Éditions Édouard Garand (p. 54-55).

CHAPITRE IV

L’INFLUENCE D’UN TOUT PETIT


Mme Dupas était bien changée (de caractère) depuis la naissance de son fils ; elle n’était plus la femme désagréable de jadis, elle avait perdu son sourire faux, que tous détestaient tant, elle ne traitait plus Marielle avec mépris, elle ne brutalisait plus Nounou.

Tout l’hiver, Mme Dupas avait été malade et Marielle l’avait soignée avec dévouement. Depuis la naissance de l’enfant, Marielle entourait son petit frère de soins et d’affection, remplaçant sa belle-mère auprès du berceau, quand celle-ci avait l’air d’être fatiguée ou qu’elle était occupée.

Une nuit, le petit Guy avait été malade d’une indigestion, sans gravité d’ailleurs. Mme Dupas avait veillé l’enfant jusque vers les deux heures du matin, quand, prise d’un irrésistible sommeil, elle était allée frapper à la porte de chambre de sa belle-fille.

— Marielle, dit Mme Dupas, Guy est un peu malade et…

— Guy malade ! s’écria Marielle, en sautant à bas de son lit.

— Un peu seulement. Mais, je tombe de sommeil, Marielle, et je suis venue vous demander de me remplacer auprès de lui pour une heure ou deux.

Marielle avait emporté le bébé dans sa chambre et elle l’avait veillé jusqu’au matin.

On ne saurait oublier ces choses, et c’est pourquoi Mme Dupas aimait maintenant la fille de son mari.

Nounou, elle aussi, s’était dévouée à Mme Dupas tout l’hiver et depuis la naissance du bébé, la vieille servante n’avait ménagé ni son temps ni ses pas ; de plus, Nounou adorait cet enfant, qui lui rappelait Marielle, quand elle avait cet âge.

Oui, le bonheur régnait au « Manoir-Roux », et tous subissaient l’influence si douce du mignon Bébé Guy.

On était au 3 juillet. Mlle Solange était attendue au « Manoir-Roux », pour souper et veiller. Elle avait exprimé le désir que Jean fut présent, à la veillée, car elle avait des affaires à traiter et elle voulait que toute la famille fut présente, c’est-à-dire : M. et Mme Dupas, Marielle et Jean.

Quand Jean fut arrivé, Mlle Solange se tourna du côté de Louise Vallier et, sans cérémonie, lui dit :

Mlle Vallier, veuillez vous retirer dans votre chambre maintenant ; j’ai des affaires de famille à traiter et je ne tiens pas à la présence d’une étrangère.

Louise Vallier eut un de ses rires sots, puis elle se retira. Elle n’alla pas loin cependant ; se penchant sur la rampe de l’escalier, elle ne perdit pas un mot de ce qui se disait, en bas.

— Mes neveux et nièces, dit Mlle Solange, il y a près de quinze ans que j’ai fait mon testament, dont une copie est chez mon Notaire, Maître Lebouquin, de la ville de Montréal. J’ai laissé, dans ce testament, ma fortune entière à Marielle… Quand je parle de ma fortune, je ne parle pas d’un petit montant, car, je suis une des femmes les plus riches de Montréal.

— Chère tante Solange ! murmura Marielle. Mais…

— Mais, je suis arrivée sur le Rocher aux Oiseaux, croyant y trouver Marielle seule avec son père… J’ai trouvé mon neveu Pierre remarié et père d’un bébé de quelques semaines… Or, ce bébé, le petit Guy, est mon neveu comme Marielle est ma nièce ; j’ai donc résolu de séparer ma fortune également entre Marielle et Guy. Qu’en dis-tu, Marielle ?

— C’est faire acte de justice, assurément, tante Solange ! dit Marielle. Guy est votre neveu comme je suis votre nièce.

— Et vous, neveu Jean, qu’en dites-vous ?

— Je dis comme Marielle, tante Solange répondit Jean ; c’est faire acte de justice ! Guy est notre filleul à Marielle et à moi, et nous l’aimons tant ce bébé, que nous serions vraiment malheureux à la pensée que vous pourriez le déshériter.

— Maintenant, Marielle, j’ai ici mon nouveau testament. Le voici. Il n’est pas signé… Marielle, tu es et tu seras toujours la plus chère, la plus aimée. Tu n’as qu’un geste à faire, et je ne signerai pas ce testament ; l’autre seul existera… Réfléchis bien, Marielle ; si tu me laisses signer ce document, tu t’appauvris de plusieurs milliers de dollars. Ne te laisse pas intimider par la présence de ton père, de ta belle-mère et de ton fiancé. Un signe, Marielle, et je déchire ce testament.

— Chère tante Solange, dit Marielle, les larmes aux yeux, vous ne savez pas combien je le chéris mon petit frère !… Oui, laissez à Guy la moitié de votre fortune ; non seulement j’y consens mais je vous le demande de tout cœur.

— Tu l’auras voulu, Marielle ! dit Mlle Solange. Demain, j’irai à Charlottetown déposer mon nouveau testament, le seul valide, chez un notaire… Voyez-moi signer, tous, et que mon neveu Jean et Nounou signent, comme témoin.

Le testament étant bien et dûment signé, Mme Dupas fit une chose qu’elle n’avait jamais fait auparavant : elle se leva et vint donner un baiser à Marielle, tandis que des larmes inondaient ses joues.

— Vous êtes un ange, Marielle ! s’écria-t-elle. Que Dieu vous bénisse pour ce que vous venez de faire en faveur de notre cher petit Guy !

— Maintenant, reprit Mlle Solange, je me propose de faire un splendide cadeau de noces à Marielle ; je lui donnerai dix mille dollars, le 18, au déjeuner.

— Dix mille dollars ! s’écrièrent-ils tous.

— Et maintenant, mes amis, bonsoir ! Je partirai de très bonne heure, demain matin, pour Charlottetown ; conséquemment, je vais me coucher de bonne heure.

Et Mlle Solange partit accompagnée de Jean.