Texte établi par Société des livres religieux (1p. 63-70).

CHAPITRE V.

misère de la mère d’ambroise.

Nous avons vu combien la mère du jeune Ambroise était attachée à sa religion. On donne, très à propos, à ce ridicule attachement le nom odieux de fanatisme. En effet, il n’y a rien de plus absurde que de ne pas changer d’opinion aussitôt que l’on en est prié par une brigade de cavalerie ou par une troupe de dragons. Rien de plus aisé que d’adopter un sentiment opposé à celui que l’on a eu pendant quarante ou cinquante années, et il est clair comme le jour que, quoique la nature, les gouvernements et l’éducation nous conduisent nécessairement à voir tous d’une manière différente, le prince n’a qu’à lever le doigt pour que cent millions de sujets, s’il les a, doivent penser incontinent comme lui[1]. D’après ce principe, qu’on ne peut me contester, il est très clair encore que le prince a le droit de faire pendre tous ceux qui osent s’attacher aux préjugés qu’ils avaient sucés avec le lait. L’entêtement est un caprice, et, selon le droit divin, le caprice mérite la mort. J’ai été bien aise de poser ces principes incontestables, afin de justifier les lois dont je vais parler. On pourrait se laisser surprendre par une ridicule compassion ou par de fausses apparences de justice, et il est bon de prévenir sur ce point les esprits faibles dont notre siècle est rempli.

Ambroise avait des frères et des sœurs plus jeunes que lui, et sa mère, voyant le succès de ses soins pour l’aîné, redoubla d’ardeur pour perfectionner l’éducation des autres. Cette éducation se bornait aux instructions domestiques, et n’avait d’autre but que d’en faire de bons sujets et de les élever dans les sentiments qu’elle avait elle-même. Claude Upokritès, homme vénérable qui vivait dans ce pays-là, y exerçait une très belle charge : sa fonction était de dénoncer les entêtés et de les recommander au bourreau, et ses gages honnêtes se prenaient sur leurs dépouilles. Plein d’une sainte avidité, ce charitable inquisiteur recherchait avec soin les délinquants, et, grâce à l’heureuse population de ce pays, il ne manquait pas d’occasions pour donner des preuves de son zèle. Aussi s’aperçut-il bientôt que la mère du jeune Ambroise n’envoyait aucun de ses enfants ni à l’école ni à la messe, et qu’elle violait en ce point les ordonnances du roi. Il la fit condamner à payer les amendes prescrites par les déclarations[2]. La mère les paya gaiement, trop heureuse d’acheter à ce prix le pouvoir d’instruire ses enfants elle-même. Mais ces amendes réitérées, et que l’on augmentait de temps en temps, altérèrent cruellement sa fortune. Les supérieurs, irrités de la résistance opiniâtre de cette femme, eurent encore recours aux édits du roi, qui suppléait à tout ; et ils en trouvèrent un[3] qui déclarait que les veuves qui persisteraient dans la R. P. R., un mois après la publication des présentes, seraient déchues du pouvoir de disposer en aucune manière de leurs biens, et que ces biens passeraient à leurs enfants catholiques, et, s’il n’y en avait point de tels, aux hôpitaux les plus prochains[4]. « Voici ce qu’il nous faut ! » dit en triomphant Upokritès ; et bientôt l’édit fut exécuté. On ôta à la mère le droit de gérer son bien ; on lui fit une pension aussi modique qu’il fut possible, et, conformément à un autre édit du roi, tous ses enfants lui furent enlevés[5]. On les enferma dans des couvents de villes éloignées, où ils furent si bien instruits, si dûment catéchisés, si régulièrement fustigés, que l’on espéra que dans quelques années on en ferait de bons catholiques. Il est vrai qu’au sortir du couvent, ils s’enfuirent dans les pays étrangers ; mais, au moins, on avait fait ce qu’on avait pu, et l’on n’avait rien à se reprocher.

Cependant la veuve désolée de l’infortuné Hyacinthe Borély mangeait un pain de larmes et gémissait, nuit et jour, sur la perte de ses enfants. Elle était réduite, dans un galetas, à quelques mauvais meubles ; son unique consolation était de voir Ambroise, qui lui donnait tout le temps que ses occupations lui laissaient. Un nouveau chagrin vint lui percer le cœur. Elle avait, parmi ses enfants, un petit garçon d’une très jolie figure : on le nommait Benjamin ; et, comme le fils de Jacob, il était extrêmement aimé de ses parents. Cet enfant n’avait que sept ans et demi ; il avait été enlevé comme les autres, et mis dans un couvent, à deux lieues de là. Upokritès forma le merveilleux projet de l’engager à embrasser la religion catholique. On le caressa beaucoup dans le couvent ; on lui donna des images et des dragées, et le petit Benjamin, en présence d’une foule innombrable de fidèles, fit abjuration de ses erreurs avec une telle componction, qu’il arracha des larmes à tout le monde, après quoi il fut mis en possession des biens de son père ; la mère, les frères et les sœurs, entêtés, furent tous dépossédés, conformément à l’édit du roi ; et Upokritès, nommé tuteur, géra cette hérédité avec une intégrité et une délicatesse dont on ne voit guère d’exemples. La bonne veuve disait avec douleur : « Un enfant de sept ans est-il donc en état de choisir une religion ? Cet objet, qui demande toute la force de la raison, était-il à la portée de ce pauvre Benjamin, qui joue encore avec son tambour ? » On lui répondait qu’il n’y avait rien de plus raisonnable, puisqu’il existait une déclaration du roi qui portait que les enfants parvenus à l’âge de sept ans seraient admis à abjurer la R. P. R.[6]. « Il est bien vrai, » lui disait-on, « qu’en 1669[7], le roi pensait qu’il ne fallait admettre à l’abjuration que les enfants parvenus à l’âge de quatorze ans ; mais le père La Chaise prétend qu’un enfant de sept ans est aussi formé aujourd’hui que l’était alors un joli enfant de treize ou quatorze ans ; et les Jésuites s’y connaissent. D’ailleurs, vous étonnerez-vous que dans un pays où l’on fait vœu de chasteté à seize ans, on puisse à sept ans faire vœu d’une foi implicite et absolue ? » Il n’y avait rien à répondre aux déclarations du roi, à Claude Upokritès, à la foi implicite, et aux profonds arguments du Père La Chaise. La pauvre veuve se contenta de pleurer ; pour la consoler, on lui rogna sa pension, et sa misère fut extrême.

  1. Un ancien poète, au rapport de Bayle, disait que les dieux se servaient des hommes comme de balles pour jouer à la paume. Les rois d’Angleterre firent de l’âme de leurs sujets quelque chose d’approchant dans le dernier siècle, puisqu’en moins de trente années, ils les firent changer quatre fois de religion.

    Un écrivain aussi célèbre que Bayle rapporte ainsi le même fait : « Quand on considère de plus près l’histoire de ce grand royaume, et particulièrement les derniers règnes, où l’on voit non seulement les rois majeurs, mais encore des pupilles et les reines même si absolues et si redoutées ; quand on considère la facilité incroyable avec laquelle la religion a été ou renversée ou établie par Henri, par Édouard, par Marie, par Élisabeth : on ne trouve ni la nation si rebelle, ni les parlements si fiers et si factieux ; au contraire, on est obligé de reprocher à ces peuples d’avoir été trop soumis, puisqu’ils ont mis sous le joug leur foi même et leur conscience. » Il paraît que cet écrivain ne pensait pas, comme les gens d’église, que les peuples doivent soumettre leur conscience à la volonté du prince. Et cependant observez, cher lecteur, que c’est un homme d’église, qui parle ainsi, même un Père de l’Église, en un mot, le grand Bossuet. Voyez Oraison funèbre de la reine d’Angleterre.

  2. Déclarations du roi du 13 décembre 1698 et du 16 octobre 1700, par lesquelles il est ordonné aux protestants qu’on supposait convertis en vertu des ordres du roi et des vexations des dragons, d’envoyer les enfants aux écoles et aux catéchismes catholiques. Les juges devaient condamner à des amendes ceux qui contreviendraient à ces ordres ; on enlevait les enfants à leurs parents, pour les faire élever dans des collèges et des couvents. Les Jésuites arrachèrent cet ordre barbare à Louis XIV, lui ayant persuadé qu’il était obligé en conscience de préserver ces enfants de l’erreur, et qu’il répondrait devant Dieu de leur perdition.
    Ces ordres ont été souvent exécutés. Nous avons vu, de nos jours, des jeunes filles arrachées à leurs parents par des ordres rigoureux, livrées dans des couvents à des religieuses peu éclairées, qui ignoraient également et la religion dont il fallait les instruire, et celle dont il fallait les détromper. Nous avons vu plusieurs de ces malheureuses victimes succomber à ces longues persécutions et perdre, au bout de quelques années, ou la raison, ou la vie. La fille de Sirven, entre autres, devint folle, s’échappa du couvent où elle était enfermée, et se noya dans un puits. Le père, accusé de l’avoir assassinée, fut condamné par contumace à être pendu ; le parlement de Toulouse lui a rendu, depuis, une justice éclatante. Personne n’ignore les constants et utiles efforts de Voltaire pour l’obtenir.
  3. Du mois de janvier 1686, enregistré au Parlement le 25 de ce mois.
  4. Ce même édit de janvier 1686, prive encore les femmes de tous les avantages qui pourraient leur avoir été faits par leurs maris, de quelque nature qu’ils pussent être. Le savant jurisconsulte Bubenbach ne pouvait se lasser d’admirer la beauté de cette loi.
  5. Du mois de janvier 1686, enregistré le 12 de ce mois. — Y a-t-il rien de plus antichrétien et de plus tyrannique, que l’enlèvement des enfants à leurs pères et mères ? Funeste méthode, perpétuée jusqu’à nos jours depuis la révocation de l’édit de Nantes ! Toutes les provinces ont été désolées ainsi ; mais le Poitou, le Languedoc, le Vivarais, le Dauphiné, et singulièrement le diocèse de Bayeux dans la Normandie, en fournissent des exemples récents par milliers. Ces exécutions ont été accompagnées des plus terribles circonstances ; et pour en redoubler l’horreur, et jeter d’autant mieux l’épouvante, ç’a été d’ordinaire pendant la nuit que les grands coups ont été frappés. Je ne ferai point le détail de ces barbaries ; et qui pourrait suffire à les rapporter ? Je ne parlerai que de la seule expédition du sieur Houvet, curé d’Athis en Normandie, et de ses vicaires les sieurs Verger et Grenier. Que l’on se représente ces prêtres suivis de cohortes d’archers, volant de paroisse en paroisse, assiégeant les maisons à la faveur des ténèbres, enfonçant les portes avec des haches, et remplissant l’air de cris affreux, et capables de jeter la terreur dans les âmes les plus intrépides ! Que l’on se peigne leurs satellites entrant après eux, le sabre à la main et le blasphème à la bouche, renversant et brisant tout ce qu’ils rencontrent, jusqu’à ce qu’ils trouvent enfin ce qui fait l’objet de leurs recherches et va faire le sujet de tant de larmes ! Qui pourrait retracer la fureur avec laquelle ils se saisissent de leur proie et l’entraînent sans lui donner le temps de s’habiller, et sans avoir égard aux cris des pères et mères ! Ils ont l’inhumanité de repousser, d’insulter, de frapper ces infortunés pères et mères, qui, se voyant enlever ce qu’ils ont au monde de plus cher, osent, dans l’excès du plus cruel désespoir, hasarder quelques vaines tentatives pour sauver ces précieux objets de leur tendresse et les conserver à leur amour. Aussi ces enlèvements firent tant de bruits, et jetèrent une si grande consternation et une si vive alarme dans tous les cantons, que plus de mille familles se réfugièrent alors en Angleterre, et y emportèrent ce qu’ils purent ramasser d’effets et d’argent.
  6. 17 juin 1681. Louis XIV avait permis de recevoir les abjurations des enfants de sept ans ; il les avait autorisés à quitter la maison de leurs parents, et à faire un procès à leurs pères, pour les obliger à leur payer une pension. La loi supposait donc que les enfants de sept ans sont en état de prononcer entre deux religions qui partagent les théologiens de l’Europe les plus éclairés. La loi permettait à des enfants de sept ans de se soustraire à l’autorité paternelle. Un père était exposé à perdre ses enfants pour jamais, si quelque rigueur nécessaire pour corriger leurs vices naissants excitait dans leur âme un moment de dépit. C’est ainsi que les instigateurs de ces lois respectaient la religion, les mœurs et la nature !
  7. Déclaration du roi, du 1er février 1669, art. xxxix.