Le tour du Saguenay, historique, légendaire et descriptif/04


I

SUR LE SAINT-LAURENT



Le départ de Québec — Au long de la côte sud — Les îles du Saint-Laurent jusqu’au Saguenay — Histoire — Légendes — Tradition.



PASCAL a dit quelque part : « Les fleuves sont des chemins qui marchent et mènent où l’on veut. » Le fleuve Saint-Laurent, aidé plus loin de son frère le Saguenay, va nous conduire jusqu’à Chicoutimi, soit une distance de 250 milles à travers un merveilleux pays.

C’est un clair matin d’été et le bateau vient de se détacher de ses quais de la Basse-Ville et de tourner majestueusement au milieu du fleuve ; maintenant fuit derrière nous la Basse-Ville avec sa sombre dentelure de quais, ses vastes hangars et ses gigantesques élévateurs pendant que la Haute-Ville, qui s’élevait tout à l’heure au-dessus de nos têtes, s’évase maintenant, s’aplatit derrière nous.

Nous voilà déjà à l’endroit que les navigateurs appellent Entre les deux églises. C’est un endroit dangereux pour les petites embarcations, à cause des courants du chenal du nord de l’Île d’Orléans et ceux du chenal du sud qui se rencontrent ici. Par les vents du Nord-Est, la mer devient très houleuse en ce lieu. La chronique de l’Île d’Orléans mentionne nombre de tragédies qui se sont déroulées entre les deux églises. On raconte, entre autres, le naufrage, bien triste, des Beaudoin, de Saint-François qui périrent d’une façon tragique alors qu’ils revenaient joyeusement d’assister à des noces sur la côte de Beaupré, en 1786 — la chronique est exacte. — Cette tragédie a inspiré la muse d’un poète du temps qui a composé une longue complainte, d’un air très triste, et que des vieux de l’Île d’Orléans chantent encore. C’est toute une histoire ; elle raconte le mariage, les noces, les recommandations du frère du marié à ce dernier, le départ des quinze invités de l’Île d’Oléans, le retour et, enfin, le naufrage et cela se termine par :

Joseph Pagé, Giguère, aussi bien d’autres,
Sont venus chercher tous ces pauvres noyés.
La table est mis’ qu’on l’ôte en diligence,
Les draps seront pour les ensevelir.

Un peu plus bas que les deux églises, le panorama, qui se déroule à l’arrière, est captivant : laissons-le esquisser par un chroniqueur québécois de 1861 ; cela n’a pas changé depuis :

« En arrière, Québec avec ses batteries, sa fière citadelle qui semble un nid d’aigle perdu au sommet d’un rocher et avec ses maisons en amphithéâtre dont les toits de ferblanc frappés par les rayons d’un soleil ardent font jaillir des gerbes de lumière.

« Québec, du haut de ce promontoire où il est fièrement assis, avec ses embrasures et ses centaines de


Autre type de vieil attelage canadien.
D’après un tableau de M. Yvan Neilson.

canons, Québec parait se complaire à élever sa tête orgueilleuse et sublime en face de ces montagnes bleuâtres que l’on voit apparaître de tous côtés, puis

s’éloigner, puis se rapprocher encore et, enfin, disparaître, mais à regret toujours, et en élevant, jusqu’au dernier instant, leurs cimes au-dessus d’autres montagnes. »

Au sud, nous doublons la Pointe-Lévis ; au nord, se déroulent les Côtes de Charlesbourg et de Beauport. Nous avons dépassé, au sud, les chantiers maritimes Davie, de Lauzon, et la cale-sèche, l’une des plus vastes du monde, et aussi l’ancienne Anse-des-Sauvages où il n’y a plus de sauvages du tout.

Enfin, nous doublons, à notre gauche, la pointe du Bout-de-l’Île — l’Île d’Orléans — que nous allons longer, de ce côté, pendant une heure, avant d’arriver au pied du Cap Tourmente.

Ne nous occupons pas pour le moment de l’Île d’Orléans qui fera le sujet du chapitre suivant. Portons d’abord nos regards sur la rive sud qui est à portée de notre vue jusqu’au Cap Tourmente, et bornons-nous à en signaler les points intéressants.

La première paroisse que nous voyons, après Saint-Joseph-de-Lévis, est Beaumont dont l’église date de 1733 ; une première église avait été construite en 1691 et était desservie par les Récollets. Beaumont a été érigée en paroisse par Mgr de Saint-Vallier.

La seigneurie de Beaumont fut concédée à Charles Couillard des Îlets par l’intendant Talon, le 3 novembre 1672. Dans cette seigneurie fut compris plus tard le fief du Cap Saint-Claude ou de Vincennes qui fut concédé le 3 novembre 1672, par l’intendant Talon, à François Bissot de la Rivière qui fut le grand-père du sieur François-Marie Bissot de Vincennes, fondateur de l’État de l’Indiana dont l’origine fit l’objet de longues recherches par les historiens américains et canadiens. M. Pierre-Georges Roy, de Lévis, étant arrivé bon premier dans cette sorte de concours historique.

Un détachement de l’armée de Wolfe, sous le commandement de Moncton, est débarqué à Beaumont le 29 juin 1750. Les Anglais s’emparèrent de l’église après quelques coups de feu échangés entre eux et quelques soldats de Québec. La légende veut qu’ils aient par trois fois essayé de mettre le feu au temple sans y réussir.

À quelques milles plus bas que Beaumont, nous passons devant Saint-Michel de Bellechasse qui était appelé autrefois Saint-Laurent de la Durantaye. Cette paroisse est comprise dans l’ancienne seigneurie concédée en 1672 au sieur Olivier Morel de la Durantaye. L’église en bois et plusieurs maisons furent brûlées par les soldats de Murray pendant le siège de Québec. Les autorités, après la cession du pays, eurent toutes les peines à convaincre les habitants de se soumettre. Cinq d’entre eux, quatre hommes et une femme, ne voulurent jamais entendre raison. Ils se séparèrent d’eux-mêmes de l’église dont les pasteurs prêchaient la soumission. Ils moururent dans l’impénitence et furent enterrés dans un champ. Notre poète national, Louis Fréchette, a raconté cette triste histoire dans des vers tragiques.

Vient ensuite Saint-Vallier, érigé en paroisse le 3 mai 1722. L’église actuelle, qui date de 1905, remplace la première qui dura près de deux cents ans. Le village de Saint-Vallier est bâti sur la moitié de la seigneurie de la Durantaye qui fut cédée pour la somme de 30,000 livres à Mgr de Saint-Vallier qui en fit don à l’Hôpital-Général de Québec…

Maintenant le bateau s’éloigne de la rive sud et, après avoir contourné l’extrémité nord de l’Île d’Orléans, pique sur le Cap Tourmente. La rive sud n’est plus distincte à l’œil nu et nous ne pouvons voir Berthier qui vient après Saint-Vallier. Un immense banc sous-marin s’étend de l’extrémité de l’Île d’Orléans jusqu’à l’Île-aux-Coudres et c’est par un étroit passage qui se trouve vis-à-vis le Cap Tourmente que le bateau va s’engager dans le chenal nord. Ce passage est indiqué par deux bouées, une rouge et une noire. Les navires océaniques passent par le chenal du côté sud du fleuve.

À cet endroit du fleuve, l’horizon est splendide. Du côté sud, on aperçoit les dos noirs d’une série d’îles de toutes grandeurs : l’Île Madame, la Grosse-Île, l’Île-aux-Coudres, l’Île-aux-deux-Têtes.

La Grosse-Île ou Île-de-la-Quarantaine est la plus importante de ce groupe d’îles. Cette île fut achetée des Ursulines de Québec par le gouvernement provincial, en 1832, lorsque le choléra asiatique faisait des ravages en Europe, afin d’en faire une station de Quarantaine. Depuis lors, tous les vaisseaux venant d’Europe et montant à Québec doivent arrêter à la Grosse-Île. Avant 1864, on avait posté sur l’île une compagnie de soldats ayant à leur disposition des canons de gros calibre, et l’on avait ordre de tirer sur tout vaisseau qui faisait mine de passer sans arrêter pour subir l’examen. Il y a eu des années où le personnel de la Quarantaine eut fort à faire, entre autres, lors des épidémies de choléra de 1834 et 1849. Mais l’année la plus terrible fut 1817, alors qu’arrivèrent à la Grosse-Île, par millier, les immigrants irlandais frappés du choléra pendant la traversée. Sur la Grosse-Île, 7,000 de ces malheureux sont enterrés dans une même fosse : tous furent victimes de l’épidémie. Depuis 1847, chaque année, les membres de la colonie irlandaise de Québec vont faire un pèlerinage sur ce tragique coin de terre au sein duquel dorment leurs malheureux compatriotes.

Ces îles du Saint-Laurent sont intéressantes bien que, malheureusement, du chenal nord, nous ne les voyions pas toutes. Signalons seulement, un peu avant l’extrémité est de la Grosse-Île, l’Île Sainte-Marguerite, peu remarquable, excepté pour le bois de chauffage que l’on en tire et ses pacages à animaux domestiques. Au nord et au nord-ouest de cette île, il y a beaucoup d’îlots inhospitaliers. Un seul mérite une mention, mais très honorable, c’est l’Île-au-Canot. Ici, nous laissons la parole à M. Pierre-Georges Roy qui nous relate un fait bien touchant :

« Là habitait seul », dit-il, « au commencement du siècle dernier, un jeune et pauvre ménage. Une nuit que le mari était absent, la femme fut réveillée par les cris de son plus jeune enfant. Elle se lève, le prend dans ses bras, l’apaise en lui donnant son sein et s’assit sur son lit en attendant qu’il s’endorme. La nuit était sombre : la tempête grondait. Ces jeunes enfants dormaient d’un profond sommeil : elle seule veillait au milieu des ténèbres. L’isolement dans lequel elle vivait, l’abandon où elle se trouvait, le triste avenir de sa nombreuse famille se présentant alors à son esprit, elle se sentit le cœur pénétré de douleur et elle donna libre cours à ses larmes. Tout à coup, une voix se fit entendre et lui dit : « Console-toi : deux de tes enfants seront prêtres, et l’un de ces deux prêtres sera évêque ! »

« La prédiction mystérieuse s’accomplit, car l’un des fils de la pauvre femme, Mgr Charles-François Baillargeon, mourut archevêque de Québec : un autre, M. Étienne Baillargeon, mourut curé de Saint-Nicolas. Un troisième, l’honorable Pierre Baillargeon, fut sénateur de la Puissance du Canada. "

Plus loin, il y a l’Île-aux-Grues, ancienne propriété de Charles-Hérault de Montmagny, deuxième gouverneur de Québec. En 1775, le seigneur de l’Île-aux-Grues était Louis-Liénard de Beaujeu, frère du héros de la Monongahéla. La paroisse de l’Île-aux-Grues fut érigée en 1683. Elle ne se composait alors que de trois familles. C’est dans cette île que naquit l’abbé Charles-François Painchaud qui fut le fondateur du collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière. On raconte, quelque part, la légende d’un Masque de Fer canadien qui aurait été prisonnier dans une maison à peine bâtie sur une des îles désertes du groupe de Sainte-Marguerite, en arrière de l’Île-aux-Grues. Son geôlier était une personne de haute distinction, Madame de Grandmaison. On ne sut jamais le dernier mot de l’énigme.

Après l’Île-aux-Grues vient l’Île-aux-Oies qui fut vendue par le gouverneur Montmagny à Jean-Baptiste Moyeu, sieur des Granges, qui s’y fixa avec sa famille. Quelque temps après, une bande d’Iroquois fit irruption dans l’île ; le sieur des Granges fut tué ainsi que sa femme. Leurs deux fillettes, Marie et Élisabeth, qui étaient élèves des Ursulines à Québec, ainsi qu’une de leurs petites amies, Geneviève Mocart, furent amenées en captivité. Quelque temps après, cependant, elles furent échangées pour des prisonniers iroquois. L’une des demoiselles Moyen épousa plus tard l’illustre Lambert Closse qui périt lui-même sous les coups des Iroquois. La grande et la petite Île-aux-Oies appartiennent à présent aux Dames de l’Hôtel-Dieu de Québec.

Mentionnons encore plus loin trois petites îles : l’Île-du-Pilier-de-Pierre, rocher surmonté d’un des plus beaux phares du Saint-Laurent ; l’Île-du-Pilier-de-Bois et l’Île-Avignon où périt, en 1836, le Canadien de la ligne Allan. Ce navire fut coupé en deux, et l’on voit encore, à marée basse, les débris de l’un de ses tronçons. Le rocher Avignon est aussi surmonté d’un très beau phare. Puis, encore plus loin, l’on rencontre l’Île-aux-Loups-Marins, très chère aux chasseurs, à marée basse. C’est sur l’Île-aux-Loups-Marins que se trouve la Butte-à-Chatigny qui doit son nom à une tragique histoire racontée par Philippe-Aubert de Gaspé dans les Anciens Canadiens et qui a trait à un jeune homme du nom de Chatigny qu’une brute, qui se nommait Pierre Jean et qui était jaloux de sa force, laissa mourir de faim dans l’île où il l’avait abandonné.

Enfin, plus bas, en face de Saint-André-de-Kamouraska, on peut voir un groupe d’îles appelé Les Pèlerins, remarquable par le curieux effet de mirage qu’il produit : du rivage, ces îles semblent constamment changer de forme.

Dans ce rapide historique des îles du Saint-Laurent, du côté sud, n’allons pas croire que nous allons oublier la grande, intéressante et historique Île-aux-Coudres. Sa belle histoire, ses légendes et aussi sa position plus au nord, c’est-à-dire du côté qui nous intéresse davantage pendant notre tour du Saguenay, lui vaudront un chapitre spécial.

Rebroussons chemin quelque peu et portons nos regards sur le panorama qui se déroule du côté nord ; c’est l’Île d’Orléans.



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Type de vieille Canadienne, Mme Bouchard, des Éboulements.
— Collection Marius Barbeau, Ottawa.