à faire. Ne faudra-t-il pas que je te donne une petite fille pour montrer ? Y a-t-il assez de place sur le siège pour qu’elle puisse s’y asseoir à côté de ton cocher ?

— Le siège est large, même pour deux hommes.

— Je consens à te donner une jeune fille ; elle sait bien la route, mais seulement… Toi… prends garde, ne va pas me l’emmener. C’est que j’en ai perdu une comme ça, que des marchands m’ont détournée, les maudits ! »

Tchitchikof assura à la dame qu’il n’emmènerait pas la petite fille. La Korobotchka, tranquillisée, se mit, sans désemparer, à passer en revue tout ce qui se trouvait dans sa cour : elle suivit d’un œil très-attentif sa femme de charge, qui sortait de la dépense, portant à la main une écuelle de bois contenant un gros morceau de gâteau de miel. Elle observa un paysan qui se tenait contre la porte cochère, et peu à peu elle se laissa absorber tout entière dans les choses du ménage, qui faisaient sa vie de toutes les heures. Mais pourquoi s’occuper si longtemps de la Korobotchka ? La Korobotchka, toute à l’économie ; ou la Manilof, toute au sentiment ; ou la vie de ménage, ou la vie de frivolité… qu’importe ? passons… ce n’est pas là ce qui dans le monde a été le mieux arrangé… Ce qui est riant ne tarde guère à devenir sombre, pour peu qu’on l’ait quelque temps devant les yeux ; et alors Dieu sait ce qui vient à la tête.

Peut-être, devant ce parallèle, avez-vous pensé ou dit : « Allons donc ! est-il bien vrai que la Korobotchka soit restée, avec quelque fortune, placée si bas sur l’échelle aux cent mille degrés de la civilisation humaine ? Y a-t-il, en effet, un si vaste gouffre entre elle et sa sœur, inaccessiblement fortifiée dans les murs d’une aristocratique maison à grands beaux escaliers de fer de fonte à ornements dorés, à tapis de pied, à rampes d’acajou, à vases de fleurs et à cassolettes de parfums ; de sa sœur, la femme du monde qui bâille délicieusement sur un charmant livre qu’elle feuillette à peine en attendant la visite de personnes admirablement spirituelles. Devant elles son esprit de femme aura ample carrière pour donner sa note, sa phrase, sa variante sur une pensée qu’elle sait par cœur depuis le matin, pensée d’emprunt au fond, sans doute, mais pensée qui, d’après les cas de la mode, sera celle de la ville entière toute une grande semaine, et même pas tant ; pensée, non sur ce qui se passe dans son hôtel, encore moins dans ses terres, qui sont obérées, hypothéquées, grâce à l’ignorance absolue de tout genre d’économie, mais sur les phases probables de la révolution qui est imminente en France, mais sur la direction que semble prendre le catholicisme, qui est aujourd’hui très-bien porté. Mais passez ! passez ! Pourquoi parler de pareilles sornettes, pourquoi ? au milieu de minutes de joyeuse insouciance, un autre courant inattendu s’établira, s’échappera tout à coup de lui-même. Le rire n’a pas encore perdu sa dernière trace sur le visage, que déjà on est devenu autre que l’on n’était au milieu des mêmes hommes, et la figure, dans tous ses traits, s’éclaire d’une lumière toute différente… Laissons donc cela.

« Enfin, voici ma britchka ! » s’écria Tchitchikof, voyant son équipage se ranger devant l’avancée, et Fétinia y déposer le beau nécessaire de voyage ; et il reprit, s’adressant à son cocher : « Que signifie, imbécile, cette lenteur interminable ? On voit bien qu’il te reste encore dans la tête quelque chose des fumées d’hier, drôle ! »

Séliphane ne répondit pas un mot.

« Adieu, adieu, mère, dit Tchitchikof à la dame. Eh bien, et votre jeune fille ?

— Hé, Pélaghéïa ! cria la dame à une petite fille d’environ onze ans, qui se tenait à quelques pas, en cotillon d’une grossière toile bleuâtre assujettie de dessous par les hanches et de haut par deux bretelles fort primitives. La jouvencelle avait les pieds nus, mais de loin on l’eût pu croire bottée tant elle avait de boue fraîche suspendue autour des jambes jusqu’à la hauteur du genou. « Monte là-haut, et tu feras voir la route à ce monsieur. »

Séliphane tendit la main à la petite ; celle-ci commença par poser un pied sur le marchepied du monsieur, puis l’autre sur celui de l’automédon, et enfin elle trôna après avoir incroyablement souillé de boue les deux marchepieds. Tchitchikof monta, et son poids, dans le premier moment, fit pencher le corps de la britchka ; puis il rétablit l’équilibre en s’installant bien juste au milieu, et alors il dit : « Voilà qui est pour le mieux ! Maintenant adieu, mère, adieu ! » Les guides touchèrent le flanc des chevaux, qui partirent d’un petit pas relevé.

Séliphane se tenait sombre et silencieux, et pourtant il était en même temps fort appliqué à son affaire de cocher ; c’est ce qui ne manquait jamais de lui arriver après chacune de ses fautes, et surtout le lendemain du jour où il s’était enivré. Les chevaux avaient été étrillés avec un soin vraiment remarquable ; le collier du timonier, collier qui, la veille encore, montrait le chanvre en plusieurs endroits, avait été habilement reprisé à la poix. Il guidait sans adresser un monosyllabe à aucun de ses trois chevaux, ni gronderies, ni encouragements, ni harangues, rien, rien que quelques méchants petits coups de fouet donnés pour la forme, et les guides flottaient longues contre le flanc du troïge, qui trottinait tout préoccupé de tant de silence et de mollesse. Cependant le moraliste ne put rester si morne qu’il ne dît en marronnant ce peu de mots à peine distincts : « Ohé, attends-moi, corbeau, je vais t’apprendre à rêver, moi ! » Mais le bai et l’assesseur étaient alors eux-mêmes mécontents de ne pas s’entendre appeler mes très-chers, mes vénérables. Le tigré sentit en ce moment tout à coup, sans accompagnement d’aucune parole, singulier procédé ! une grêle traîtresse de piqûres tour à tour sur toutes les parties grasses, charnues, molles, délicates et sensibles de son corps, et le quadrupède fit là-dessus des réflexions qui se lisaient aisément dans les émotions parlantes des deux oreilles et de la houppe qui les sépare ; tout cela disait : « Sur quelle herbe a-t-il donc marché aujourd’hui ? il ne sait plus parler, mais il sait mieux que jamais où nous piquer ; hier il était causant, et s’il jouait du fouet, c’était par façon de rire, le long de l’épine ; aujourd’hui le sournois cingle dans le vif ; c’est aux oreilles et au ventre qu’il s’en prend à la sourdine.

« À droite, quoi ? dit sèchement Séliphane à la petite placée à côté de lui, en montrant du manche de son fouet la direction d’un chemin bruni par les pluies, qui se dessinait plus ou moins droit entre les prés et les champs couverts de la plus luxuriante verdure.

— Non, non, je montrerai, répondit la jeune fille sans regarder la direction du fouet.

— Par où donc ? dit sèchement Séliphane en avançant toujours.

— Tiens, voici par où ! s’écria la petite.

— Ah ! l’imbécile, dit Séliphane ; mais c’est justement à droite, comme je disais. Ça ne sait pas distinguer sa droite de sa gauche, tssss ! »

La journée était parfaitement belle ; mais la terre s’était tellement détrempée la veille, que les roues de la britchka soulevaient continuellement des quintaux de boue et s’en étaient fait une enveloppe plus épaisse que le feutre le plus grossier. On peut se figurer la fatigue des pauvres chevaux, d’autant plus que le sol avait pour base la glaise, et une glaise de la qualité la plus poisseuse. Cette circonstance fut cause que la britchka ne put se tirer de là avant deux heures de l’après-midi ; et, sans la petite, cela eût été bien autrement difficile : car les chemins s’échappaient dans tous les sens, comme les écrevisses du marché, quand on les laisse sortir du sac, et Séliphane aurait été rossé sans que, cette fois, il y eût de sa faute. Bientôt la petite fille aux bottes de vase sèche montra de la main quelque chose de noir en disant : « Tiens, vois le grand chemin là-bas !

— Qu’est-ce que c’est que ce bâtiment ? demanda Séliphane.

— C’est l’auberge, dit la petite.

— Eh bien, à présent, nous arriverons bien nous-mêmes, dit Séliphane ; retourne vite chez les tiens.

Sur quoi il retint son attelage, aida la petite à descendre, et en l’assistant il la regarda pour la première fois et marmotta entre ses dents : « Que ça de boue aux jambes ! houuu, va-t-elle salir de la belle herbe d’ici chez elle ! »

Tchitchikof lui donna un gros de cuivre[15] ; elle tourna le dos à l’instant même, et commença son trajet par cinq ou six grandes enjambées joyeuses, car elle était heureuse et du superbe cadeau, et plus encore d’avoir trôné sur le siège d’une britchka.

  1. Ou : karabotchka, corbillon, panier, hotte, carton ; étui de contre-basse, appellation typique ; la dame à qui l’applique le poëte est sans doute une fée Carabosse, dont la tournure rappelle peut-être une chiffonnière, sa hotte sur le dos. C’est ainsi que les scomorohki russes rappellent les scaramouches de l’Occident.
  2. Armiak, sorte de très-long surtout qui a une taille et point de collet ; on en fait en camelot, en nankin gris et en drap léger. Les cochers, quand ils mènent, ceignent d’une ceinture la taille de leur armiak, qui la plupart du temps reste ouvert et ballant.
  3. Un tselkove est un rouble d’argent (4 francs) ; tselkove rappelle l’idée d’intégralité, d’unité pleine ; rouble rappelle l’idée de couper au couperet, au couteau, à la hache ; n’importe ; l’origine de ce mot signifie part ou morceau, d’après l’usage très-ancien de certaines parties du cuir de cheval et du taureau, imprimées en vigoureux reliefs, que les Grands-Princes de Russie émettaient sous formes de feuilles qui se coupaient chez les particuliers comme en France on coupe le pain bénit. Probablement chaque rouble détaché pouvait se couper aussi en demi-roubles et en quarts de roubles, d’après de certaines raies.
  4. Voir la deuxième période de l’Essai d’une biographie de Gogol, pour des particularités assez bizarres sur une habitude d’un ami de l’auteur, habitude commune à Pouchkine, à Gogol lui-même et à beaucoup de Russes.
  5. Manière vague qu’emploient les Russes pour évaluer la distance.
  6. Ce Prométhée-là est un vrai Protée.
  7. En Russie, la femme ou la veuve d’un capitaine est une capitainesse, d’un officier, une officière, d’un conseiller d’État actuel, une conseillère, une Excellence pour la vie.
  8. Magistrat civil dont la juridiction ne peut avoir d’analogue exact en France. Dans les opérations du recensement, il va de domaine en domaine, et sa présence fait grande sensation dans tout son district.
  9. Environ dix-huit francs ; c’est presque un franc par âme.
  10. Plus de 160 francs. C’est aussi le zacédâtel qui perçoit l’impôt de la capitation, et qui en délivre les quittances.
  11. À raison de 14 francs les trente-six livres pesant, à peu près 38 ou 39 centimes la livre. On sait qu’en Russie, dans le fond des provinces, l’argent, et surtout en assignations, est excessivement rare, et que les denrées, faute de bonnes voies de communication, se livrent au plus vil prix, quand on a le bonheur de les écouler.
  12. Les blines russes sont des beignets très-délicats qu’on mange tout chauds, principalement dans toute la semaine du beurre ou du carnaval.
  13. C’est une certaine miche plate qu’on entr’ouvre à la cuisine, et où l’on introduit une couche de tranches d’œufs durs ; c’est un manger sain et rassasiant. Il paraît qu’il y a une certaine habileté à faire l’incision, ou à plier la pâte sur le lit d’œufs en tranches, et à dissimuler sur les bords le point de cohésion du dessus et du dessous.
  14. Ces répétitions sont un trait de mœurs nationales admirablement saisi ; nous craignons bien que dans l’ouest de l’Europe on ne puisse apprécier la valeur d’un rabâchage dont on ne soupçonne pas tout le parfait naturel.
  15. Une pièce de deux liards grosse au moins comme un sou de France.