Éditions Édouard Garand (p. 79-81).

CHAPITRE XXI

MARIELLE ET YLONKA


Le Spectre du ravin !

Mais, quand il y aurait eu légion de spectres présents, cela n’eut pas empêché Jean Bahr de s’élancer vers Marielle et de l’étreindre dans ses bras.

— Marielle ! Marielle ! Ma chère bien-aimée ! Enfin, je vous retrouve !

— Jean ! Ô mon Jean ! Quel bonheur de vous revoir !

Mais Maurice s’approchait ; il venait présenter la main à Marielle.

M. Maurice ! s’écria la jeune fille. Quelle joie et quelle surprise de vous voir !… Et Max ! ajouta-t-elle, en pressant l’enfant contre son cœur. Cher cher petit ! Qui eut crut te voir ici, dans le Sinistre Ravin ! Beau Léo, dit-elle ensuite, en faisant une caresse au chien, qui gambadait auprès d’elle en aboyant joyeusement.

La personne voilée de blanc vint alors se joindre au groupe formé par Marielle, Jean, Maurice et Max. Léo en la voyant approcher, se jeta dans les jambes de son maître, car le chien craignait fort le Spectre du ravin, on le sait.

Arrivé tout près de nos amis, le Spectre leva son voile, et aussitôt, un cri s’échappa des lèvres de Maurice ;

— Ylonka !… Ô ciel, c’est Ylonka !

— Comment vous portez-vous, M. Leroy ? demanda, en souriant, Ylonka, car c’était bien elle.

— Ylonka ! Ylonka ! C’est tout ce que pouvait dire Maurice, tant sa surprise et sa joie étaient grandes.

— Ylonka, dit alors Marielle, je vous présente M. Bahr. Voici aussi Max, dont je vous ai parlé souvent. Jean, la voilà cette chère Ylonka dont je vous ai plus d’une fois entretenu.

— Quel bonheur de faire votre connaissance enfin, Mlle Desormes ! dit Jean. Ah ! Maurice, ajouta-t-il, en s’adressant à son ami, quand vous m’avez accompagné dans cette excursion à la recherche de ma Marielle chérie, vous étiez loin de vous douter de l’immense bonheur qui vous attendait, n’est-ce pas ?… Mlle Ylonka, reprit-il, M. Leroy est le meilleur ami qu’il y ait au monde… il possède aussi le cœur le plus fidèle qui soit… Il n’a jamais quitté cette île, après qu’il eut appris votre histoire ; il disait que vous ne vous étiez pas noyée dans le Golfe Saint-Laurent, et il refusait de partir du Rocher aux Oiseaux, près duquel vous aviez disparu… Aujourd’hui, il m’a accompagné, quand je me suis lancé dans le souterrain, à la recherche de ma bien-aimée… Qu’il était loin de se douter que son dévouement aurait une si belle récompense !

— Merci, M. Maurice, de votre constance… dont Marielle m’a plus d’une fois entretenue, d’ailleurs, dit gravement Ylonka.

— Ylonka ! Ylonka ! murmura Maurice.

— Maintenant, Messieurs, reprit Ylonka, je vous invite à venir vous reposer et vous restaurer chez moi. Veuillez me suivre !

On marcha quelque distance, puis Ylonka se mit à gravir le rocher, au moyen de marches naturelles qu’il y avait dans le roc, Marielle, Jean, Maurice et Max la suivant. Léo, que le Spectre n’effrayait plus, suivait, sur les talons de son maître.

On pénétra dans une vaste grotte. Dans un coin était un poêle. Ce poêle, muni d’un tuyau, jetait une bonne chaleur dans la grotte. On aperçut des meubles très rudimentaires : un banc, une table, qu’Ylonka avait confectionnée elle-même.

— Soyez les bienvenus, Messieurs ! dit Ylonka. Voici la demeure où j’ai vécu depuis près de six ans.

— Ylonka, racontez donc votre histoire à Jean et à M. Maurice, dit Marielle.

— Avec plaisir, répondit Ylonka. Je vais vous raconter, le plus brièvement possible, ce qui s’est passé, depuis le jour où Marielle m’a vue m’enfonçant dans les eaux du Golfe Saint-Laurent… Pendant ce temps, Marielle va vous servir des rafraîchissements.

Alors, Ylonka raconta ce qui suit :

— Quand je me suis jetée dans le golfe, alors que j’étais poursuivie par M. Mâlo, je n’avais pas l’intention de m’ôter la vie ; je nage comme un poisson, voyez-vous ! Nageant entre deux eaux, et ne revenant à la surface que pour respirer, j’attendis… et quand ne me parvinrent plus les sanglots de Marielle, les appels de M. Dupas et le langage… poétique de M. Mâlo, je m’engageai dans le Sinistre Ravin…

« Je veux vous épargner les détails, Messieurs : je vous dirai seulement que, le lendemain, je découvris cette grotte et m’y installai. À la faveur de la nuit précédente, j’étais allée au « Gîte », et j’en avais rapporté des provisions, telles que conserves, biscuits, thé, café, sucre etc., etc. J’en rapportai aussi un marteau et des clous, ainsi qu’une petite scie, et je confectionnai, avec des planches que je trouvai dans le Sinistre Ravin, et qui devaient provenir de quelque naufrage, la porte de cette grotte et ces meubles. Le poêle, que je trouvai dans le hangar du « Gîte », je le transportai ici, avec beaucoup de misère, quoiqu’il soit tout petit.

« Un jour, une chaloupe dériva jusqu’à l’entrée du ravin et je m’en emparai ; alors, sous un déguisement, je pus me rendre jusqu’à l’île du Prince-Édouard, une nuit, et de là, j’allai à Québec, me mettre en communication avec mon notaire, lui faisant jurer, cependant, de ne pas dévoiler ma retraite, car je craignais M. Mâlo, et je voulais qu’il me crût morte.

« Ce n’est que quand je fus installée ici depuis au-delà de six mois que je découvris le souterrain conduisant au « Gîte » et au « Manoir-Roux ». Combien de fois je suis allée au « Gîte » par ce chemin ! Combien de nuits froides j’ai passées couchée dans la salle du « Gîte » ou bien dans le salon du « Manoir-Roux » ! Une fois, j’effrayai M. Dupas, en apparaissant soudainement au « Gîte », au milieu de la nuit, Une autre fois, j’effrayai M. Bahr… Je le regrettai infiniment, vous n’en doutez pas…

« Je savais qu’on me nommait le Spectre du Ravin ; mais, comme cette superstition me protégeait, en quelque sorte, j’affectai de me revêtir de blanc et de me voiler le visage, en cas de surprise…

« Quelques semaines avant l’accusation et l’arrestation de Marielle, continua Ylonka, j’appris, tandis que j’étais à Québec, la nouvelle du décès de M. Mâlo… Je résolus donc de revenir au Rocher aux Oiseaux et de tout raconter à Marielle et à son père, car tous deux avaient été si bons pour moi ! Étant obligée de rester à Québec pour le règlement de certaines affaires, cependant, ce n’est que la veille de l’arrestation de votre chère fiancée, M. Bahr, que j’arrivai sur le Rocher…

« Le lendemain, vers les trois heures de l’après-midi, je partis pour le « Manoir-Roux », non pas par le souterrain, cette fois, mais par la grande route… Or, je fus bien étonnée de ne rencontrer âme qui vive sur tout le parcours de l’île… En arrivant à quelque distance de la demeure de M. Dupas, cependant, j’aperçus plusieurs personnes qui entraient dans la maison… J’arrivai au « Manoir-Roux », à mon tour et je frappai à la porte ; mais on ne répondit pas… Je tournai la poignée et j’entrai dans la salle… la salle était déserte… Mais de l’étage supérieur m’arrivaient des voix… et des sanglots… Je montai l’escalier et j’aperçus, dans la chambre qui, autrefois appartenait à Marielle, un grand nombre de personnes… Je vis une femme, tenant dans ses bras un enfant mort… Je vis M. Dupas, le visage défait, vieilli de dix ans, qui se promenait, de long en large, dans la chambre… Je vis aussi un homme qui essayait d’enlever à la femme le cadavre de son enfant… Assise sur un canapé, je vis Marielle, entourée de dames qui pleuraient… J’aperçus M. Leroy, à genoux devant Marielle ; lui aussi pleurait…

« Personne ne me vit, moi, excepté le Docteur Jasmin (Marielle m’a dit son nom) mais comme il était étranger sur le Rocher aux Oiseaux, il dut me prendre pour une personne habitant l’île… Le médecin parlait : il accusait Marielle du plus atroce des crimes… Marielle, ensuite, fut arrêtée, et j’appris que le salon du « Manoir-Roux » lui servirait de prison provisoire…

« À la course, je descendis dans le salon. À la hâte, je m’emparai d’une bougie que je pris sur la corniche de la cheminée. Retournant dans la salle d’entrée, j’y pris un paquet d’allumettes, puis je revins au salon. Soulevant la pierre du foyer, je me laissai glisser jusqu’au bas du rocher, après avoir replacé la pierre… Puis, j’attendis…

« Il pouvait être deux heures et demie du matin, reprit Ylonka, quand je me décidai enfin d’aller délivrer Marielle. Soulevant, avec d’infinies précautions, la pierre du foyer, je pénétrai dans le salon… Marielle, couchée sur le canapé, dormait profondément… Je posai ma main sur son front pour l’éveiller… Marielle, en m’apercevant, faillit crier… Je l’entendis murmure : « Ylonka ! Le Spectre du ravin ! » Je l’eus vite rassurée cependant, et je lui fis signe de me suivre…

— Nous prîmes, toutes deux, le chemin que vous avez pris, Messieurs, acheva Ylonka, et nous arrivâmes, sans accident, à cette grotte, où Marielle m’a tenue compagnie depuis.

Mlle Ylonka, dit Maurice, une rumeur a couru sur le Rocher aux Oiseaux, après l’étrange disparition de Mlle Marielle… On disait qu’un ange était venue la délivrer… La rumeur n’avait pas tort !

— Jean, dit, soudain, Marielle, d’ici, Ylonka et moi nous avons entendu sonner les glas de Bébé Guy… Nous avons, aussi, vu brûler les villas… Un autre jour, nous avons entendu tinter un autre glas… Quelqu’un est donc mort, après Bébé Guy, sur l’île ?

— Oui, Marielle… ce glas que vous avez entendu, c’était celui de… Mlle Vallier.

— Louise Vallier ! s’écria Marielle. Mais, de quoi est-elle morte la pauvre fille ? Elle était en parfaite santé, la dernière fois que je l’ai vue !

Mlle Vallier s’est tuée accidentellement, répondit Jean, en échangeant un regard avec Maurice. Puis il raconta cette nouvelle tragédie à la jeune fille.

— Cette pauvre Mme Dupas a été bien éprouvée ! dit Marielle.

— Sans doute, ma chérie, répondit Jean. Cependant… la mort de Mlle Vallier a soulagé sa mère, comme elle nous a soulagés tous… Marielle, ajouta-t-il, c’est Mlle Vallier qui avait empoisonné son petit frère ; c’est elle qui avait changé le contenu des fioles, et elle s’était arrangée pour que vous paraissiez coupable de ce terrible et lâche crime.

— Oui, c’était elle, la misérable ! s’écria Maurice.

— Oh ne parlez pas ainsi, M. Maurice implora Ylonka. La pauvre fille est morte !

— C’est vrai, Mlle Ylonka ! répondit humblement Maurice.

— Mais, comment a-t-on découvert que Louise Vallier avait commis le crime ? demanda Marielle.

Jean raconta alors à Marielle comment lui, Maurice, Mlle Solange et Nounou avaient entendu une conversation entre Louise Vallier et Charles Paris. Il parla ensuite des confessions signées par ces deux misérables.

— Ainsi, dit Marielle, je suis libre de m’en aller vivre au milieu de ceux qui me sont chers, sans crainte de…

Mlle Marielle, interrompit Maurice, le soir même des funérailles de Mlle Vallier, Jean convoqua, dans son magasin, tous les habitants de l’île et il a procédé à votre justification, preuves en mains…

— Vraiment, Jean ! Vous avez fait cela !

— Sans doute, ma bien-aimée, répondit Jean. Tous partaient, le lendemain, et je ne voulais pas qu’il subsistât l’ombre d’un doute vous concernant… Quoique, Marielle, pas une âme sur le Rocher aux Oiseaux ne vous croyait coupable, vous le pensez bien !

— Merci, Jean ! dit Marielle. Et mon père ? Comment est-il ?

— M. et Mme Dupas sont à Montréal, chez Mlle Solange.

— À Montréal ! s’écria Marielle.

— Oui, Marielle. Mme Dupas était, selon le Docteur Le Noir, menacée de folie ou de mort, après les terribles épreuves par lesquelles elle était passée, et le médecin a conseillé à votre père d’emmener sa femme là où elle pourrait avoir des distractions.

— Et Nounou ? demanda Marielle.

— Nounou est restée sur le Rocher, et nous habitons tous le « Manoir-Roux », tous, je veux dire, Maurice, moi, Max, M. Jambeau, son domestique… M. Dupas avant de partir, avait exprimé le désir que nous occupions sa maison, vous savez, Marielle.

— Cher bon M. Jambeau ! Quel bonheur de le revoir ! s’exclama Marielle.

— Venez, alors, Mesdemoiselles, dit Jean. Partons immédiatement pour le « Manoir-Roux » ! Quel bonheur M. Jambeau et Nounou vont éprouver en vous apercevant ! Allons !

Marielle et Ylonka, accompagnées de Jean, de Maurice et de Max, partirent pour le « Manoir-Roux »…

Elles n’en doutaient pas : l’ère des épreuves était passée pour eux tous !