Le vol sans battement/Limétis Nasicus

Édition Aérienne (p. 147-152).

LICMETIS NASICUS


Mon voisin, un arabe, marchand de fruits au Mouski, se procura deux de ces oiseaux et les mit en cage comme de vulgaires perruches.

Les kakatoës ont pour patrie le continent australien.

Ces deux oiseaux se battirent au point de nécessiter leur séparation. Une fois chacun dans sa cage, ils reprirent leur allure naturelle. Perchés sur une patte, le bec rentré dans la cravate, les yeux presque clos, ils ont tout-à-fait le faciès général de l’effraye (strix flammea) même couleur, même collerette ; c’est, de loin, à s’y méprendre.

Ils restent toute la journée immobiles ; mais quand la nuit arrive, ils se réveillent, deviennent inquiets, font des efforts pour s’échapper et poussent à intervalles très rapprochés un cri rauque, assez désagréable. Ce cri a cela de particulier qu’il s’éloigne des sons produits par les zygodactyles ; il a, comme tout le reste de l’animal qui le produit, une tournure nocturne.

Un de ces oiseaux parvint à s’échapper. Comme les amateurs ne se présentaient pas pour le second, son propriétaire lui coupa un peu les ailes et le laissa courir dans son magasin.

Ce licmetis trouva le local à sa fantaisie ; ce sol non pavé, les balles de fruits étalées sur des trétaux, à cinquante centimètres de terre, formaient au-dessous d’elles, un vaste espace peu éclairé, peu propre, encombré de fruits tombés des corbeilles, qui pourrissaient sur place. Ce lieu humide, rempli de moisissure, fut le séjour de prédilection de cet animal. Dans cet endroit ombreux il retrouva sa vivacité ; son occupation favorite était de piocher la terre avec son bec qui a la forme d’un pic. Il l’entre dans les trous produits par les vers, et cherche à saisir l’animal.

Cet oiseau est un marcheur, il ne grimpe pas à moins d’y être contraint. Il est probable que dans son pays il habite les forêts humides et très fourrées, et qu’il y vit de larves, de vers et d’insectes.

Avec le temps, ses ailes repoussèrent, et lui permirent de faire des promenades dans la rue. Ces ailes étaient longues et larges, couvertes, comme celles des oiseaux de nuit, du duvet spécial qui produit le vol silencieux, aussi, à première vue c’était à s’y méprendre ; on aurait juré une effraye se balançant lourdement sur ses ailes blanches.

Cet animal doit être avec le strygops un lien entre les perroquets et les oiseaux de nuit ; le strygops est le passage aux hiboux, et le licmétis, le passage aux effrayes.

A ce propos, d’où viennent les oiseaux de proie ? Par quelle succession de perfectionnements les oiseaux à vol court sont-ils arrivés à produire le vol plané dont la dernière note est la station permanente dans l’air sans dépense de forces ? Par quelle voie sont-ils parvenus à atteindre ces deux types excessifs : l’angle fixé dans l’espace avec une immobilité absolue, ou cet autre genre de station qui, quoique en mouvement a beaucoup de points de similitude avec la précédente, je veux parler du vol d’observation des vautours qui, par le calme, semblent pouvoir tourner indéfiniment dans le même cercle.

D’où vient, en somme, le vol plané, le vol d’observation ?

Du besoin d’observation.

D’où viennent ces armes puissantes des aquilinés, ce bec fort comme des cisailles, des rapaces de nuit et des grands vautours ? Toujours de la nécessité de l’outil pour arriver à vivre : le nocturne tue avec le bec et le vautour entaille le cuir d’un buffle ou d’un chameau qui résisterait au bec de l’aigle.

Les oiseaux de proie nous sont venus dans les périodes crétacée, tertiaire et quaternaire, probablement par une foule de familles différentes. La paléonthologie ornithologique nous l’apprendra plus tard, à mesure que les découvertes viendront combler les lacunes qui existent dans l’échelle de la succession des êtres. Mais, cependant, malgré ces énormes hiatus, rien qu’en regardant dans les êtres vivants, il est facile de voir plusieurs points par. où les rapaces ont pu arriver.

Nous venons de voir que les oiseaux de nuits ont pu se produire par un perfectionnement ou une adaptation à la vie carnivore, et que les strygops et le licmetis sont aussi bien des chouettes que des perroquets. La transmission par les passereaux est presque nulle par les piegrièches, le geai, la pie et le corbeau.

Les vautours doivent venir des gallinacés ou les gallinacés viennent des vautours : ou, enfin, ils se lient ensemble d’une manière facile à voir par les vautours à bec faible et a pouce atrophié.

Sur l’ancien continent, le percnoptère a l’aspect d’une poule ou d’une outarde. L’être auquel il se liait franchement a disparu aux époques précédentes. Malgré qu’on ne puisse revoir le lien précis, il n’en reste pas moins à cet animal un aspect particulier qui lui a valu le nom de Poule de Pharaon.

Sur le continent américain le même cas se présente mais plus accusé, plus lisible.

Quand on regarde avec attention deux oiseaux du nouveau monde, un dindon et un condor, tous deux au repos, on est frappé de la ressemblance extrême qui existe entre ces animaux : même tête, mêmes coroncules chez le mâle, même cou. Le plumage est pareil, blanc ou noir. Les pattes et les griffes sont absolument identiques, pouces rudimentaires et nature des ongles semblables, La seule différence réelle qui existe entre ces deux oiseaux réside dans la grandeur de l’aile.

Combien faudra-t-il de temps à l’homme pour transformer par l’éducation, le besoin et la nourriture, l’aile courte du dindon en aile longue du condor, pour la lui allonger seulement, car, au dindon comme à ce grand voilier, les gabaris de l’appareil aviateur sont les mêmes : même nombre de plumes, quatrième et cinquième remiges les plus longues dans les deux êtres.

Il est probable qu’un laps de temps, relativement court suffirait pour opérer cette transformation. On y serait aidé par cet appétit spécial du dindon pour la viande ; il est presque un carnivore : témoin Molière, et tant d’autres accidents de cette nature.

Cette ressemblance ne peut être fortuite, elle est trop vive d’aspect ; elle est corroborée, au reste, par d’autres faits : poule de Pharaon, Gallinazo ; deux noms qui ont été créés par une même effet de tournure générale. Les Américains du Sud ont trouvé que l’aura et l’urubu ressemblent tellement à la poule qu’ils les ont nommés poule dans leur langue.

Il faudrait admettre trois accidents pareils et parallèles pour ne pas reconnaître que cette similitude de tournure est un indice de communauté d’origine ; et cela, malgré des différences profondes anatomiques, malgré des estomacs complètement différents : gésier énergique dans l’une et poche stomacale élastique dans l’autre, et surtout, ce qui est infiniment plus sérieux qu’une différence dans l’organe de la digestion qui est si variable, une discordance, complète dans l’évolution du jeune âge. Effectivement, l’un naît avec la possession complète de tous ses sens, même celui du mouvement : le jeune dindon court dès la première minute de son entrée dans la vie, le condor au contraire est aveugle sourd et muet. Il ne commence à se tenir debout qu’un mois après sa naissance ; les différences dans l’extrême jeunesse sont donc énormes.

L’ornithologie devrait créer des mots pour indiquer ces deux grandes tranches qui séparent par un fossé profond deux races d’oiseaux : ceux qui ont l’enfance gracieuse et vivante et ceux qui sont horribles et impotents. Elle ne s’est pas encore occupée de ces différences originelles ; ce serait cependant une ligne de démarcation bien franche.

Les rapaces nobles sont probablement venus par la voie des vautours, par les rapaces ignobles. Des appétits particuliers, aiguisés surtout par le besoin qui est le grand dispensateur des facultés, ont amené petit à petit le rapace ignoble, qui ne vit que de chairs putréfiées, au type faucon, au gerfaut par exemple, qui en liberté mourra de faim devant un faisan mort qu’il n’aura pas tué lui-même.

Les gallinacés offrent beaucoup d’oiseaux qui amènent cette idée de transformation. Ainsi le pauxi comme bec est la charge des aquilinés. Les serres sont parfaitement représentés dans le sasa (opisthoconnus cristatus). Et cet oiseau des îles Samoa : le didunculus ; et le toccro qui a une véritable tête de faucon.

Mais que sont ces ressemblances à côté des toucans et des calaos ? On peut dire d’eux qu’ils sont la charge des becs crochus.

N’y aurait-il pas d’autre famille d’oiseaux qui pourrait nous faire penser aux vautourins, car il n’y a pas à douter que ce soit par eux que soit venue cette transformation. Oui, deux familles d’oiseaux marins : les pelicanidés et les procellarinés ont comme eux un signe commun : le bec onguiculé. Ce seul lien a son importance. Le bec et la charpente osseuse ne se déforment pas facilement. Les éleveurs qui font de la sélection en savent quelque chose ; ils se sont heurtés contre la difficulté de la déformation du squelette et estiment qu’elle est le changement qui demande la plus grande dépense de temps.

L’albatros et le procellaria ont tout à fait des têtes de vautourins. Tous ont un onglet particulier au bout du bec ; c’est cette espèce de griffe qui est la pointe du bec du canard. La cire est prépondérante dans les becs de ces oiseaux, l’onglet n’en occupe qu’une faible partie, et arrive à son moindre développement chez le pélican, où il revêt la forme d’un petit appendice minuscule situé au bout d’une immense cire.