Leone Leoni/Chapitre 17

Leone Leoni
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XVII.

Quand je revins à moi, je me trouvai seule avec Leoni. J’étais couchée sur un sofa. Il me regardait avec tendresse et avec inquiétude.

— Mon âme, me dit-il lorsqu’il me vit reprendre l’usage de mes sens, dis-moi ce que tu as ! Pourquoi t’ai-je trouvée dans un état si effrayant ? Où souffres-tu ? Quelle nouvelle douleur as-tu éprouvée ?

— Aucune, lui répondis-je. Et je disais vrai, car en ce moment je ne me souvenais plus de rien.

— Tu me trompes, Juliette, quelqu’un t’a fait de la peine. La servante qui était auprès de toi quand je suis arrivé m’a dit qu’un homme était venu te voir ce matin, qu’il était resté longtemps avec toi, et qu’en sortant il avait recommandé qu’on te portât des soins. Quel est cet homme, Juliette ?

Je n’avais jamais menti de ma vie, il me fut impossible de répondre. Je ne voulais pas nommer Henryet. Leoni fronça le sourcil. — Un mystère ! dit-il, un mystère entre nous ! je ne t’en aurais jamais crue capable. Mais tu ne connais personne ici !… Est-ce que… ? Si c’était lui, il n’y aurait pas assez de sang dans ses veines pour laver son insolence… Dis-moi la vérité, Juliette, est-ce que Chalm est venu te voir ? est-ce qu’il t’a encore poursuivie de ses viles propositions et de ses calomnies contre moi ?

— Chalm ! lui dis-je, est-ce qu’il est à Milan ? Et j’éprouvai un sentiment d’effroi qui dut se peindre sur ma figure, car Leoni vit que j’ignorais l’arrivée du vicomte.

— Si ce n’est pas lui, dit-il en se parlant à lui-même, qui peut être ce faiseur de visites qui reste trois heures enfermé avec ma femme et qui la laisse évanouie ? Le marquis ne m’a pas quitté de la journée.

— Ô ciel ! m’écriai-je, tous vos odieux compagnons sont donc ici ! Faites, au nom du ciel, qu’ils ne sachent pas où je demeure, et que je ne les voie pas.

— Mais quel est donc l’homme que vous voyez et à qui vous ne refusez pas l’entrée de votre chambre ? dit Leoni, qui devenait de plus en plus pensif et pâle. Juliette, répondez-moi, je le veux, entendez-vous ?

Je sentis combien ma position devenait affreuse. Je joignis mes mains en tremblant et j’invoquai le ciel en silence.

— Vous ne répondez pas, dit Leoni. Pauvre femme ! vous n’avez guère de présence d’esprit. Vous avez un amant, Juliette ! Vous n’avez pas tort, puisque j’ai une maîtresse. Je suis un sot de ne pouvoir le souffrir quand vous acceptez le partage de mon cœur et de mon lit. Mais il est certain que je ne puis être aussi généreux. Adieu.

Il prit son chapeau et mit ses gants avec une froideur convulsive, tira sa bourse, la posa sur la cheminée, et sans m’adresser un mot de plus, sans jeter un regard sur moi, il sortit. Je l’entendis s’éloigner d’un pas égal et descendre l’escalier sans se presser.

La surprise, la consternation et la peur m’avaient glacé le sang. Je crus que j’allais devenir folle ; je mis mon mouchoir dans ma bouche pour étouffer mes cris, et puis, succombant à la fatigue, je retombai dans un accablement stupide.

Au milieu de la nuit, j’entendis du bruit dans la chambre ; j’ouvris les yeux et je vis, sans comprendre ce que je voyais, Leoni qui se promenait avec agitation, et le marquis assis à une table et vidant une bouteille d’eau-de-vie. Je ne fis pas un mouvement. Je n’eus pas l’idée de chercher à savoir ce qu’ils faisaient là ; mais peu à peu leurs paroles, en frappant mes oreilles, arrivèrent jusqu’à mon intelligence et prirent un sens.

— Je te dis que je l’ai vu et que j’en suis sûr, disait le marquis. Il est ici.

— Le chien maudit ! répondit Leoni en frappant du pied ; que la Terre s’ouvre et m’en débarrasse !

— Bien dit ! reprit le marquis. Je suis de cet avis-là.

— Il vient jusque dans ma chambre tourmenter cette malheureuse femme !

— Es-tu sûr, Leoni, qu’elle n’en soit pas fort aise ?

— Tais-toi, vipère ! et n’essaie pas de me faire soupçonner cette infortunée. Il ne lui reste au monde que mon estime.

— Et l’amour de M. Henryet, reprit le marquis.

Leoni serra les poings. — Nous la débarrasserons de cet amour-là, s’écria-t-il, et nous en guérirons le Flamand.

— Ah ça, Leone, ne va pas faire de sottise !

— Et toi, Lorenzo, ne va pas faire d’infamie.

— Tu appellerais cela une infamie, toi ? nous n’avons guère les mêmes idées. Tu conduis tranquillement au tombeau la Zagarolo pour hériter de ses biens, et tu trouverais mauvais que je misse en terre un ennemi dont l’existence paralyse à jamais la nôtre ! Il te semble tout simple, malgré la danse des médecins, de hâter par ta tendresse généreuse le terme des maux de ta chère phtisique…

— Va-t’en au diable ! Si cette enragée veut vivre vite et mourir bientôt, pourquoi l’en empêcherais-je ? Elle est assez belle pour me trouver obéissant, et je ne l’aime pas assez pour lui résister.

— Quelle horreur ! murmurai-je malgré moi, et je retombai sur mon oreiller.

— Ta femme a parlé, je crois, dit le marquis.

— Elle rêve, répondit Leoni, elle a la fièvre.

— Es-tu sûr qu’elle ne nous écoute pas ?

— Il faudrait d’abord qu’elle eût la force de nous entendre. Elle est bien malade aussi, la pauvre Juliette ! Elle ne se plaint pas, elle ! elle souffre seule. Elle n’a pas vingt femmes pour la servir, elle ne paie pas de courtisans pour satisfaire ses fantaisies maladives ; elle meurt saintement et chastement comme une victime expiatoire entre le ciel et moi. — Leoni s’assit sur la table et fondit en larmes.

— Voilà l’effet de l’eau-de-vie, dit tranquillement le marquis en portant son verre à sa bouche ; je te l’avais prédit, cela te porte toujours aux nerfs.

— Laisse-moi, bête brute ! s’écria Leoni en poussant la table, qui faillit tomber sur le marquis ; laisse-moi pleurer. Tu ne sais pas ce que c’est que le remords, toi ; tu ne sais pas ce que c’est que l’amour !

— L’amour ! dit le marquis d’un ton théâtral en contrefaisant Leoni, le remords ! voilà des mots bien sonores et très-dramatiques. Quand mets-tu Juliette à l’hôpital ?

— Oui, tu as raison, lui dit Leoni avec un désespoir sombre, parle-moi ainsi, je l’aime mieux. Cela me convient, je suis capable de tout. À l’hôpital ! oui. Elle était si belle, si éblouissante ! je suis venu, et voilà où je la conduis ! Ah ! je m’arracherais les cheveux.

— Allons, dit le marquis après un silence, as-tu fait assez de sentiment aujourd’hui ? Tudieu ! la crise a été longue… Raisonnons à présent : ce n’est pas sérieusement que-tu veux te battre avec Henryet ?

— Très-sérieusement, répondit Leoni ; tu parles bien sérieusement de l’assassiner.

— C’est très-différent.

— C’est absolument la même chose. Il ne connaît l’usage d’aucune arme, et je suis de première force pour toutes.

— Excepté pour le stylet, reprit le marquis, ou pour le pistolet à bout portant ; d’ailleurs tu ne tues que les femmes.

— Je tuerai au moins cet homme-là, répondit Leoni.

— Et tu crois qu’il consentira à se battre avec toi ?

— Il acceptera, il est brave.

— Mais il n’est pas fou. Il commencera par nous faire arrêter comme deux voleurs.

— Il commencera par me rendre raison. Je l’y forcerai bien, je lui donnerai un soufflet en plein spectacle.

— Il te le rendra en t’appelant faussaire, escroc, fileur de cartes.

— Il faudra qu’il le prouve. Il n’est pas connu ici, tandis que nous y sommes établis d’une manière brillante. Je le traiterai de lunatique et de visionnaire ; et quand je l’aurai tué, tout le monde pensera que j’avais raison.

— Tu es fou, mon cher, répondit le marquis ; Henryet est recommandé aux négociants les plus riches de l’Italie. Sa famille est bien connue et bien famée dans le commerce. Lui-même a sans doute des amis dans la ville, ou au moins des connaissances auprès de qui son témoignage aura du poids. Il se battra demain soir, je suppose. Eh bien ! la journée lui aura suffi pour déclarer à vingt personnes qu’il se bat contre toi parce qu’il t’a vu tricher, et que tu trouves mauvais qu’il ait voulu t’en empêcher.

— Eh bien ! il le dira, on le croira, mais je le tuerai.

— La Zagarolo te chassera et déchirera son testament. Tous les nobles te fermeront leur porte, et la police te priera d’aller faire l’agréable sur un autre territoire.

— Eh bien ! j’irai ailleurs. Le reste de la terre m’appartiendra quand je me serai délivré de cet homme.

— Oui, et de son sang sortira une jolie petite pépinière d’accusateurs. Au lieu de M. Henryet, tu auras toute la ville de Milan à ta poursuite.

— Ô ciel ! comment faire ? dit Leoni avec angoisse.

— Lui donner un rendez-vous de la part de ta femme, et lui calmer le sang avec un bon couteau de chasse. Donne-moi ce bout de papier qui est là-bas, je vais lui écrire.

Leoni, sans l’écouter, ouvrit une fenêtre et tomba dans la rêverie, tandis que le marquis écrivait. Quand il eut fini, il l’appela.

— Écoute, Leoni, et vois si je m’entends à écrire un billet doux :

« Mon ami, je ne puis plus vous recevoir chez moi, Leoni sait tout et me menace des plus horribles traitements : emmenez-moi, ou je suis perdue. Conduisez-moi à ma mère, ou jetez-moi dans un couvent ; faites de moi ce qu’il vous plaira, mais arrachez-moi à l’affreuse situation où je suis. Trouvez-vous demain devant le portail de la cathédrale à une heure du matin, nous concerterons notre départ, il me sera facile d’aller vous trouver, Leoni passe toutes les nuits chez la Zagarolo. Ne soyez pas étonné de cette écriture bizarre et presque illisible : Leoni, dans un accès de colère, m’a presque démis la main droite. Adieu.

Juliette Ruyter. »

— Il me semble que cette lettre est prudemment conçue, ajouta le marquis, et peut sembler vraisemblable au Flamand, quel que soit le degré de son intimité avec ta femme. Les paroles que tantôt dans son délire elle croyait lui adresser nous donnent la certitude qu’il lui a offert de la conduire dans son pays… L’écriture est informe, et qu’il connaisse ou non celle de Juliette…

— Voyons, dit Leoni d’un air attentif en se penchant sur la table.

Sa figure avait une expression effrayante de doute et de persuasion. Je n’en vis pas davantage. Mon cerveau était épuisé, mes idées se confondirent. Je retombai dans une sorte de léthargie.