Le tomahahk et L’épée/02/07

Texte établi par L. Brousseau (p. 172-184).

VII

LE COMBAT DU 20 OCTOBRE 1690


Le vingtième jour d’octobre la ville présentait un fort beau spectacle. Il y avait là, assemblés devant le château, plus de trois mille hommes, tant de troupes que de milices.

Les rayons du soleil levant se jouaient sur les armures, les mousquets, les baïonnettes et les épées nues, et jetaient, par toute la place, mille scintillations rayonnant en gerbes lumineuses, qui tranchaient vivement sur les riches costumes aux couleurs variées des officiers, et sur les belles plumes blanches qui ombrageaient quelques chapeaux fièrement galonnés d’or. On aurait dit de grosses gouttes de rosée dormant sur de grandes fleurs tropicales balancées par la brise et reflétant, avant que de remonter absorbées dans l’air, les premiers feux du matin. Or pour quelques-uns qui portaient ces armes dans l’attente du combat, n’était-ce pas leur dernière rosée de vie qu’éclairait alors ce beau soleil ?

L’habillement des miliciens paraissait bien terne à côté des costumes des troupes de ligne. À cette époque, au Canada comme en France, les milices n’avaient point d’uniformes. Loin de faire tache cependant, leurs habits d’étoffe grise ne servaient que de repoussoir ou de contraste au brillant fond de ce tableau vivant.

Que de nobles cœurs battaient sous les riches justaucorps de tant de braves officiers qui parcouraient tous les rangs des soldats alignés, ici recevant des ordres et les transmettant plus loin ! Et les grands noms qu’ils portaient, ces galants hommes !

Oh ! la belle vision qui passe devant mes yeux ravis par la splendeur de ces souvenirs du passé ! Dites-moi, ne la voyez-vous pas comme moi ?

N’est-ce pas lui que j’aperçois là-bas, au-dessus de tous, le noble vieillard ? Oui, c’est le comte de Frontenac. Il m’apparaît près du château dictant ses ordres au baron LeMoyne de Longueuil, surnommé le Machabée de Montréal, et à MM. LeMoyne de Sainte-Hélène et de Bienville. Ces trois frères vont commander un détachement de deux cents Canadiens chargés d’aller tenir en échec les deux mille Anglais commandés par Whalley.

Salut à toi ! illustre gouverneur qui réussis à faire rejaillir sur notre pays un rayon de la gloire dont ton maître, Louis XIV, inonda la France du grand siècle.

Près de lui se tient M. de Callières, le gouverneur de Montréal. Fièrement appuyé sur son épée, on dirait qu’il veut déjà prendre les airs magnifiques du comte auquel il succédera, huit ans plus tard, au gouvernement de la Nouvelle-France.

Le chevalier et colonel de Vaudreuil se tient tout à côté de celui-ci, prêt, sans doute, car il en est digne en tous points, de le remplacer à Montréal.

Puis viennent, M. d’Ailleboust de Musseau et son digne frère le sieur d’Ailleboust de Mantet, qui s’est illustré à la prise de Corlar.[1]

Enfin le sieur d’Hertel qui, à la tête de cinquante-deux Canadiens et Sauvages a pris Salmon-Falls,[2] durant l’hiver de 1690, après avoir défait les deux cents hommes qui défendaient ce poste. Et, comme noblesse oblige, on le verra durant le siége de cette même année, cueillir de nouveaux lauriers à la tête des milices des Trois-Rivières.

Plus loin, et formant un autre groupe, je vois d’abord : le sieur Jacques LeBer du Chêne qui assistait, aux côtés de Sainte-Hélène et d’Iberville, à la prise de Corlar. Aussi Louis XIV lui donnera-t-il, en 1696, des lettres d’anoblissement à cause de ses nombreux services.

Ensuite vient le fils du baron de Bécancourt, M. de Portneuf, le même qui fit taire l’hiver précédent, les huit canons défendant Casco[3] qui se rendit à lui. Puis encore MM. Boucher de Boucherville et de Niverville, les sieurs de Beaujeu, de Saint-Ours et M. de Montigny qui fut blessé à l’attaque de Corlar.

Enfin, disséminés par toute la place-d’armes, et excitant l’ardeur belliqueuse des soldats qu’ils commandent, ce sont les Baby de Ranville, les Auber de Gaspé, les de Lanaudière, les Deschambault, et les Chartier de Lotbinière.

Ici se croisent le chevalier de Crisasy, descendant d’une grande famille sicilienne, et M. de Martigny cousin germain d’Iberville.

Là le sieur de Valrennes donne des ordres à son lieutenant M. Dupuy.

Plus loin, M. de Saint-Cirque s’en va causant avec M. Boisberthelot de Beaucourt ; et tous deux, en passant, saluent Augustin Le Gardeur de Courtemanche.

Mais éblouis par cette revue qui passe radieuse devant eux, mes yeux ne voient plus, quand il leur faudrait encore compter tant de noms aussi beaux que tous ceux-là !

MM. de Longueuil, de Sainte-Hélène et de Bienville, après avoir reçu les instructions du gouverneur, venaient de rejoindre les deux cents Canadiens et volontaires qu’ils allaient mener à l’attaque, lorsqu’ils virent arriver Louis d’Orsy.

— Tiens ! dit Bienville à ce dernier, serais-tu donc de la partie ?

— Eh ! oui, mon cher. M. de Maricourt m’a permis de vous accompagner. Comme les vaisseaux ont retraité de devant la ville et qu’ils n’ont pas l’air d’avoir envie de revenir essuyer notre feu,[4] le capitaine prétend n’avoir besoin que de quelques hommes pour la garde de sa batterie. Il vous envoie aussi Bras-de-Fer, pensant bien qu’il pourra nous être utile. Tiens, le voici.

— Présent, mon commandant, dit Pierre Martel qui fit le salut militaire.

— Nous allons donc escarmoucher à la Canardière ? demanda d’Orsy à M. de Longueuil.

— Oui, car il paraît que l’ennemi se tient sous les armes depuis le matin et semble se préparer, d’après les rapports de nos éclaireurs, à marcher sur la ville.

— Pardon, mon commandant, dit Bras-de-Fer à qui sa qualité d’ancien domestique de la famille permettait certaines libertés qu’on n’aurait point tolérées chez un autre soldat ; pardon, mais je crois que c’est un bien mauvais jour pour s’en aller attaquer ainsi l’Anglais dans ses retranchements.

— Et pourquoi, maître Pierre ?

— N’est-ce pas aujourd’hui vendredi ?

— Ah ! ah !

— Ne riez pas, monsieur, le vendredi, voyez-vous, est jour de malheur.

— Bah ! histoire de vieille femme, dit Saint-Hélène.

— Que nous chantes-tu donc là, sinistre corbeau ? repartit Louis d’Orsy.

— Ce bon Pierre ! dit Bienville en riant comme les autres.

— Prenez garde ! messieurs, prenez garde !

— Allons ! allons ! un homme comme toi, Pierre, ne devrait pas croire à ces choses-là. Mais nous perdons notre temps — Attention ! serrez les rangs ! dit à sa petite troupe M. de Longueuil.

Pierre Martel alla s’aligner, non sans avoir secoué plusieurs fois la tête en signe de désapprobation.

Sur les dix heures, toute cette belle et vaillante jeunesse s’ébranla au son des tambours et des fifres. Le détachement de deux cents hommes commandé par MM. de Longueuil, Sainte-Hélène, d’Orsy et Bienville, prit les devants ; il avait à traverser la rivière Saint-Charles pour rejoindre les Anglais, tandis que M. de Frontenac restait, à la tête de trois bataillons, de ce côté-ci de la rivière, au cas où les ennemis parviendraient à la traverser à gué.

Whalley n’était pas à la tête des troupes de terre. Il se trouvait en ce moment à bord du vaisseau amiral où il était allé le matin, de bonne heure, « communiquer à Phips le résultat du conseil de guerre tenu la veille par les officiers de l’armée de terre. Ces derniers regardaient l’entreprise comme trop hasardeuse, et concluaient qu’il valait mieux l’abandonner à cause de l’état avancé de la saison. »

Nonobstant l’absence de leur commandant, les ennemis voulurent tenter une dernière attaque ; et après avoir crié durant toute la matinée : « vive le roi Guillaume, » sans doute pour se remonter un peu le moral, ils se mirent en marche et se rapprochèrent de la rivière Saint-Charles, vers deux heures de l’après-midi.

Les Anglais, au nombre d’au moins douze cents, longeaient la rivière en toute sécurité, lorsque, au détour d’un petit bois, qui se trouvait sur leur droite et à l’endroit même où est aujourd’hui la ferme de Maizerets, deux cents coups de feu partirent en crépitant du fourré où les hommes de M. de Longueuil s’étaient postés en ambuscade.

Forward ! crie le commandant ennemi.

— Feu ! ordonne M. de Longueuil, quand les Anglais ne sont plus qu’à cinquante pas.

Et cette seconde décharge, plus meurtrière que l’autre, s’en va semer la confusion et la mort dans les rangs des ennemis qui commencent à se débander.

M. de Longueuil a remarqué l’hésitation de l’ennemi.

— Debout ! chargeons ! crie-t-il.

Et donnant le signal avec l’exemple, il se lève.

Sainte-Hélène, Bienville et d’Orsy l’ont imité.

M. de Longueuil charge l’ennemi à la tête de sa petite troupe.

Bienville bondit au premier rang.

— À plat ventre tout le monde ! crie M. de Longueuil d’une voix tonnante.

Il a vu les Anglais coucher en joue les siens.

Un ouragan de flamme et de plomb passe au-dessus des Canadiens dont aucun n’est touché, grâce au sang-froid du commandant.

À peine le nuage de fumée que vient de faire cette décharge s’est-il dissipé, que les trois frères LeMoyne se sont relevés en criant :

— En avant !

Il était beau de voir ces deux cents braves chargeant douze cents ennemis !

M. de Longueuil, qui court à la tête de son bataillon, n’est plus qu’à dix pas, lorsqu’une mousquetade le vient frapper au côté gauche où il porte la main en chancelant.

Un hurlement de rage parcourt les rangs de ses soldats. Mais quelle n’est pas la joie de tous quand ils voient leur capitaine se relever sain et sauf et leur dire :

— Ce n’est rien, mes enfants ! sus à l’Anglais !

La corne à poudre de M. de Longueuil a reçu et amorti le coup, et fait dévier la balle.

— Damné Anglais ! s’écrie Bras-de-Fer.

Et trois énormes enjambées le mettent en face de celui qui a tiré sur M. de Longueuil. L’Anglais lui porte un furieux coup de crosse. Bras-de-Fer dont le mousquet est aussi déchargé, s’en sert pour parer le coup, et, prenant son arme par le canon, il fait décrire un terrible moulinet à la crosse qui s’abat violemment sur la poitrine du soldat. Celui-ci pousse un râle qui lui sort de la gorge avec des flots de sang. Il tombe.

— Et de deux ! fait Bras-de-Fer en assommant un autre Anglais qui se trouve à portée de son arme.

En ce moment les ennemis cèdent sous la vigoureuse charge des Canadiens et se replient sur leur arrière-garde, suivis par nos intrépides volontaires qui les chassent devant eux la baïonnette dans les reins.

Les Canadiens mènent ainsi l’ennemi battant jusqu’à un petit bois situé à demi-portée de mousquet du bouquet d’arbres où nos volontaires s’étaient placés d’abord en embuscade.

Là, les ennemis font volte-face, et, appuyés par quelques pièces de canons, ils ouvrent un feu terrible sur nos miliciens.[5] Ces derniers, considérant le désavantage du nombre et de la situation, se voient obligés de retraiter vers leur premier retranchement, ce qu’ils font cependant avec ordre, la face tournée vers l’ennemi et combattant toujours.

Durant quelque temps encore on escarmoucha de part et d’autre, tant qu’enfin les premières ombres de la nuit firent cesser le feu des deux côtés. Alors les Anglais renonçant à toute velléité d’assaut, battirent en retraite vers leur camp ; tandis que nos volontaires revenaient vers la ville où M. de Frontenac se tenait en personne à la tête de ses troupes, résolu de traverser la rivière si les Canadiens avaient été trop pressés par l’ennemi. Mais, au dire de Charlevoix, ces derniers ne lui donnèrent pas lieu de faire autre chose que d’être spectateur du combat.

  1. Schenectady.
  2. Établissement situé dans la Nouvelle-Angleterre.
  3. Bourg situé à l’embouchure de la rivière Kénébec.
  4. « Les vaisseaux de Sir William Phips furent tellement maltraités que le dix-neuf octobre, deux d’entre eux rejoignirent le gros de la flotte, tandis que deux autres se mirent à l’abri des boulets, en remontant à l’anse des Mères. Là encore, ils furent attaqués et forcés de se retirer vers les autres. » M. Ferland.
  5. Lorsque j’entrai au Séminaire-de-Québec, en 1857, l’on voyait encore à la ferme de Maizerets où les élèves vont passer leurs jours de congé durant la belle saison, un vieil arbre sous l’écorce duquel on apercevait un des boulets tirés par les Anglais, lors de ce combat du 20 octobre 1690. Ce vieux témoin du temps jadis a depuis mordu la poussière et s’est couché à côté ce ceux qu’il avait vus tomber autrefois à ses pieds.