Éditions Édouard Garand (p. 4-6).

CHAPITRE II

D’OÙ VENAIT JEAN BAHR


Jean Bahr, étendu dans le fond de sa baleinière, Léo couché à ses pieds, se sentait entraîné par le glaçon vers la haute mer…

La vie avait, pour lui, dit son dernier mot… En fin de compte, courte avait été sa vie : il n’avait que vingt-quatre ans…

Jean Bahr venait de loin, de très loin : d’un petit village, là-bas, non loin de la ville de Toronto. C’est là qu’il avait laissé sa sœur Louise, chez un de leurs oncles… Sa chère Louise ! Combien il lui en avait coûté de la quitter !… Mais, il avait fallu partir. Cependant, il se promettait bien de faire venir sa sœur, plus tard, si la chance le favorisait.

Jean avait le goût des aventures ; d’aventures extraordinaires il avait rêvé dès son bas âge ; ainsi, au lieu de voyager en wagon et en paquebot, comme le commun des mortels, il s’était acheté un bateau plat (un de ces bateaux qui ne peuvent chavirer) et il avait parcouru tout le fleuve Saint-Laurent, voyageant à petites journées, et admirant le paysage. En quittant Toronto, son plan était de se rendre tout droit à Halifax.

Cependant, de Cornwall, petite ville de la province d’Ontario, à la vieille et historique ville de Québec, Jean avait voyagé sur un train de bois, et voici comment la chose était arrivée. Un après-midi, comme il ramait, tout en chantant, sous le soleil radieux, il s’entendit interpeller, en anglais :

— Hello vous là-bas !

— Hello ! répondit Jean, en jetant les yeux pardessus son épaule.

Ce qu’il vit, alors, lui causa une grande surprise : un véritable village flottant, quelques maisons construites en planches et disposées en rangs, comme pour former des rues. Un cheval, attaché à un poteau, mangeait du foin, dans un petit enclos, des poules prenaient leur repas du midi, il y avait aussi, un peu plus loin, une chienne Berger jouant avec ses petits… Tout cela installé sur un large pont de bois flottant, et traîné par un bateau à vapeur.

— Come on board ! (venez à bord) cria un vieillard, en s’adressant à Jean.

Jean ne se fit pas répéter l’invitation et en quelques coups d’aviron, il accosta le train de bois. Les hommes conduisant ce train de bois lui adressaient la parole an anglais, mais c’est en français qu’ils parlaient entre eux. Jean se dit qu’il allait leur causer, tout à l’heure, une agréable surprise. Il sauta sur le train de bois et le vieillard qui l’avait invité saisit l’amarre du bateau plat d’une main, tandis qu’il tendait l’autre main à Jean.

— Welcome ! Welcome ! (Bienvenue ! Bienvenue !) s’écria-t-il.

Aussitôt, une quinzaine d’hommes vinrent à la rencontre de Jean, tous lui souhaitant la bienvenue en anglais.

— Merci, messieurs ! Merci ! dit Jean, en souriant.

— Vous êtes Canadien-français ! s’écrièrent-ils tous, le visage rayonnant. Ah ! vous êtes le bienvenu, mille et mille fois !

Un homme portant la livrée de capitaine de bateau, arriva sur la scène en ce moment.

— Le capitaine ! dit le vieillard. Capitaine Brunel, ajouta-t-il, je vous présente monsieur… monsieur…

— Jean Bahr, supplémenta Jean.

— Alors, monsieur Jean Bahr,

Je vous accueille à bord, dit en riant, le capitaine Brunel, qui avait la manie de faire de mauvaises rimes.

— Merci, capitaine, répondit Jean.

— Moi, mon nom c’est Philippe Cherrier, dit le vieillard, tendant, encore une fois, la main à Jean.

— Je suis fort heureux de faire votre connaissance, M. Philippe Cherrier, répondit Jean.

— Allez-vous loin ? demanda le capitaine, en désignant le bateau de Jean qui avait été amarré solidement au train de bois.

— Je me rends à Halifax, répondit simplement Jean.

— À Halifax ! s’écrièrent-ils tous. Dans ce bateau plat !

— Oui, messieurs. À Halifax, dans ce bateau plat !

— Pour Halifax, dans cette barque,

C’est bien en vain que l’on s’embarque ! dit le capitaine Brunel, et tous de rire.

— Je m’y rendrai, pourtant à Halifax, capitaine ! dit le jeune homme. Et vous, où allez-vous dans ce joli village flottant ?

— Joli villag’ flottant ;

Le terme est bien charmant ! dit le capitaine. Nous, nous allons jusqu’à Québec… Pourquoi ne restez-vous pas à bord de ce train de bois jusqu’à Québec, M. Jean Bahr ?

— Votre offre me tente assurément, capitaine ! répondit Jean. Et je resterai avec plaisir si je puis gagner mon pain et mon sel, à bord, en vous donnant un coup de main.

— Comme ça s’adonne ! s’écria Philippe Cherrier. Il nous manque un homme. Vous êtes jeune, fort et vigoureux ; je vous engage tout de suite.

— J’accepte, alors, M. Cherrier ! J’accepte avec grande reconnaissance !

— C’est de notre côté, je pense,

Qu’existe la reconnaissance, dit le capitaine Brunel. Venez visiter mon bateau, ajouta-t-il ; je vous invite à dîner, Jean Bahr.

Jean voyagea jusqu’à Québec sur le train de bois. Durant le jour, on travaillait ferme ; mais, le soir on se reposait. Il y avait, à bord, un violoniste nommé Joséphat. Joséphat jouait du violon et l’on chantait en chœur. Souvent, on dansait ; ceux qui représentaient les jeunes filles s’attachant un mouchoir autour du bras gauche. On dansait des « reels », des lanciers, des jigues… on s’amusait ferme. Aussi, presque chaque soir, des chaloupes chargées de jeunes filles et de jeunes gens des villages près desquels passait le train de bois, venaient se promener curieusement autour du village flottant. Aussitôt, ils étaient invités à monter à bord. Le capitaine Brunel ne manquait pas une si belle occasion de faire de mauvaises rimes :

— Montez, Messieurs, Mesdames,

Dans l’embarcation ;

C’est de toute notre âme

Que nous vous invitons ! déclamait-il, avec son plus aimable sourire.

Alors, c’était le grand branle-bas ! À peine les visiteurs avaient-ils mis le pied sur le train de bois, que le capitaine Brunel, ses matelots et les travaillants chantaient, à tue-tête, en l’honneur des jeunes visiteuses :


— Viv’ la Canadienne !
Vole, mon cœur, vole,
Viv’ la Canadienne !
Et ses jolis yeux doux.


On dansait et on s’amusait jusque vers les dix heures, puis, quand venait l’heure de se séparer, tous, le capitaine, ses matelots, les travaillants et les visiteurs chantaient en chœur :


— Bonsoir, mes amis, bonsoir !
Quand on est si bien ensemble.
Devrait-on jamais.
Devrait-on jamais se quitter ?

Et l’écho renvoyait sur les rives du beau fleuve Saint-Laurent ces chants, qui sont toujours si chers aux cœurs des Canadiens-français.

Enfin, le train de bois arriva à Québec… Ce n’est pas sans un grand serrement de cœur que Jean Bahr se sépara de ses compagnons et du capitaine Brunel, si bon, malgré ses petites originalités.

— Adieu, capitaine ! dit Jean, très ému.

— Adieu, mon garçon ! Je te souhaite bonne chance… Mais, je ne te cacherai pas que c’est une grande et dangereuse entreprise que la tienne : te rendre à Halifax dans ce bateau ! dit le capitaine Brunel en désignant le bateau plat dans lequel Jean avait déjà pris place, car il était prêt à partir.

— Je suivrai votre conseil, capitaine, répondit Jean ; je ne m’éloignerai pas de la côte.

— Bien, bien, mon garçon ! approuva le capitaine Brunel. Maintenant, attends un instant ; je reviens.

Le capitaine partit dans la direction du train de bois, et il revint bientôt, tenant dans ses bras un jeune chien berger, qu’il jeta dans le bateau de Jean, en disant :

— Accepte ce cadeau, Jean Bahr,

m En cet instant de ton départ !

— Oh ! Merci, capitaine, merci ! s’écria Jean, qui aimait beaucoup les chiens. Quel nom lui donnerai-je, capitaine, à cette belle petite bête ?

— Léon, ce nom on me donna ;

m Or, « Léo » tu le nommeras !

— C’est entendu, capitaine Brunel ! répondit Jean. Beau Léo ! ajouta-t-il, en flattant le chien, qui lui léchait la main.

Bientôt, Jean Bahr perdait de vue Québec et le train de bois, et son cœur se serra de nouveau… Ces braves gens, il ne les reverrait jamais, sans doute !… Mais, la soif des aventures l’entraînait au loin.

— Nous allons voyager de compagnie, Léo, dit-il au chien, qui semblait déjà connaître et aimer la voix de son maître. Que nous réserve l’avenir ?… Mais tu me seras fidèle, je sais, Léo !

Sans accident, Jean parvint à Halifax, où il trouva à s’engager dans le port ; mais cette sorte de vie ne lui plut pas longtemps, et, un jour, il partit pour l’Île du Prince Édouard, afin de s’y livrer à l’élevage des renards noirs, industrie considérée alors comme impraticable, mais qui devait plus tard donner d’excellents résultats.