Éditions Albert Lévesque (p. 46-58).


IV



PARMI LES SOLDATS



SIX grands vaisseaux de guerre sont ancrés dans la rade de Québec. La flotte française donne au Saint-Laurent un air de grandeur qui rehausse sa beauté. Toute la ville est en liesse. « La Licorne », arrivée à destination deux heures avant Montcalm, qui avait cru la devancer, a déjà débarqué tout l’état-major, et les troupes venant des autres vaisseaux vont bientôt arriver.

En l’absence du gouverneur, monsieur de Vaudreuil, retenu à Montréal, c’est monsieur de Longueuil qui souhaite la bienvenue au nouveau général.

À la demande de ce dernier, il fait conduire Daniel Rocher à la caserne du Château, avec instruction de le faire équiper de pied en cap. — Il faudra lui apprendre le plus tôt possible les éléments de son métier de soldat et plus tard vérifier ses aptitudes comme tambour ; ce sont là les désirs du général, dit monsieur de Longueuil au sergent qu’il avait fait demander pour s’occuper du protégé de Montcalm.

Daniel avait vraiment l’air un peu cocasse dans la défroque que lui avait procurée la bonté de l’abbé Buron : sa culotte trop large, ses souliers rapiécés, son habit taillé à l’ancienne et à manches trop longues, son gilet usagé d’où émergait le col de sa chemise de paysan… tout cela faisait un accoutrement bizarre et démodé. Un chapeau suranné posé sur ses cheveux bruns ajoutait encore à son apparence grotesque… Mais La Flèche, tout à sa joie, ne songeait nullement à son apparence ; il suivit allègrement le sergent qui devait le conduire à la caserne.

— Hé, le rustaud ! lui cria un soldat en passant, arrives-tu comme ça de la vieille France ?

— De la Nouvelle… elle vaut bien l’ancienne pour les Canadiens ! riposta Daniel sans s’arrêter, continuant de suivre le sergent.

Ils traversèrent une cour où des soldats s’amusaient à se lancer une balle d’un côté à l’autre. La balle, lancée à dessin à la tête de l’arrivant, fut saisie au vol par celui-ci et renvoyée avec une rapidité sans pareille…

— Bien fait, le nouveau ! Il a beau porter l’accoutrement de mon grand’père, il a de l’adresse !

Mais La Flèche n’entendit pas la remarque, il pénétrait déjà, à la suite du sergent, dans une grande salle où l’on commença à procéder à sa toilette.

Sa figure d’adolescent était encore imberbe, ses cheveux drus, ondulés et rebelles, étaient assez longs pour être retenus à la nuque comme ceux des autres militaires ; on lui fit endosser un uniforme de soldat, le blanc liséré de bleu des gardes du gouverneur, on le chaussa et le guêtra de cuir luisant ; un tricorne de feutre noir compléta le tout… Le paysan avait disparu ! C’était un jeune soldat de fière mine que le sergent avait devant lui !

Satisfait de l’apparence de la nouvelle recrue,


On lui fit endosser un uniforme de soldat… le blanc ; liséré de bleu des gardes du gouverneur.

il lui apprit tout de suite à faire le salut, prélude

de son futur entraînement militaire.

Daniel s’acquitta fort bien de cette première leçon. Le sergent, remarquant la joie qui illuminait cette figure ouverte et intelligente, lui dit :

— Tu es content, gosse ?

— Oui, enchanté ! Je désirais tant être soldat !

— Sais-tu où tu dois être placé ?

— Je n’en sais rien ; le général le dira sans doute.

— C’est ça ! Maintenant, il va falloir apprendre au galop les façons militaires et tout le reste ! Hé ! Caporal Dumont ! appela-t-il… et comme celui-ci s’amenait, il lui dit :

— Occupez-vous donc de ce frais déballé et commencez à lui apprendre son code !

— Compris, sergent, dit celui-ci. Viens, jeunesse, les soldats sont au tir, tu les suivras ensuite à l’exercice… on t’a donné une carabine ? Bien ! Sais-tu t’en servir ?

— J’ai souvent tiré, dit Daniel.

Dans la cour du fort, les soldats s’exerçaient au tir à la cible. Ils cessèrent à l’entrée du caporal.

— Un nouveau camarade, dit Dumont : Daniel Rocher.

Daniel les regarda en souriant :

— Êtes-vous des soldats de France ? demanda-t-il.

— Nous sommes les gardes du gouverneur, presque tous des Canadiens, fit l’un d’eux.

— Comme moi ! dit Daniel ; et qu’est-ce que vous tirez comme ça ?

— On tire à la cible, pour avoir le coup d’œil juste… veux-tu essayer, blanc-bec ?

Daniel chargea vivement sa carabine, se mit en place, visa, tira… Les soldats applaudirent, le coup avait porté juste !

— Bravo ! Dis donc, petit, qui t’a appris à tirer ?

— Mon père et aussi un Indien.

— Quel âge as-tu ?

— Quinze ans !

Daniel fut bientôt en pays de connaissance ; les soldats, tout en ne lui ménageant pas les quolibets, se prirent à sa mine éveillée et à ses saillies vives et amusantes ; ils le trouvaient habile sans forfanterie, et sa manière comique de recevoir leurs plaisanteries leur plût tout de suite. Lorsqu’il suivit le détachement aux manœuvres, il s’était déjà fait des amis.

Le lendemain matin, Montcalm se souvint de son protégé et en parla à monsieur de Longueuil.

— Je me suis peut-être trop hâté d’amener ce gamin, dit-il, mais je l’ai trouvé tellement vif, tellement débrouillard, que j’ai pensé qu’il ferait un bon soldat.

— Qui est-il ?

— Il se nomme Daniel Rocher, et se dit fils d’un coureur de bois.

— Ah, je crois savoir qui il est, dit monsieur de Longueuil ; ce doit être le fils de ce pauvre Jean-Marie Rocher qui perdit sa femme dans des circonstances tragiques… un incendie, je crois. Je l’ai connue cette jeune femme, une jolie blonde, toute petite de taille. Rocher était un brave garçon, pas riche, mais bien né et très instruit ; la tragédie du feu lui avait un peu dérangé le cerveau et il se prit à faire la vie d’un coureur de bois. Qu’est-il devenu ?

— Il est mort il y a deux mois, dit Montcalm, et j’ai trouvé le gamin chez un paysan, à Petite-Ferme.

Le général mentionna les connaissances indiennes du jeune garçon et dit qu’il lui avait parlé d’un nommé Chatakoin et d’un autre Indien de la tribu des Têtes-Plates.

— Les Têtes-Plates sont des ennemis sournois, les plus traîtres, les plus perfides de tous les Indiens.

— Alors, reprit Montcalm, il y a peut-être quelque chose dans ce que le Petit-Cerf a dit à mon futur tambour !

Le général raconta alors la mission supposée de Chatakoin dans la région du Lac Saint-Sacrement.

— Si c’est bien le cas, dit monsieur de Longueuil, il serait peut-être bon de questionner ce Huron. Il y a des retranchements anglais dans cette partie du pays.

— Faites donc demander le jeune Rocher, dit Montcalm ; nous allons lui faire répéter ce qu’il sait à ce sujet.

Mandé en présence du général, Daniel entra, droit et radieux, fier de son uniforme et de son titre de soldat et faisant le salut règlementaire.

— Ah ça ! Te voilà déjà transformé en militaire ! s’écria Montcalm, regardant avec satisfaction son jeune protégé ; monsieur de Longueuil, je vous présente un futur tambour de mon régiment, Daniel Rocher qu’on appelle La Flèche !

Daniel salua de nouveau. Monsieur de Longueuil l’accueillit avec bienveillance :

— J’ai connu votre mère, mon jeune ami, quand elle habitait Montréal ; elle était petite, n’est-ce pas et très blonde ?

— Oui, monsieur.

Daniel fut questionné par les deux chefs et raconta tout ce qu’il savait de Thaninhison et de Chatakoin.

Lorsque Montcalm lui dit de retourner à la caserne, il regarda monsieur de Longueuil, et dit, dissimulant mal son émotion :

— Je voudrais bien vous donner la main, monsieur, puisque vous avez connu ma pauvre petite maman !

Le baron lui serra la main avec effusion. Daniel salua et sortit de la salle.

— Je crois, dit monsieur de Longueuil, que ce jeune Canadien ne déparera nullement le régiment de Royal-Roussillon et je serai bien étonné s’il ne gagne pas ses épaulettes.


La Flèche quitta la vie des champs et devint soldat et tambour
dans le régiment du Marquis de Montcalm.