Le siège de Paris/Septembre 1870

Michel Lévy Frères (p. 1-116).

LE
SIÉGE DE PARIS



JOURNAL D’UNE PARISIENNE


3 septembre 1870.


Nous apprenons à Paris que quarante mille hommes ont capitulé avec Mac-Mahon, que Napoléon III est prisonnier.

Cela s’appelle la défaite ou plutôt le désastre de Sedan. La douleur nous accable ; mais le désespoir fait bien vite place à l’indignation. On sort de chez soi, on ne peut pas porter seul l’écrasante charge des malheurs de la France. Vers sept heures du soir, les boulevards se peuplent ; tout le monde à la fois parle, gémit, s’indigne et discourt ; beaucoup de gens pleurent de rage. Dans le grand bruit que fait la foule, je distingue deux choses : la plainte et la menace. Nous sommes retenus en face du café des Variétés ; là, chacun déclare que l’humiliation et la honte de la France dépassent toute mesure ! On raconte que Napoléon III, en capitulant, a livré les munitions de l’armée, l’artillerie, mais qu’il a sauvé ses bagages à lui. Cette longue file de voitures qui embarrassait tant la marche de nos troupes à Reims, et qui avait fait surnommer l’empereur Colis III par nos soldats, toutes ces voitures sont hors de danger. Qu’importe le reste à cet homme ?

— Les Prussiens seront à Laon demain, et dans trois jours sous Paris, murmure un découragé. De quelque côté que nous regardions, c’est l’abîme. Notre dernière armée a capitulé. Nous ne sommes plus un peuple, mais un troupeau de prisonniers.

— Et ces hommes d’État de l’empire, messieurs, crie derrière moi un vieillard, où sont-ils aujourd’hui ? Les députés, les ministres, tous ces attachés à la maison de l’empereur, ces soi-disant cariatides du système, sont redevenus poussière. Vous verrez qu’il n’y aura pas un homme dans le parti bonapartiste pour arrêter l’effondrement.

Les exclamations désolées ricochaient autour de moi.

— Nous sommes trahis, nous sommes vendus, nous sommes perdus ! Nous voilà punis de nous être, pendant vingt ans, désintéressés de la chose publique.

— Nous avons trop répété : « À demain les affaires sérieuses ! »

— Aussi, à l’heure des mâles résolutions, nous n’avons pour nous sauver que des généraux imbéciles et des gouvernants affolés.

— À bas l’empire ! crient cent voix.

— Oui, tout vaut mieux que ce qui est !

Quoi qu’il advienne, nous ne serons ni plus stupidement commandés, ni plus odieusement gouvernés.

— Messieurs, citoyens, dit l’orateur d’un groupe de gens qui venaient de la rue Montmartre, hâtons-nous ! les Prussiens marchent sur Laon. Tâchons d’utiliser les heures de répit que nous laisse encore l’ennemi victorieux. Si nous ne pouvons plus attaquer, au moins essayons de nous défendre ; si nous ne pouvons sauver la patrie, sauvons au moins l’honneur !

Vers dix heures, le boulevard depuis la rue Montmartre jusqu’au nouvel Opéra ressemble à un immense forum.

Au-dessus de toutes les têtes se dresse le spectre du Deux-Décembre. On revoit les morts sanglants de ce jour néfaste mêlés à l’hécatombe de Sedan. La haine, la violence débordent de tous les cœurs ; les menaces, les injures, les récriminations s’amoncellent sur Bonaparte. Traître ! lâche ! ces deux mots répétés par des milliers de voix forment une sorte d’accompagnement sourd, mal rhythmé, irritant, plein d’orage, aux paroles aiguës et vibrantes qui jaillissent de toutes parts.

Un mouvement de va-et-vient continuel agite cette masse inquiète, désespérée, dont le flot monte et s’enfle.

La haine de la foule, un moment attachée et comme fixée sur Napoléon III, se détourne tout à coup en indignation violente contre le Corps législatif. N’est-ce pas le Corps législatif qui a voté cette guerre maudite et qui a consommé notre désastre par sa bassesse ? Cette chambre, cette misérable chambre a une séance ce soir même à minuit. Il faut marcher sur elle et la chasser !

Au moment de se former en colonne sur la chaussée, la foule s’arrête hésitante. Rien de plus étonnant que ce spectacle, exclusivement parisien. On cherche un mot d’ordre, un mot de ralliement, je ne sais quelle parole populaire qu’on chantera au besoin sur l’air des lampions et sans laquelle Paris ne s’ébranlera pas. On propose :

— À bas le Corps législatif !

— Non ! non !

— Alors, vive la République !

— C’est trop tôt.

— Vive la France !

— Connu.

— Mort aux Prussiens !

— Attendons.

Tout à coup les bravos retentissent, la foule acclame un mot, un seul… Comme un jet de lumière électrique, ce mot éclaire brusquement les intelligences, il définit le caractère de la révolution qui se prépare, il est l’expression de l’acte collectif le plus merveilleux qui se puisse accomplir, parce qu’il concilie cent opinions dans un seul cri, parce qu’il résume toutes les énergies individuelles en un acte commun, simple, puissant, irrésistible. Ce mot, qui a été successivement : Vive la Charte ! Vive la réforme ! est, le 3 septembre 1870, comme en juillet 1830 et en février 1848, un mot habile, sonore, que tous les partis répètent sans effroi, qui imprime au mouvement sa signification précise : c’est le mot Déchéance ! scandé ainsi par les Parisiens : Dé-ché-ance !

Une colonne immense, interminable, tenant la chaussée des boulevards, les trottoirs, psalmodie sur l’air des Lampions ce mot de Déchéance, s’agglomère, se grossit de tout ce qu’elle rencontre sur son passage, va vers la Bastille pour saluer le génie de la Liberté et réveiller le faubourg Saint-Antoine, endormi depuis vingt ans.

Quand nous revenons de la place de la Bastille vers le boulevard Montmartre, nous formons une masse serrée, dense, innombrable. Une députation se détache et se rend chez le général Trochu par la rue de la Paix. Des délégués choisis par la foule vont trouver les députés de l’opposition rue de la Sourdière.

Après bien des allées, des venues, des pourparlers, des débats, des discussions, auxquels nous prenons tous part, il est entendu qu’on remettra au lendemain la manifestation contre le Corps législatif. La facilité de réunir une plus grande armée de citoyens, le hasard heureux qui fait du 4 septembre un dimanche, ce mot de déchéance si bien trouvé, qui convient à M. Trochu, nous dit-on, que les députés de l’opposition approuvent avec enthousiasme, et qui détermine si politiquement le but de la révolution, tout cela calme les plus impatients et satisfait les plus irrités.

La foule prend donc rendez-vous pour le lendemain dimanche, à l’heure de l’ouverture du Corps législatif. On décide que la manifestation, pour être plus digne, plus solennelle, se fera sans trouble, avec discipline. Les partisans de la déchéance seront vêtus de l’uniforme de la garde nationale et sans armes. On espère obtenir des faubourgs qu’ils défilent, avec leurs officiers, par compagnies et par bataillons. La séance de la chambre étant fixée à deux heures, on arrête que le rendez-vous sera pour une heure, afin que les députés de l’empire voient, au moment de siéger, le peuple rassemblé sur les quais, sur le pont, sur la place de la Concorde.

Il est minuit environ quand la foule se disperse. Beaucoup de gens rentrent chez eux, mais beaucoup aussi vont dans les faubourgs, aux extrémités de Paris, porter le mot d’ordre.

Je remonte chez moi. Le boulevard, tout à l’heure si plein de bruit, de mouvement, redevient silencieux ; quelques voitures, de temps à autre, roulent sourdement sur la chaussée ; des gens attardés passent comme des ombres inquiètes. Si le boulevard est désert, dans les appartements, depuis le premier étage jusqu’aux mansardes, toutes les fenêtres sont éclairées. La grande ville ne dormira pas cette nuit !

À la première heure du matin, le 4 septembre, l’émotion est rentrée, homme par homme, aux foyers domestiques. C’est dans la famille que la patrie tient son dernier conseil. L’illumination générale n’annonce pas une fête, mais une veillée : la veillée des larmes. Il semble que sous chaque toit un malade est à toute extrémité et qu’on passe la nuit à son chevet.

Ce malade, c’est la France à l’agonie !



4 septembre.


Le temps est splendide ; les conservateurs sont effarés. J’ai vu arriver, ce matin, notre ami le réactionnaire que tu as surnommé, ma chère Alice, « le perroquet blanc ». Son effroi de l’invasion prussienne se double de l’épouvante d’une révolution communiste ; il est affolé de peur, et il m’a fait une harangue où il y avait autant de taratata que dans le discours de Pourceaugnac. Tu sais qu’il n’est point bonapartiste, ton perroquet ; il m’a dit :

— Ce misérable Napoléon payait des socialistes excentriques, des babouvistes, pour effrayer les bourgeois, pour surexciter les ouvriers. Vous croyez à une révolution ?… vous aurez une émeute sociale, le pillage, le reste ! Ah ! oui, vous allez proclamer la déchéance, revendiquer notre honneur, sauvegarder les pauvres miettes de la France ! La patrie appelle au secours, et les ouvriers vont vous chanter :

Les peuples sont pour nous des frères,
Et les bourgeois des ennemis.

Que de rancunes, de divisions et de haines !… Vous allez voir !… C’est bien le moment des réformes sociales ! Les Prussiens détruisent l’épargne des paysans ; les Prussiens brûlent les machines des industriels ; les Prussiens réquisitionnent l’argent des riches ! Et vous iriez, dans un instant pareil, vous soucier de capital, de crédit, de questions ouvrières !… Ah ! les insensés !

— C’est vous qui êtes fou, lui dis-je ; personne ne veut de révolution sociale ; il n’y a qu’une pensée aujourd’hui dans tous les cœurs, dans toutes les classes ; défendre la France !

Ah ! le beau dimanche, le beau jour que ce 4 septembre ! Tant de lumière, de soleil, un ciel si bleu, ne sont point faits pour éclairer des scènes de désolation et de meurtre.

Paris est superstitieux ; il s’inquiète fort de la pluie ou du beau temps. Pour la première fois depuis le règne de Napoléon le Petit, il ne pleuvra pas sur le peuple un jour de manifestation. Tu te rappelles, Alice, ce chambellan qui nous disait un jour : « Quand nous donnons des fêtes, quand nous passons des revues, il fait le soleil de l’empereur. Lorsque le peuple de Paris essaye une manifestation, il reçoit une averse et rentre chez lui trempé jusqu’aux os et crotté jusqu’à l’échine. »

Le soleil luit aujourd’hui, et c’est le soleil du peuple ! Notre patriotisme ne risque pas d’être mouillé. Ce dimanche permet aux ouvriers de faire leur demi-journée, aux petits marchands d’ouvrir leur boutique le matin. Chacun d’eux se dit qu’il pourra remplir, le même jour, ses devoirs de travailleur, de père de famille, et de citoyen. Les petites causes s’enchaînent aux grands effets. Pas une femme ne retient son mari, pas un enfant son père. Tout est pour le mieux, et Paris est prêt à délivrer la France.

De bonne heure, le succès de la journée paraît certain à ceux qui visitent les faubourgs.

Mais sur les boulevards, vers dix heures, la lecture du Journal officiel semble avoir remis tout en question. La séance du Corps législatif, annoncée hier pour deux heures, y est annoncée aujourd’hui pour midi. Bien des patriotes hochent la tête. Il y a là une manœuvre évidente, la préméditation de dérouter la colère publique, d’attirer d’abord les gardes nationaux des quartiers du centre, puis ceux des quartiers excentriques dans quelque piége. Le gouvernement se croit sans doute en mesure d’empêcher la révolution ! il a rassemblé dans la nuit assez de forces pour dompter Paris ! En effet, tout ce qui reste ici de troupes défile majestueusement sur le boulevard, de dix à onze heures du matin, et des spectateurs goguenards affirment que les mêmes bataillons passent et repassent plusieurs fois.

On pense à changer dans les faubourgs l’heure du rendez-vous : c’est impossible ! Mais la majorité de l’Assemblée se réunit à midi très-précis ; on ne peut attendre jusqu’à deux heures pour donner à la gauche l’appui d’une force extérieure.

Toute hésitation, qui laisse aux bonapartistes le temps de prendre des mesures extrêmes contre les députés de l’opposition, devient dangereuse. On s’agite dans les groupes, sur le boulevard ; on se promet de rallier à la hâte les éléments d’une demi-manifestation, au risque de tomber dans quelque traquenard de Piétri ou de Palikao. Les moments sont précieux, il faut agir avec audace, et, par tous les moyens, quels qu’ils soient, occuper la police et les troupes, de midi à une heure, sur la place de la Concorde. On jure de se conduire comme ces avant-gardes courageuses qui se sacrifient jusqu’à l’arrivée du corps d’armée.

Dès onze heures et demie, les adversaires les plus résolus de l’impérialisme se dirigent vers le Corps législatif. Tous sont émus, tous comprennent la gravité des circonstances. Possédés par le désir violent de délivrer la France, ils sont tous convaincus de la légitimité de la révolution qui va s’accomplir ; aucun d’eux ne craint ni ne veut une convulsion sociale : proclamer la déchéance, créer un gouvernement national, voilà ce que viennent faire ceux qui débouchent, de onze heures et demie à midi et demi, des boulevards, de la rue Royale, de la rue de Rivoli, sur la place de la Concorde.

Fidèles au mot d’ordre de la veille, ils portent l’uniforme de la garde nationale, ils n’ont point d’armes ; on prétend faire de cette manifestation un comice, non un combat.

Les Parisiens essayeront, par leur seule présence sur la place de la Concorde, d’imposer la déchéance de l’empire ! Quelques-uns de ceux qui marchent ainsi désarmés croient cependant à des résistances folles du bonapartisme aux abois. Le régime des coups d’État et des coups de casse-tête inspire encore des terreurs ; on dit partout que l’impératrice a donné l’ordre de faire sauter la place de la Concorde et le Corps législatif lui-même, si la gauche y triomphe !

Un homme d’environ cinquante ans, qui semble taillé pour les actions décisives, paraît des premiers sur la place. Les jeunes gens qui le suivent hésitent à l’aspect de cette grande place presque entièrement déserte. Ce chef improvisé leur dit :

— J’ai vu, suivi et observé les commotions populaires depuis quarante ans. Lorsqu’une grande idée surgit dans les masses, qu’elle confond et rassemble comme hier soir, en un même élan, toutes les ardeurs patriotiques, cette grande idée est victorieuse, cet élan brise ou culbute les obstacles, fussent-ils des montagnes, fussent-ils Pélion sur Ossa ! Un gouvernement qui n’a prévu que des résistances matérielles ne sait à qui s’en prendre, ni par quel moyen combattre une idée ; il est alors étonné, ahuri ; car, si les émeutes s’organisent et s’écrasent, les révolutions naissent spontanément, elles sont la force des choses, et contre elles les choses de la force ne peuvent rien ! Je vous entends répéter avec les naïfs que l’impératrice a fait miner les égouts, la place de la Concorde, le Corps législatif ; j’en conviens, il eût été d’une moralité plaisante que les égouts sauvassent l’empire ; mais, je vous le déclare, les égouts, la place de la Concorde et le Corps législatif ne sauteront pas. Avançons !

Vers midi, un millier d’hommes sans peur sont amassés à droite et à gauche du pont de la Concorde ; ils se tiennent les coudes serrés, résolus à ne pas rompre d’une semelle.

Le pont est occupé à son entrée par les agents de police, par une haie de gendarmes à cheval assez nombreux pour charger la foule, par un bataillon de la garde nationale, le 6e, composé en majeure partie des habitants de la rue Lafayette, de la rue Laffitte et de la rue du Helder. Les gendarmes, en selle, le sabre au poing, attendent immobiles l’un de ces ordres impitoyables qui lancent sur des hommes, sur des femmes, sur des enfants, un ouragan de cavaliers.

À midi, des légions de sergents de ville, qui semblent sortir de terre, couvrent la place, s’entre-croisent sur le pont au milieu des gardes nationaux, se répandent sur le quai d’Orsay ; ils gardent ainsi, au dehors et au dedans, la grille du Corps législatif.

Il y a comme un grand silence, une sorte de calme, de repos convenu précédant l’orage et la lutte. Quelques hommes agités, impatients d’en finir, se rassemblent et traversent le pont de Solferino ; ils veulent tourner le Corps législatif ; mais ils essayent en vain de se frayer un passage au travers des carrés épais de la troupe et des haies des sergents de ville. Toutes les rues aboutissant à la place de Bourgogne sont fermées et gardées comme le pont de la Concorde ; impossible de songer à rompre les rangs profonds des soldats et des chevaux. Ceux qui s’y entêtent sont arrêtés.

La surexcitation des impatients redouble ; quelque sot engagement va commencer là, quand un officier de gendarmerie étale avec ostentation, du haut de son cheval et de ses mains levées, un journal : le Rappel ! On applaudit. Dans ces moments de fièvre, le moindre fait prend des proportions extraordinaires. Ce Rappel, déployé par les mains d’un gendarme du côté du titre, par-dessus la tête des agents de police, frappe l’esprit des gardes nationaux ; ils reviennent par le pont de Solferino sur la place de la Concorde ; chacun d’eux raconte et commente la chose. Dix minutes plus tard, cet incident d’un officier de gendarmerie lisant le Rappel sur le pont de Solferino est si bien grossi, que beaucoup de gens vont crier jusque sous les pieds des chevaux de la compagnie des gendarmes du pont de la Concorde : « Les gendarmes du pont de Solferino sont avec le peuple ! »

La police somme la foule de circuler. « À la Seine, les casse-tête ! » répliquent cent voix. Les agents se précipitent sur ceux qui crient ; mais la foule, composée alors d’au moins dix mille personnes, protége et abrite dans ses rangs les citoyens menacés.

Il est plus de midi et demi. Les premiers arrivés des partisans de la déchéance se sont peu à peu engagés sur le pont de la Concorde. À quels dangers ils s’exposent, poussés, écrasés par les gardes nationaux de l’ordre, par les agents de police et par les gendarmes ! Tout l’effort du moment se concentre là. Des groupes de gardes nationaux sans armes continuent d’apparaître aux issues de la place de la Concorde, mais ils sont toujours clair-semés. Voyant si peu de monde auprès du pont, la plupart s’en retournent et découragent en chemin ceux qui arrivent isolément.

On se demande avec angoisse si le Corps

législatif, en séance depuis une demi-heure, a ratifié le traité de Sedan, accepté le déshonneur de la France.

Sur le pont de la Concorde les paroles sont violentes.

— Lavons-nous de nos souillures aujourd’hui même, dit un patriote ; balayons les ordures bonapartistes ; la France va mourir empestée, si nous ne l’assainissons pas.

— Débarrassons-nous des lâches pour lutter à outrance contre la Prusse, reprend un Strasbourgeois, sans quoi Bismark prendra notre Alsace.

— Mes amis, s’écrie un troisième, de façon à être entendu par les gendarmes, Napoléon III s’est appliqué, dans cette guerre, à flétrir, à déshonorer les militaires. Notre pauvre armée ! Qu’en ont fait les généraux de cour, qu’en a fait l’homme de Sedan ?

Les femmes arrivent en grand nombre sur la place ; elles questionnent les gardes nationaux : qu’y a-t-il de nouveau ? Que se passe-t-il ? Que va-t-on faire ?

La femme d’un ouvrier, au bras de son mari, pénètre dans un groupe ; elle est pâle, frémissante :

— Vous le voyez s’écrie-t-elle, il faut encore du sang au boucher du Deux-Décembre ; il n’en a pas assez répandu ! Les gendarmes vont tirer sur nous comme en 1851. Ils m’ont logé une balle dans la tête sur le boulevard Montmartre ; je l’ai gardée et je la sens qui s’échauffe aujourd’hui !

Et, comme on écoutait, elle ajouta :

— J’avais quatorze ans, je sortais de l’atelier à mon heure ordinaire. Parce que j’étais blessée, ils ont arrêté mon père, en disant qu’on ne sortait pas ainsi dans les rues quand on se bat, si ce n’est pour se battre ! Les assassins ! Il faut se venger d’eux !

On entoure cette femme, que son mari retient dans la crainte qu’elle ne se précipite vers les gendarmes pour les défier. Elle s’adresse à la foule, elle énumère, un à un, avec une éloquence haineuse, tous les forfaits de Napoléon le Petit ; sa voix brève, ses paroles vigoureuses soufflent l’indignation et provoquent la vengeance. Cette femme a la passion du vrai peuple de Paris, honnête, sincère, juste, pour qui le succès ne légitime rien, que la peur ni l’égoïsme n’ont jamais forcé à l’absolution. On l’applaudit, et l’on sent que les crimes nouveaux de l’empire ne doivent point faire oublier les crimes anciens.

Il est une heure. Les agents de police, deux fois, ont chargé la foule, mais les hommes et les femmes lentement amassés sur la place sont des Parisiens sans peur. Point de panique ! Ils se laissent charger et songent, malgré leur petit nombre, à tenter un effort suprême.

Entraînés plus d’une fois, depuis vingt ans, par des agents provocateurs, des ouvriers demandent quels sont les hommes qui tiennent la tête de la colonne sur le pont de la Concorde ; ils s’assurent qu’on peut sans crainte risquer sa vie pour les soutenir. On leur crie des noms de républicains connus, de ces noms auxquels le peuple de Paris ajoute une épithète enviable, quoique vulgaire : « C’est un vrai ! »

Au moment où le cri : « En avant ! » se fait entendre sur les quais, et où la foule se précipite comme un ouragan vers le pont pour le forcer, un autre cri : « Les voilà ! » retentit avec une telle puissance que la masse entière s’arrête comme par miracle.

La colonne du pont, serrée, à moitié prisonnière, incapable de faire un mouvement et qui peut, à la moindre lutte, être prise entre deux feux, croit à l’arrivée de gardes nationaux de l’ordre et elle a un moment de cruelle inquiétude. Mais la voix formidable de milliers d’amis, qui chantent sur l’air des lampions le fameux mot déchéance, rassure les nôtres et trouble les derniers partisans de l’empereur Napoléon troisième. Des bataillons innombrables de gardes nationaux sans armes font irruption sur la place de la Concorde par la rue Royale ; ils couvrent le milieu de la chaussée, les trottoirs ; ils s’inclinent en courbe épaisse à l’angle de la Madeleine et du café Durand. Ce n’est pas tout ! Par la rue de Rivoli, sur le quai des Tuileries, le faubourg Saint-Antoine, les hauts quartiers défilent à perte de vue. Tous ces hommes marchent sans armes, en rang, les chefs auprès des compagnies. De temps à autre, la voix du peuple, vox Dei, fait entendre son arrêt : Déchéance !

Les mots, les cris, se confondent dans une sorte de grondement terrible, semblable au bruit de la mer courroucée. On écoute ce cri formidable ; on regarde cet océan qui marche ; on recule devant ces flots énormes qui déferlent sur une berge trop étroite. Quelle puissance résisterait à cette puissance ? Le vrai souverain est là ! Nulle force ne vaincra ce nombre. Toutes ces volontés unies en une seule volonté colossale, irrésistible, dicteront leurs lois.

Il est une heure et demie. Dans toutes les directions, le peuple afflue vers le Corps législatif. Nul encombrement au milieu de ces larges issues. Les voies stratégiques faites pour mitrailler les Parisiens en cas d’émeute aident à la circulation.

Durant l’interminable procession d’au moins cent mille gardes nationaux, pas un poste n’est désarmé, ni un pavé arraché, ni une boutique d’armurier pillée, ni une barricade commencée ! Ceux qui avaient des armes chez eux les y ont laissées. Le peuple de Paris n’est pas venu sur la place de la Concorde comme assaillant, mais comme justicier. Il a l’audace et la fierté ; il a l’amour sacré de la patrie.

Je me mêle à cette assemblée de frères ; j’éprouve la sainte émotion de l’égalité ; je veux la liberté. Bénie soit la formule de la Révolution française !

L’oubli complet de soi, le dévouement absolu au pays, le culte de la dignité nationale, voilà ce que Paris offre à la France, place de la Concorde, le 4 septembre.

Que fait à ce moment l’impératrice régente, dont le drapeau flotte encore sur le dôme des Tuileries ? L’Espagnole, entretenue à grands frais par la France et qui nous doit tout : rang, honneurs, plaisirs, richesses, va-t-elle essayer de dompter Paris, de changer ses égouts en volcans, de faire vomir ses canons ? Va-t-elle donner l’ordre de rouler au bord de la terrasse les mitrailleuses qu’on dit cachées dans l’orangerie ?

Sur le pont de la Concorde il y a maintenant une lutte bras à bras, corps à corps. Chaque soldat, chaque gendarme, est entouré par vingt hommes ; on interpelle les officiers et les sous-officiers : tous perdent du terrain. La foule qui grossit, dont le flot n’a cessé de monter de minute en minute, qui emplit la place, les quais, et noircit l’horizon de tous côtés, montre aux défenseurs de l’Empire la folie d’une résistance. Les gardes nationaux du 6e bataillon sont eux-mêmes ébranlés ; les quelques patriotes perdus dans leurs rangs se rassurent et déclarent qu’ils appuieront aussi la déchéance.

Tout à coup l’ordre de charger la foule est lancé de l’autre côté du pont ; les soldats, mécaniquement, tirent leurs sabres ; les chevaux se soulèvent ! Aussitôt des mains arrêtent les mains des gendarmes ; les sabres rentrent au fourreau ; chaque cheval, tenu à droite et à gauche par la bride, demeure pétrifié à sa place. Acculés contre la balustrade du pont, les agents de police ne peuvent plus se mouvoir. La manifestation devient si imposante, le peuple est en si grande force, que les casse-tête impuissants tombent des poings des assommeurs.

Le spectacle est superbe. Malgré le nombre immense des hommes et des femmes amassés, la foule n’a rien de nerveux, et l’on circule aisément autour des groupes ; on parle des événements, du triomphe probable de la journée.

La colonne va franchir le pont, de l’avis de tout le monde ; mais on n’ose point peser sur elle dans la crainte de la broyer ; on la laisse avancer lentement et sûrement. La défaite certaine du bonapartisme donne au peuple parisien, malgré nos désastres, une sorte de gaieté vaillante et enthousiaste. « L’ennemi du dehors seul nous menacera demain, répète la foule ; alors tous les héroïsmes s’uniront librement pour combattre et vaincre l’étranger. »

Des estafettes à cheval essayent de traverser la place pour aller porter ou demander des ordres aux Tuileries ; elles sont arrêtées, forcées de livrer leurs armes, de crier : « Vive la déchéance ! »

Tandis que, sur le pont, notre avant-garde pénètre comme un coin dans la masse compacte des agents de police, des gendarmes, des soldats et des gardes nationaux armés, un groupe de vieillards et de femmes protégés par les balustres qui relient entre eux les premiers candélabres de la place, discutent sur la forme de gouvernement à choisir lorsque la déchéance sera proclamée.

Les uns proposent la République ; les autres disent qu’on épouvantera le pays avec un gouvernement révolutionnaire ; quelques-uns repoussent l’idée de la République par la raison qu’elle ne peut accepter la liquidation de l’empire. Je fais un discours, et, comme c’est mon premier début, je m’accroche à mes phrases, je me juche tant bien que mal sur mes idées.

— La République, dis-je, n’est ni une femme, ni une divinité qu’il faut garder de toute souillure, et que la moindre tache salirait. La République, c’est la plus grande somme de courage, d’intelligence, d’activité, d’expansion qu’un peuple puisse produire ; si la société est une forme répétée et agrandie de nous-mêmes, la République est le résultat de nos meilleures actions, un composé vivant de nos devoirs, de nos droits, de nos intérêts les plus larges et les plus progressifs. On ne décrète pas la République, on la fait ; elle est, elle va naître de vous-mêmes, aujourd’hui, à son heure, et viable. Ni maladie sociale, ni chancre monarchique, ne la tueront dans l’avenir. Vive donc la République !

J’ai quelque succès avec mon pathos ; mais j’ai surtout la joie d’entendre répéter : « Vive la République ! » par des milliers de voix.

Cependant la colonne massée sur le pont ne pouvait franchir les derniers obstacles ; ceux qui la commandaient luttaient depuis deux heures, ils n’avaient plus de voix, ils étaient épuisés. Sous la perpétuelle menace des baïonnettes de « l’ordre », ils ne reculaient point, mais ils ne pouvaient avancer.

Aux abords des quais, à l’angle du pont et plus loin, sur toute la place, l’emportement gagnait la foule. Un bataillon de gardes nationaux sans armes, partisan de la déchéance, surexcité par l’acharnement du 6e à barrer le passage, fit tout à coup, sur le pont, un brusque mouvement en arrière, et courut sur le quai, au pas gymnastique. Il allait chercher des armes.

Il y eut un instant de panique générale, sans gravité pour les gens répandus sur la place, mais fort dangereuse pour la petite troupe du pont, laquelle se trouva cernée, et ne parvint à se dégager qu’avec force horions donnés et coups de poings reçus.

Soudain, sur le perron du Corps législatif, une cinquantaine d’hommes apparaissent ; ils agitent leurs bras, leurs chapeaux, des journaux, des mouchoirs ; une émotion irrésistible saisit la foule tout entière. « Les députés nous appellent à leur secours, s’écrie-t-on ; en avant ! en avant ! »

Qu’y a-t-il ? On entend battre la charge sur le pont : sont-ce les nôtres ou les amis de l’empire qui donnent le signal du combat ? La pensée qu’on va faire des décharges sur nous ne trouble plus personne ; le peuple est arrivé à ce degré de résolution où la folie des paniques n’est plus possible.

Mais un cri s’échappe de toutes les poitrines : « Victoire ! ils ont passé. » En effet, les nôtres ont forcé le pont ; c’est le 55e bataillon, celui du Temple, qui a battu la charge, entraîné par la petite troupe qui tient la tête de la colonne depuis onze heures et demie du matin. La foule traverse et se répand sur les quais du palais Bourbon comme un torrent de lave. Les gendarmes à cheval partent à fond de train ; ils retournent à leurs casernes et soulèvent derrière eux la poussière de l’empire ; le peuple applaudit et crie : « Vivent les gendarmes ! » On veut pénétrer dans le palais Bourbon ; le général Palikao s’oppose à l’envahissement de l’Assemblée et commande la résistance à l’intérieur des grilles ; on parlemente, et c’est à grand’peine qu’on obtient l’entrée de quelques délégués.

Bientôt le peuple s’irrite contre ces velléités de résistance ; il brise les grilles du palais Bourbon, inonde la salle des pas perdus, envahit les tribunes. Le général Palikao, monté sur une chaise, apostrophe la foule et s’efforce de contenir la trombe qui va renverser le trône de ses maîtres ; on le repousse avec mépris. Tous les couloirs de la chambre, toutes les tribunes s’emplissent de gardes nationaux exaltés, impatients de voir proclamer la déchéance. À la nouvelle de l’envahissement, les députés s’étaient retirés dans les bureaux ; on les appelle. La gauche seule reparaît ; on crie de toutes parts : « La déchéance ! » Les bancs de la droite demeurent vides. Dans les bureaux, les députés bonapartistes, défaits, hésitants, ne savent pas prendre une résolution virile, de celles qui obligent les adversaires eux-mêmes à dire : « Ces hommes ont essayé de conjurer par leur propre ruine la ruine de leur pays. »

Gambetta parle au milieu d’un fracas inexprimable. Malgré l’autorité d’un nom populaire, d’un talent irrésistible, l’orateur s’épuise dans une lutte vaine. On crie sans interruption : « La déchéance ! Vive la République ! vive Gambetta ! » Le député de Paris supplie les tribunes de consentir à ce que la chambre délibère librement. On lui répond : « Où est votre assemblée, où sont ses membres ? » Une voix stridente interpelle Gambetta par ces mots qu’on applaudit à outrance : « Plus de phrases, des faits ! »

Sur l’invitation pressante des membres de la gauche, quelques députés de la droite rentrent en séance et prennent place à leurs bancs. M. Schneider s’assoit dans son fauteuil et réclame le silence ; il parle des dangers que court la France, il rappelle que l’étranger est aux portes de la capitale, il entretient les envahisseurs de difficultés parlementaires, de formes légales. Mais la révolution n’a rien à démêler avec les formes légales de l’empire ; elle abroge les statuts de la tyrannie et en fait des lettres mortes.

Tandis que les députés opposent aux tribunes l’argutie de la légalité, on entend, au dehors, le bruit des portes qui se brisent. Il est trois heures. La foule se précipite dans l’hémicycle de l’Assemblée. Gambetta essaye de lutter encore ; il demande au peuple d’attendre ses représentants, il dit qu’on est allé les chercher. M. Schneider seconde les efforts de l’orateur. Toujours la légalité impériale ! Mais où sont-ils donc, les députés ? où sont les amis de M. Schneider ? où se cache la majorité du Corps législatif ? Elle fuit déjà loin des bureaux où on la croit fièrement retranchée.

Les envahisseurs des tribunes descendent par les portes des pourtours dans l’enceinte de l’Assemblée ; M. Schneider quitte son fauteuil avec dignité, et la foule lui livre lentement passage ; les ministres ont disparu !

Au moment où le président de la chambre sort par la portière de droite, sa sonnette jette des cris désespérés. Jules Ferry se précipite au fauteuil pour la faire taire. Les escaliers, les bancs de l’Assemblée, les pourtours, les tribunes sont combles ; c’est une confusion, un bruit, un trouble inénarrables…

Tout à coup il se fait un moment de silence ; Gambetta parle et soulève les bravos par cette déclaration : « Bonaparte et sa dynastie ont à jamais cessé de régner sur la France. »

— Maintenant, citoyens, dit Jules Favre dans un groupe, songeons au pays et non à la vengeance !

Le mépris pour l’empire est tel qu’on ne pense pas même à lui accorder l’honneur de la haine ; il est déjà comme enseveli sous ses hontes. Personne ne s’est levé pour défendre un gouvernement soutenu hier encore par huit millions de suffrages ; après la catastrophe de Sedan, que pouvait-il faire, sinon s’affaisser sur lui-même ? Il s’est effondré au souffle des événements ; son infâme poussière s’envole et se disperse ; de ce Bonaparte-là, il ne restera pas même des cendres !

« Vive la République ! la République est rétablie ! » s’écrie-t-on avec enthousiasme. Une clameur immense retentit sur la place de la Concorde, et répond aux cris des envahisseurs du Corps législatif. La République est acclamée par plus de trois cent mille voix.

Dans la salle du Corps législatif, Jules Favre refuse de proclamer la République ; il résiste aux vœux du peuple. Arrière la légalité du Deux-Décembre ! Place au droit ! Place à la République ! Désormais la République est le seul gouvernement légitime.

Il n’y a plus un instant à perdre. Les Prussiens, dit-on, s’avancent jusqu’à la petite ville forte de la Fère, qui ne peut les arrêter. Paris a délivré la France du gouvernement impérial : le voilà tenu d’organiser à la hâte un gouvernement nouveau !

Les envahisseurs du Corps législatif, dans le trajet qu’ils font de la chambre à l’Hôtel de ville, où Jules Favre et Gambetta leur ont donné rendez-vous, décident qu’ils vont créer un gouvernement de défense nationale. J’aimerais mieux la reconnaissance pure et simple de la République. Il faut le souffle révolutionnaire pour balayer l’invasion !

La majeure partie de la foule parisienne demeure sur cette belle place ensoleillée, ornée de banderoles rouges faites avec les ceintures des gardes mobiles et accrochées à tous les candélabres, à toutes les statues. On fête la République naissante, de laquelle on espère le salut de notre France ; et, dans le premier moment d’un amour heureux, la possession de la liberté fait oublier aux Parisiens l’imminence du danger.

— Eh bien ! disait un brave ouvrier aux gens qui l’entouraient, nous voilà donc, nous les voleurs, les partageux, les assassins ! Nous voilà par un beau dimanche, oui, nous sommes tous ici ! Et il n’y aura ni un vol ni un assassinat, parce que Piétri n’a pas eu le temps de payer et d’ameuter sa bande de mauvais peuple. Tout le monde est content, jusqu’à la compagnie des omnibus, dont pas une seule voiture n’a été arrêtée et qui n’a pas perdu six sous !

On rit beaucoup de cette apostrophe et de la façon plaisante dont elle est débitée.

Le spectacle de la place de la Concorde est merveilleux ! Depuis les marronniers séculaires des Tuileries jusqu’à l’horizon du mont Valérien et des collines baignées par la Seine, le cadre est d’une telle grandeur, la foule se sent en une si vraie communion de désirs et d’idées, que la poésie et l’enthousiasme envahissent les cœurs les plus froids et les plus vulgaires. Tout provoque l’admiration, tout fascine les regards des Parisiens émus ! Autour des candélabres, les banderoles rouges s’agitent sous la brise, enlacées, déployées ou frémissantes ; l’eau jaillit et chante dans les fontaines ; le dôme des Invalides, reluisant au soleil, s’arrondit fièrement sous sa carapace dorée ; les Champs-Élysées, verts et fleuris, déroulent deux longs rubans de parterres et convient à leur fête perpétuelle un peuple tout entier. Bien loin, dominant les ombrages des Champs-Élysées, on aperçoit l’Arc de Triomphe ; il dresse sa masse imposante à travers les flots d’une poussière vaporeuse faite de rayons. Par-delà les ponts, on voit la Cité, qui glisse au milieu de la Seine comme la proue d’un navire immense, ayant pour grands mâts les tours de Notre-Dame.

Paris est beau, le 4 septembre ! Les Parisiens sont contents d’eux, et fiers de la dignité avec laquelle ils viennent d’accomplir un grand acte.

Sur la place de la Révolution, la foule entonne le premier couplet de la Marseillaise. Cet hymme, si longtemps proscrit par l’empire, remue les âmes, entraîne les courages ; ce chant de guerre, où tous les vers sont héroïques, montre la France blessée, mais fière, indomptable, prête encore à la bataille.

Le coq gaulois chante à l’aurore de la République, tandis que l’aigle de l’empire râle.

Le bruit court sur la place que la République est votée au Corps législatif par 187 voix contre 54. À tous ceux qui viennent s’informer des décisions du Corps législatif, on répond par ces chiffres avec assurance. Des soldats qui passent pour aller renouveler des postes crient : « Vive la République ! »

Les républicains sont fous de bonheur et d’espoir.

Auprès du pont de la Concorde, sur le candélabre de droite, qui s’attache à des balustres, il y a, depuis une heure de l’après-midi, un homme, un ouvrier, coiffé d’un fez rouge, jeune encore, au plus trente ans, avec de beaux traits graves, et qui, à l’exemple de certains derviches, s’entretient dans une sorte d’extase à force de chanter. Durant trois longues heures, il n’a pas cessé de reprendre et de recommencer la Marseillaise, dont il fait suivre chaque refrain du cri de : « Vive la République ! » Cet homme tient à la main un chiffon de papier, sur lequel est imprimée la Marseillaise. Il ne regarde rien, n’entend aucune apostrophe ; il chante en lisant et lit en chantant, avec sa voix toujours égale, ferme, sonore. Perché haut, il devrait avoir le vertige ; mais il plane, lui et son chant, au-dessus de la foule. Lorsque la place tout entière crie : « Vive la République ! » il s’arrête, et l’on croit qu’il va tomber. On le descend à grand’peine de son piédestal improvisé : il est presque évanoui. Les Grecs, pour peindre à quel point cet homme au fez rouge s’est identifié à son action, en eussent fait un oiseau à tête couleur de pourpre chantant au milieu des foules.

Beaucoup de gens s’étaient portés vers la rue de Rivoli en apprenant que le nouveau gouvernement se rendait à l’Hôtel de ville ; mais tous furent arrêtés par une scène admirable.

Au pied de la statue de Strasbourg, qui personnifie à nos yeux tant de patriotisme, de courage, de dévouement à la France, des femmes, des hommes sont dévotement réunis ; ils regardent l’image de la capitale de l’Alsace et sentent leurs cœurs s’enflammer d’amour ; ils dévorent des yeux cette grande madone de pierre. Par un effort, moitié involontaire, moitié consenti, de l’imagination et du sentiment, le peuple prête tour à tour à la statue des expressions de tristesse ou d’espoir. La foule des adorateurs de cette Strasbourg pétrifiée grossit ; on entoure la chère ville, on lui prodigue les noms les plus enthousiastes, on lui décerne un culte. Trois jeunes hommes en blouse, des ouvriers alsaciens, escaladent le haut socle de la statue, grimpent sur ses bras, et la coiffent de ceintures rouges à moitié nouées, pareilles aux banderoles qui flottent autour des candélabres de la place.

« Il faut la parer, l’orner, la couvrir de fleurs ! » s’écrie la foule. En un instant des bouquets, des feuillages, des rubans, des couronnes semblent naître du sol ; on fait la chaîne pour déposer toutes ces offrandes, tous ces tributs d’admiration sur le socle de la statue. Les trois jeunes ouvriers alsaciens reçoivent écharpes, gaze, fleurs, ceintures, qu’ils attachent autour du cou, aux bras, à la tête, aux mains de l’héroïque ville. Ce sont alors des applaudissements, des trépignements sans fin !

Une couronne d’immortelles monte lentement des mains de l’un des jeunes Alsaciens jusqu’au front de Strasbourg. « Pas d’immortelles ! non, non, pas d’immortelles ! répètent mille voix ; pas encore, elle n’est pas morte ! » On descend la couronne.

Aux Tuileries, le drapeau de présence impériale s’est enfin abaissé. « Jetez ces fleurs tumulaires dans les Tuileries, dit quelqu’un ; ceux qui vivaient là sont bien morts ! »

Sous l’arc décrit par la couronne funèbre lancée du socle de la statue jusque sur la terrasse du Jeu de paume, passe en rasant le mur une escouade d’agents de la police de sûreté ; hués par la foule, ils se massent à l’angle du trottoir, près de la porte des Feuillants. Un murmure de colère accueille les serviteurs détestés de l’empire ; on se précipite sur eux, ils sont désarmés, et leurs tricornes coiffent les candélabres d’alentour ; on prend leurs épées, on brise leurs casse-tête… On crie : « À la Seine les assommeurs ! » L’un de ces agents invoque la générosité du peuple, qui pardonne aux exécuteurs des basses œuvres de M. Piétri et les laisse fuir.

J’admire cette modération, surtout quand je me rappelle les événements de juin 1869, les scènes indescriptibles que nous avons vues de nos yeux sous notre balcon du boulevard Poissonnière, durant huit longues soirées Combien de pauvres diables avons-nous entendus implorer grâce au premier coup de casse-tête ! Je crois voir encore cet ouvrier dont la sœur criait à fendre l’âme : « Mon frère ! mon pauvre frère ! » tandis que huit agents écrasaient l’homme tombé sur le bord du trottoir.

Je me souviens de cette émeute factice, de cette comédie bouffonne jouée tous les soirs à la même heure, par les mêmes hommes en mêmes blouses blanches, qui chauffaient le public sur le même trottoir, et descendaient au même endroit en hurlant de même, huit jours durant : « Vive la Lanterne ! »

Enfin, l’empire n’est plus ! Nous avons écrasé l’infâme, et la générosité va bien au peuple.

La belle statue de Strasbourg est couverte d’ornements, entourée d’adorateurs ; il faut un chant, un cantique à ce culte : c’est encore la Marseillaise. On entonne le refrain de l’hymne guerrier, devenu un hymne religieux. Après le refrain, les jeunes gens qui ont paré la statue et qui ne cessent de recevoir des fleurs, des feuillages, des guirlandes, saisis par ce chant, s’arrêtent tout à coup ; chacun dans son geste, chacun dans sa pose, illuminés par l’inspiration merveilleuse d’un art inconscient mais admirable, attachés ou appuyés à la statue, l’un auprès de la tête et fixant une guirlande retenue dans les mains levées d’un autre, le troisième nouant des banderoles rouges au bras gauche de l’idole et comme enfoui à moitié sous la verdure, tous trois avec de belles voix chantent le premier couplet de l’hymne que Strasbourg a inspiré jadis à Rouget de l’Isle.

À ces vers :

Entendez-vous dans nos campagnes
Mugir ces féroces soldats ?

nous croyons entendre les Prussiens en Alsace et en Lorraine. Nous les voyons égorger les fils, les compagnes des paysans de France ! Puis-je te rendre, chère Alice, l’émotion que nous cause ce couplet qui nous parle de nos enfants et que chantent ces adolescents dont le plus âgé n’a pas vingt ans ? Au dernier vers, le jeune Alsacien qui s’accroche au bras gauche de la statue éclate en sanglots.

La foule ressent une émotion extraordinaire, les larmes coulent de tous les yeux… Chacun de nous éprouve comme un vertige… Nos sentiments, nos désirs, notre enthousiasme, se cherchent, se mêlent, s’unissent et ne font plus qu’un seul désir, un seul sentiment, un seul enthousiasme ! Notre existence, épurée au souffle du patriotisme, n’a plus rien de personnel ; elle devient entièrement collective, nationale. Ma voix ne m’appartient plus, elle sonne à mon oreille, vibre dans ma bouche, sans que je la reconnaisse. Je me sens comme dépossédée de moi-même ! Je suis ravie par cet être mystérieux qui unit et harmonise en soi tant de facultés différentes, tant de puissances diverses, tant d’éléments contraires, tant d’intérêts, tant de sentiments rivaux, tant de forces ennemies, et je l’aime plus que moi-même : mon amour pour la patrie est plus fort que la mort ! Je me donne à la France !

Des cris de joie venus de la rue Royale nous arrachent à notre extase. Nous sommes si émus que nous voulons secouer notre attendrissement. Je cours à la rue Royale. Au coin de la place de la Concorde, du haut du balcon d’un cercle, des jeunes gens distribuent au peuple des drapeaux tricolores. Ce n’est point la vue de ces drapeaux qui fait pousser à la foule des cris si joyeux, mais le défilé de deux régiments de lignards qui arrivent d’Épernay, chassés, hélas ! par les Prussiens.

Sur le boulevard de la Madeleine, aux acclamations frénétiques des spectateurs, la foule fraternise avec les soldats ; on leur fait crier : « Vive la République ! » Un peu ahuris d’abord, ils demandent des explications. On leur dit qu’on vient de détrôner l’empereur, de chasser tous les traîtres. Les pauvres lignards croient à un miracle, quand on leur assure que la République va donner à la France, à l’armée, de vrais généraux, qui ne se laisseront plus surprendre, qui ne feront plus hacher par l’artillerie prussienne les régiments français.

« On s’est bien battu, mais on a été trahi, » répètent les soldats. Le mot de trahison résume pour le simple troupier et pour le peuple toutes les incapacités, toutes les faiblesses, toutes les négligences, toutes les lâchetés ! Périclès disait à propos de Lysiclès, général vaincu : « Son incapacité fut telle qu’on est en droit de dire qu’il a trahi sa patrie. »

Sur les quais, par la rue de Rivoli, des flots de peuple se dirigeaient vers la place de l’Hôtel de ville. On secouait l’empire comme un cauchemar ; la lumière avait dissipé tous les nuages, et, quoique le soleil inclinât déjà ses rayons sur le mont Valérien, il semblait que ce jour, plus lumineux qu’un autre, dût repousser à tout jamais l’ombre et la nuit. Cette République, si généreuse, si pure, si vaillante, si vertueuse, n’était-elle pas capable, comme Josué, d’arrêter le soleil ?

Qu’importe ? l’ombre et la nuit qui viennent passeront, mais la journée du 4 septembre ne passera point ! Au moment où deux tyrans se font une guerre horrible, témoignage de la plus stupide barbarie ; au moment où deux Césars épouvantent l’Europe par leurs meurtres, une révolution accomplie sans une goutte de sang versé rend la barbarie plus odieuse encore et marque le degré de civilisation où nous serions parvenus sans les monarques.

Les envahisseurs du Corps législatif ont suivi Gambetta et Jules Favre, et les ont escortés jusqu’à l’Hôtel de ville. Tous les retardataires des hauts quartiers, tous les curieux d’alentour occupaient la place lorsque le cortège parlementaire y arriva ; on eût dit que vingt hommes ne pourraient pénétrer au milieu d’une foule si compacte. Un général étant venu annoncer la déchéance de l’empereur et sommer les employés supérieurs de la Ville d’avoir à céder la place au gouvernement nouveau, n’avait pu traverser la foule qu’avec des efforts inouïs. Cependant, lorsque la voiture qui portait Gambetta parut, les rangs s’ouvrirent comme par enchantement jusqu’à la porte de l’Hôtel de ville. Le peuple, avec une admirable discipline, s’effaçait devant son élu.

Autour de la place, les femmes, les enfants, apparaissent aux fenêtres ; tous se félicitent, s’étonnent, s’émerveillent de ce qu’un événement si grave se soit accompli si simplement. L’empire, ce colosse de bronze, s’est effondré sur sa base d’argile.

La fin du jour est splendide. Le vieux fleuve parisien apporte sa brise fraîche au peuple rassemblé. L’Hôtel de ville est redevenu le Louvre superbe des révolutions. Les derniers rayons du soleil dorent le palais du peuple, jouent dans ses vitres, les font scintiller et leur donnent un éclat auprès duquel pâliraient les diamants de la couronne. Les portes s’ouvrent pour laisser pénétrer l’un des élus aimés des Parisiens, Gambetta, dans lequel tous les républicains espèrent, et dont la fortune encore nouvelle paraît plus certaine que celle de ses collègues. Gambetta monte les degrés du grand escalier, escorté des acclamations du peuple qui le suit et se répand dans les couloirs et dans les salles. Les Parisiens sont chez eux ; ils reprennent possession de leur vieille Maison de ville, témoin de toutes leurs espérances et de tous leurs efforts.

Gambetta traverse la grande salle du Trône et se dirige vers le cabinet du préfet, où il attend les députés de Paris. La foule se recueille, et c’est au milieu du plus profond silence que Gambetta propose la nomination d’un maire de Paris. Étienne Arago est accepté.

— Maintenant, citoyens, ajoute Gambetta, nous devons réparer les crimes de l’empire, et mettre en liberté les détenus politiques.

Le cri de : « Vive Rochefort ! » répond aux paroles de Gambetta.

On annonce que les amis de Rochefort sont allés le délivrer à Sainte-Pélagie, que son cortége est en marche vers l’Hôtel de ville. Gambetta, que sa haine de l’empire attache fraternellement à l’auteur de la Lanterne, s’approche de l’une des fenêtres de la salle du Trône, et crie à la foule sur la place : « Vive Rochefort ! » À ce moment Rochefort apparaît ; le prisonnier de Sainte-Pélagie s’avance porté et suivi par ses nombreux amis.

Les derniers événements n’ont donné que trop raison à la haute sagacité qui a inspiré la Lanterne. On dirait que, par l’ignominie de sa chute, Napoléon III a tenu à démontrer la modération de ces satires, qui hier encore paraissaient excessives. Après Sedan, la Lanterne semble trop douce !

À l’Hôtel de ville, le peuple lacère des tableaux représentant le fils de la reine Hortense, par la même raison qu’il brise les aigles dans les rues. On confond dans la même exécration l’oiseau de proie du césarisme et le masque du César. Horace Vernet ne peut obtenir grâce pour Napoléon III qu’on exécute en effigie.

Le gouvernement provisoire de la défense nationale est proclamé à quatre heures et demie. Il est exclusivement formé des députés de Paris, et la foule exige que Rochefort en fasse partie.

Rochefort, en effet, est pour beaucoup dans la modération de cette journée. Si nous n’avions pas lu la Lanterne, il est probable que le 4 septembre n’eût pas été ce qu’il est ; notre haine du Deux-Décembre ne se serait pas calmée sans représailles. Rochefort a si magistralement bafoué l’empire qu’aucun de nous ne se sent la moindre envie de décerner à l’empereur et aux hommes d’État ridiculisés par la Lanterne les honneurs du martyre. Rochefort a désarmé nos colères par un immortel éclat de rire.

Ces colères sont si bien désarmées que le Sénat a pu terminer sa dernière séance sous l’œil dédaigneux de trois spectateurs, et que les Tuileries n’ont été envahies qu’après le départ de la régente.

On parle d’une réunion du Corps législatif pour ce soir ; mais cette anodine protestation n’inquiète personne. Les bonapartistes ont fui, et les conservateurs, gagnés par l’indulgence de la révolution, acceptent les faits accomplis.

On apprend que la République a été proclamée à Lyon et à Mâcon ce matin. Paris et la France se sont donc compris !

De vieux amis se rencontrent par les rues, on se serre la main, on s’embrasse. Quelles que soient les défaillances futures, le règne du Deux-Décembre est fini ; on sent déjà le bienfait moral de la chute de l’empire. Désormais, c’est pour la France que l’on combattra, non pour une dynastie ! Et c’est pour la patrie qu’on sera patriote !

Le soir, sur le boulevard, tout Paris se retrouve ; chacun sort de chez soi pour fouler le sol de cette chaussée redevenue libre, que les canons de Bonaparte n’ensanglanteront plus ! La confiance et la résolution sont sur tous les visages.

Hélas ! cette journée radieuse, si grande par la sagesse et la générosité du peuple, s’écoule et va disparaître. Elle a été, entre deux crépuscules orageux, comme l’éclaircie de l’espoir. Le lendemain sera grave et peut-être terrible. Les Prussiens, que la joie de la délivrance nous a fait un moment oublier, marchent sur Paris ; ils peuvent, dans trois jours, être sous les murs de la capitale. Y entreront-ils ?


5 septembre.


Aujourd’hui, le peuple de Paris est apaisé ; il va à ses affaires ; il reprend ses habitudes comme si la veille il avait accompli le plus simple des devoirs. Nous voilà prêts aux plus grands sacrifices ! Le gouvernement n’est pas composé peut-être de manière à satisfaire les exigeants ; mais notre foi est grande, et il ne faut pas affaiblir notre courage par des doutes prématurés.

Nous ne pouvons jouir encore de notre liberté reconquise ; de toutes parts d’implacables dangers nous menacent ; les Prussiens, dit-on, seront jeudi à nos portes. Ne nous abandonnons pas ! Soyons vaillants, tous, hommes et femmes de Paris !

Cette belle journée du 4 septembre a balayé toutes les impuretés de la cour bonapartiste ; mais l’esprit public se débarrassera-t-il de ses corruptions aussi aisément que nous nous sommes débarrassés des corrupteurs ? Oui. Ce grand fait révolutionnaire, ce grand acte de moralité humaine, qui a remplacé la bassesse par la fierté, l’indifférence par le dévouement, qui réveille nos vertus patriotiques, nous rendra notre force, notre santé et notre audace !

Mme Séchan vient me prendre pour me conduire au bois de Boulogne ; elle prétend que j’ai la fièvre. Je l’attends au fond de sa voiture, tandis qu’elle va prendre des nouvelles d’un membre de la famille Cuvillier-Fleury. M. Cuvillier-Fleury et Mme H… B…, qui lui fait visite, se lamentent, paraît-il, sur le 4 septembre. « Ils voient la ruine et les ténèbres couvrir la France ! » Ce sont leurs expressions. Que veulent-ils ? Les orléanistes n’eussent donc rien fait, si les républicains n’avaient pas agi ?

Je rentre chez moi et je trouve une dépêche de M. Frapoli, grand maître de la franc-maçonnerie italienne ; il me demande des nouvelles, et je lui réponds, aussi par le télégraphe : « Tout va bien ici ; les Prussiens arrivent, nous comptons sur vous. »

Hélas ! les Italiens ne viendront pas ! Je me rappelle avec désolation une prophétie que le général Nino Bixio nous a faite, lors de notre dernier voyage à Florence : « Je suis allé en Allemagne, nous disait-il, étudier l’armée prussienne, et j’ai étudié l’armée française. Si la guerre éclate, vous serez vaincus, malgré la bravoure de vos soldats, tenez-le pour certain, et dites-le à vos compatriotes. » Heureusement, nous avons la République, et nous allons créer une armée nouvelle !


6 septembre.


Ce matin, j’ai reçu une très-belle lettre de Mme Sand, ardente de patriotisme. Ma fille m’a écrit aussi ; sa lettre est à la fois sensée et enthousiaste. Jusqu’ici, comme elle a toujours vécu avec moi, je craignais qu’elle ne fût un écho et un reflet. Sa lettre que je relis, datée de Saint-Pair, par Granville, me permet de constater que ma fille est bien elle-même, tout en me ressemblant.

À ceux qui viennent me répéter : « Paris ne se défendra pas ! » je réponds : « Il se défendra. » Si l’on me dit : « Nous n’avons pas d’armes ; » je dis à mon tour : « Frappons du pied le sol de la France, et il en sortira des légions ! » Mon patriotisme est emporté. Je m’indigne trop aisément. Je me reconnais bien pour une descendante des Gaulois. La bataille m’attire. J’ai des tendresses pour ces hommes qui ne craignaient que la chute du ciel.

On prétendait que l’empire, dans des luttes indignes d’un grand peuple, dans des agitations fausses, dans des jouissances énervantes, avait usé les ressorts de nos âmes. Rien n’y peut ! Les forts sont forts ! Ils se retrouvent dans les grandes luttes après s’être égarés dans les petites ! Comme les héros de leur vieille mythologie, pareils aux compagnons d’Odin le Preux, dans le Walhalla, les Français combattront sans fin, sans relâche, sans repos, l’ennemi de leur race et de leur sol.

Les gardes mobiles venus de province emplissent les rues ; ils portent la blouse et le képi ; ils sont gais ; on les accueille, on les choie partout. Les chers enfants ! Ils feront avec nous leur apprentissage d’héroïsme ; ils seront courageux si nous le sommes. Beaucoup de ces petits paysans arrivent chargés de choux, de pommes de terre, de lapins, surtout des lapins ! Singulier bagage que ces lapins ! Je ne sais pourquoi tous ces prédestinés à la gibelotte me rappellent un mot plaisant. « Vous verrez, me disait un de nos amis, que ces Prussiens feront croire à l’Europe qu’ils ont improvisé leur armement, qu’ils ne voulaient pas la guerre, que c’est le lapin qui a commencé ! »

Cent vingt mille hommes ont été faits prisonniers à Sedan ! Des régiments français, sans armes, couverts de boue, mourants de faim, humiliés, vaincus, livrés, ont défilé devant les Prussiens, devant nos vainqueurs, et ceux-ci, durant la marche funèbre des vaincus, ont ironiquement joué la Marseillaise !… Je pleure de rage !… Ô sainte vengeance !…


7 septembre.


Quel désastre, quelle déroute que cette déroute de Sedan ! Jamais, dans l’histoire, on n’a vu rien de pareil !… Il fallait ce misérable pour donner à nos malheurs ces proportions inouïes. Quelle expiation pour la France ! Que disent les plébiscitaires ? Que pensent-ils de leur responsabilité ? Osent-ils s’indigner encore contre les irréconciliables ? Paris, au récit de la capitulation de Sedan, jure d’effacer de nos fronts, par la grandeur de son courage, la tache des lâchetés impériales.


8 septembre.


J’avais écrit à Jules Favre une lettre en réponse à la sienne. Je l’ai lue à M. Peyrat, qui me l’a prise pour la publier dans l’Avenir national, où elle paraît aujourd’hui. Nous ne nous étions pas vus, notre ami M. Peyrat et moi, depuis le 4 septembre. Nous avons parlé de notre République, de la bien-aimée, dont tous deux nous nous entretenions si souvent. Hélas ! notre Belle au bois dormant a dormi pendant vingt ans ! Quel cauchemar que son réveil !

Déjà on accuse le gouvernement de la République autour de moi. Déjà ! c’est bien tôt ! La besogne est dure ; si les hommes qui l’entreprennent sont insuffisants, ne commençons point par les décourager. Nous sommes leurs amis d’hier ! Parce qu’ils sont au pouvoir, allons-nous les abandonner ? Nous nous éloignons d’eux, quand nous devrions les seconder, les conseiller, les soutenir !

Quoi qu’on dise, je déclare que les membres du gouvernement provisoire demeurent accessibles à leurs anciens amis. Garnier-Pagès, Eugène Pelletan, Emmanuel Arago, Rochefort, Jules Simon, sont-ils des hommes qui vont se tenir perchés et isolés au faîte du pouvoir ? Non. Il faut qu’on les voie, qu’on les aide.

Le siège est imminent. Je songe avec désespoir que ma fille est absente depuis quinze jours, que je ne la reverrai pas, que je ne la reverrai peut-être plus. J’ai une idée folle : celle d’aller à Granville embrasser Alice une dernière fois, et de revenir à Paris. On me dit que c’est impossible, qu’on ne peut plus partir, tant les gares sont encombrées de gens épouvantés qui se pressent, qui s’étouffent, qui s’écrasent pour fuir le péril. On m’assure que, même en revenant après-demain, je puis trouver les lignes de chemin de fer coupées par les Prussiens. Après avoir signé ma lettre à Jules Favre, il faut que j’assiste au premier danger ; j’aurais l’air d’avoir glacé mon enthousiasme en chauffant celui des autres. Si je ne rentrais pas, on se demanderait pourquoi je suis sortie…

Je souffre trop ! Ma tête se perd. Je vais partir. Je passerai à travers tout… Je veux embrasser ma fille une dernière fois !


10 septembre.


Quel voyage ! Vingt-quatre heures de chemin de fer pour embrasser Alice et pour la voir une heure !… J’aime follement ma fille ; mais comme elle le mérite bien ! Qu’elle est tendre et forte à la fois ! Sa petite personne physique, si délicate et si résolue, est bien la forme de sa personne morale.

Je suis contente d’elle et, par conséquent, de moi. Je l’ai élevée en respectant ses idées, ses goûts, son originalité, son caractère ; elle était nonchalante, inattentive, j’ai compris ses lassitudes ; j’ai patiemment attendu l’heure, le moment, l’occasion où je n’aurais pas besoin de pédantisme pour combattre un de ses défauts, pour rectifier un de ses jugements. Je ne lui ai pas montré, tout d’abord, les difficultés à vaincre ; j’ai, par des sentiers faciles, conduit ma fille sur ce que je crois être les hauteurs du vrai ; elle y chemine toute seule aujourd’hui, avec goût. Que de maîtres découragent leurs élèves, en disant : « Voici la route, mais vous ne pourrez pas y marcher ! »

On m’avait répété sous toutes les formes que mon voyage était impossible. J’avais prié Adam de ne pas m’accompagner à la gare Montparnasse. Je voulais m’y rendre dès cinq heures du soir, pour partir à neuf. Quand j’arrivai à cette gare et que je vis des centaines de gens abandonner leurs bagages qu’ils ne pouvaient emporter, que j’entendis les plaintes, les gémissements, les récriminations de plus de trois mille personnes ; quand les employés me dirent qu’on laissait à chaque train les deux tiers des voyageurs, j’eus un moment d’hésitation, et je fus sur le point de retourner au boulevard Poissonnière.

La réflexion me donne du courage. Je pénètre au milieu d’une foule énorme qui fait queue depuis deux heures de l’après-midi. Je reçois des horions ; je me faufile à travers les gens ; on m’injurie ; j’outre-passe mon droit tant que cela m’est possible. Je veux partir, je le veux ! Je commets cent fraudes ; je me glisse au milieu d’hommes et de femmes qui résistent et se fâchent ; je fais queue pendant quatre heures, et j’avance de vingt places ! Je subis toutes les bousculades, je courbe la tête sous tous les reproches, j’adoucis humblement toutes les colères. Je raconte mon histoire à tout le monde : « Monsieur, madame, je vous en supplie, je vais embrasser ma fille à Granville et je reviens, laissez-moi passer ! »

À côté de la queue formée par nous, au milieu de laquelle je suis serrée comme dans un étau, il y en a une autre. Lorsqu’on ouvre la petite porte de la balustrade en spirale qui conduit au guichet, plus de mille personnes nous repoussent ; la seconde queue nous écrase contre la balustrade. Nous luttons, nous perdons nos places, les hommes frappent, les femmes crient ; c’est une bagarre affreuse. J’étouffe ! Je me sens pressée et broyée contre la balustrade que je n’ai point lâchée.

Je jette un cri de douleur, je perds un instant connaissance. Un ouvrier et un bourgeois, qui me protègent depuis plusieurs heures, s’arc-boutent en tenant la barrière et parviennent ainsi à me dégager un peu. Je respire ! Ils appellent à mon secours des gardes nationaux. Ceux-ci, outrés des injustices qui viennent de se commettre, forment un carré, et, baïonnettes en avant, font reculer les nouveaux venus. Autre bagarre ! Des coups de poing donnés et rendus, des menaces ! Je vois tout, j’entends tout à travers un nuage. Au moment où les gardes nationaux sont refoulés jusque sur nous, j’entends mon nom jeté avec désespoir au milieu de ce bruit : « Juliette ! » J’aperçois la figure effrayée d’Adam…

Après son dîner, inquiet de moi, il est venu à la gare. Il me crie qu’il me défend de partir. Mais je suis auprès du fameux guichet tant convoité : j’ai deux billets ! Il est dix heures. Je ne consens pas à perdre le fruit de tant de peines. Je cherche ma femme de chambre, ma bonne Julie, à laquelle il est arrivé cent aventures ; j’échappe à mon seigneur et maître, et j’entre dans la salle d’attente. Autres difficultés, autre tumulte, assaut des wagons. Je me démène, j’ai des ruses de sauvage ! Deux mille personnes au moins demeurent sans place dans la gare. Nous partons !

On cause beaucoup en wagon depuis la guerre. Les hommes, il y en a cinq, racontent tous la même chose : ils vont ici ou là, faire ceci ou cela, mais ils reviennent tous à Paris le lendemain !… La seule femme qu’il y eût avec nous, une très-belle personne, affirme que Paris ne pourra tenir quinze jours devant les Prussiens, et que même, durant ces deux petites semaines, il s’y commettra des horreurs !… Elle se dit franchement orléaniste, elle a une sincérité dont elle est fière, elle répète cent fois qu’il faut avoir le courage de ses opinions.

À la fin, ennuyée de ce bavardage :

— Madame, dis-je, si vous avez le courage de vos opinions, permettez que j’aie le courage des miennes. Je vous prédis que Paris tiendra au moins deux, peut-être trois mois, et qu’il ne s’y commettra point d’horreurs. Je me crois autorisée à vous faire cette prédiction, parce que je suis républicaine !

Jusque-là, je n’avais pas prononcé un mot. On s’était trompé, on s’était charmé, on s’était compris et approuvé sans moi. Ma brusque sortie cause un embarras général.

Après trois heures de retard, nous arrivons à Granville ; il pleuvait à verse, et je m’aperçus que j’avais conservé mes souliers de chambre, dont les semelles étaient des plus minces. Je barbotais dans une boue épaisse qui couvrait mes pantoufles.

Je louai un omnibus tout entier, à moi seule pour Saint-Pair. Sachant que je ne pouvais guère disposer que de trois quarts d’heure pour voir Alice, je fis marché avec cet omnibus qui me prenait à la gare de Granville et s’engageait à m’y ramener deux heures plus tard.

Mon cœur battait bien fort. Alice m’avait écrit qu’elle sortait par tous les temps avec mon père, et qu’elle faisait de longues promenades sur les falaises. J’étais dans la plus douloureuse inquiétude, et je me désolais à l’idée que ma fille pouvait être absente au moment de mon arrivée à Saint-Pair. Quel désespoir pour moi si j’étais forcée de repartir sans l’avoir vue ! Adam m’avait fait jurer que je reprendrais, le jour même de mon arrivée à Granville, un train de retour sur Paris. Le trajet de Granville à Saint-Pair, qui est long, me parut incommensurable…

Ma fille était à sa fenêtre ! Je poussai un cri de joie. La chère petite avait rêvé, dans la nuit, que je viendrais la surprendre avant la fermeture des portes de Paris… Nous nous embrassâmes une demi-heure durant. Nous pleurions tous, mon père, ma mère et moi ; nous séchions nos larmes en parlant de la France ; nous repleurions, nous nous réembrassions. Mes trois quarts d’heure se passèrent ainsi. Notre enthousiasme patriotique était si grand qu’il domina nos faiblesses et adoucit nos déchirements intimes. Ce fut mon Alice qui, la première, parla de ma réponse à Jules Favre, et me dit qu’elle approuvait sa mère d’avoir écrit cette lettre :

— Sois patriote, sois républicaine, sois Française, me dit-elle ; il faut que tu sois tout cela pour deux, puisque tu m’éloignes du danger.

Je craignais qu’elle ne me demandât de revenir à Paris ; je l’arrêtai :

— Toutes les mères ont fait comme moi, lui répondis-je, toutes celles qui ont pu.

— Ne crains rien, dit-elle en m’interrompant avec vivacité, je ne t’occuperai pas de ma personne dans un moment pareil ; fais ton devoir et oublie-moi.

Sur ces paroles, difficiles à prononcer et difficiles à entendre, nous recommençâmes tous quatre à pleurer… C’était affreux de se quitter après une si courte entrevue !

Je me séparai de ma mère. Alice et mon père vinrent me conduire jusqu’à Granville. Le cocher de notre omnibus me recommanda son frère, un mobile, dont il me donna l’adresse. Les employés du chemin de fer nous dirent que l’administration ne répondait plus que d’un train, de celui que j’allais prendre, pour la rentrée à Paris. Ils me souhaitèrent bon voyage, en m’avouant qu’ils n’avaient délivré que quatre billets pour Paris, dont deux à moi.

Ma fille et mon père entrèrent dans mon wagon pour m’embrasser une dernière fois, et je repartis avec Julie.

À Écouché, on craint que la voie ne soit coupée. Je vais supplier le mécanicien de nous prendre, ma femme de chambre et moi, sur sa machine, s’il est forcé d’abandonner le train pour se lancer à la découverte ; il est Parisien, il me le promet.

Le conducteur me raconte que nous sommes cinq voyageurs pour Paris, dont un chien ; que nous saurons à Fromenthal si réellement le train peut continuer ; et qu’enfin, si nous ne pouvons rentrer par la gare Montparnasse, nous rentrerons par la gare Saint-Lazare. Le conducteur et le mécanicien sont résolus, comme nous, à passer à travers tout.

À Fromenthal, on nous dit que la voie est libre encore, mais on nous fait attendre une heure. Nous sommes lancés, par exemple, à toute vapeur, et nous arrivons à Paris brillamment secoués. Julie, moi, deux voyageurs et le chien, nous descendons. Les employés nous saluent d’un regard approbateur. Plusieurs d’entre eux disent tout haut : « À la bonne heure, voilà des femmes qui rentrent ! »

Adam m’attendait depuis longtemps ; il avait lu dans les journaux, le matin, que la ligne de Granville était coupée, et il était dans des transes mortelles. Moi, j’étais broyée.


11 septembre.


J’ai eu la visite du jeune lieutenant Plauchut, du 113e, qui vient de faire sa retraite avec le corps de Vinoy.

Pauvre petit Plauchut, comme il est amaigri ! comme il a souffert ! Quinze lieues le premier jour, douze le second, dix le troisième, dans la boue, sous la pluie. Ses hommes, les souliers en lambeaux, les pieds meurtris, mangeant des pommes de terre crues, des carottes, fuyaient les Prussiens qu’on apercevait chaque fois que les routes s’allongeaient en droite ligne ! Les mitrailleuses seules ont sauvé le corps de Vinoy. Toujours placées à l’arrière-garde, elles protégeaient la marche.

À la Fère, les habitants les plus pauvres hébergent nos soldats, leur donnent du vin, des souliers ; les femmes, de braves Picardes, distribuent des sacs pleins de provisions. Elles oublient leurs préférences pour les artilleurs de la Fère. Est-ce que tous ces malheureux enfants, tous ces lignards, tous ces échappés de Sedan que le corps de Vinoy a ramassés en chemin ; est-ce que tous les soldats ne sont pas au même titre, en ce moment, les défenseurs de la France ? La petite ville de la Fère, comme toutes les villes fortifiées, a l’esprit militaire. Les habitants aiment les murailles qui les enferment, comme les habitants des villes ouvertes aiment les clôtures de leurs jardins. Ces remparts, on promet aux lignards de les défendre, on jure d’arrêter l’ennemi qui s’approche, le plus longtemps qu’on pourra. « Vive la France ! défendez bien Paris ! » s’écrient les hommes, les femmes, les enfants de la Fère quand le corps de Vinoy quitte la ville.

À Tergnier, le lieutenant Plauchut, qui au départ de Paris a mis une grande heure pour embarquer sa compagnie, la voit disparaître, se caser dans les wagons en cinq minutes ! Les malheureux ne rapportent rien de ce qu’ils ont emporté. Lui-même, le lieutenant Plauchut, ne sait pas ce que sont devenus ses bagages.

Le corps de Vinoy, arrivé à Mézières le soir même de son départ de Paris, reçoit tout à coup l’ordre de repartir. Il faut se hâter : nous sommes vaincus ! Les officiers perdent, égarent leurs bagages, leurs vêtements, leur argent. Le jeune lieutenant regrette surtout un pantalon à pieds que son oncle lui avait donné et qui faisait envie à tous les officiers, du 113e. « Pendant cette affreuse retraite, me disait-il, nos hommes, qui ne pouvaient plus se tenir debout, couraient cent mètres pour tuer un lièvre. Tous mes camarades, l’un après l’autre, se détachaient de leurs compagnies pour venir me faire une scie sur mon pantalon à pieds. Rien ne vaut la gaieté, ajoutait le brave petit lieutenant, pour guérir les ampoules aux pieds. »

On dit à Paris que Laon s’est fait sauter, que les gardiens de la poudrière ont attiré les Prussiens, sous la promesse d’une convention, et qu’ils se sont ensevelis avec eux. Laon est le chef-lieu de mon département. En 1815, la petite ville s’est défendue à outrance, et elle est restée pure de l’occupation étrangère.

Le commandant des mobiles, à Laon, m’inspirait des inquiétudes. C’est le petit-fils d’un homme que j’ai appris à détester en naissant. Son nom revenait sans cesse au milieu des récits de ma grand’mère, qui m’a élevée, et qui m’a nourrie dans la haine des Prussiens et des émigrés.

En 1815, à la nouvelle de l’arrivée des alliés à Chauny, ma grand’mère, dans la troisième semaine d’une fièvre typhoïde, fut jetée par mon grand-père, avec les couvertures de son lit, sur un mulet qui passait devant notre maison, sur l’un de ces mulets qui, tous les jours, en longue file, viennent des bois apporter des fagots dans la ville. Elle souffrait mille morts ; mon grand-père la suivait. Le mulet, tout à coup, sur la route de Genlis, se mit à galoper pour reprendre la place qu’il avait perdue dans la file. Mon grand-père courait et criait. Un homme à cheval venant de Genlis, marchant au petit trop, ganté de blanc, chaussé de bottes luisantes, arrivait en sens inverse de ma grand’mère qui gémissait et râlait. Mon grand-père cria de loin à cet homme d’arrêter le mulet.

— Monsieur, je vous en conjure, mettez votre cheval au galop, sauvez cette femme qui meurt, dit mon grand-père en passant près de lui.

— Bonhomme, répondit le cavalier, ne me dérangez pas, je vais au-devant de mes bons amis les Prussiens !

Le petit-fils de cet homme a-t-il défendu, défendra-t-il à outrance notre chère ville de Laon ?

On affirme que l’ennemi est au Havre, à Trouville ! J’écris à ma fille de quitter Saint-Pair et d’aller à Jersey si ce bruit se confirme, si les Prussiens, comme on le dit, font des incursions à quinze et vingt lieues des villes qu’ils occupent. Tous les points de la grasse et riche Normandie doivent les tenter, et je n’ai plus de sécurité tant que ma fille restera en France.

Au pied de la statue de Strasbourg, les Parisiens écrivent leurs noms sur un grand registre et déposent leurs offrandes. Tous les Alsaciens qui habitent Paris sont là. Toutes les mères qui ont leur fils ou leur fille enfermés dans l’héroïque ville pleurent et racontent sur le siége de Strasbourg des faits sublimes. Les Strasbourgeois et les Strasbourgeoises nous seront un exemple.

Un de nos amis, de la commission du dépouillement des papiers impériaux, dîne avec nous. Je l’interroge, et il me répond qu’il trouve fort peu d’intérêt à cette besogne. On déménageait et l’on brûlait aux Tuileries des papiers depuis trois semaines, me dit-il. Ce qui reste est insignifiant. Il nous donne quelques détails sur la physionomie intérieure des appartements de l’impératrice. Beaucoup de pots-au-rose, de flacons, de bouteilles à odeur, beaucoup de boîtes à poudre de riz. Guerlain régnait là. Au pied du lit d’Eugénie Ire, un autre lit tout entouré de mousselines épaisses : pour qui ? Avait-elle peur de coucher seule dans sa chambre, ou la surveillait-on ? Dans les tiroirs, dans les albums, dans la bibliothèque, un mélange fantasmagorique : le corps de ballet, fort peu vêtu, des images de sainteté, des livres de sacristie, à côté d’autres livres que n’eût pas osé signer la reine Marguerite de Navarre. Un musée de chapeaux, deux cents peut-être ! La gare des robes, avec chemin de fer descendant par le plafond dans un cabinet de toilette. Un mannequin fait à la taille exacte de la régente, et qui essayait ses toilettes. Au-dessus des appartements de l’impératrice, les ateliers de couture.

M. Hauréau, maintenant directeur de l’Imprimerie nationale, vient nous voir et nous dit qu’il a causé ce matin avec M. Thiers. L’auteur des fortifications de Paris croit à la défense et s’emploie fort activement à parfaire son œuvre.



12 septembre.


Je vais, je trotte pour compléter mes provisions ; il faut tant de choses ! Tout peut manquer à un moment donné, jusqu’au sel, jusqu’au poivre, jusqu’à la moutarde. Je déploie dans mes recherches tout mon génie domestique. Je ne rêve que mouton d’Australie, Liebig, jambon, légumes Chollet, épicerie, comestibles ! Mes poches, ma robe, mes bras, mes mains, sont toujours encombrés quand je rentre. Si je découvre une conserve nouvelle, je rêve à l’étonnement qu’elle causera dans trois mois aux amis que j’inviterai à la manger ! Verrai-je des héros surgir dans mon entourage : au lieu de leur tresser des couronnes, d’orner leur maison de guirlandes, je leur offrirai une bouteille de jeunes carottes confites, un sac de choux frisés ; il faudra que mon héros ait accompli les plus grands exploits pour que je lui fasse présent d’un fromage tête-de-mort de Hollande !

Dans mes courses, aujourd’hui, j’ai rencontré M. Guéroult, avec lequel j’étais brouillée depuis le plébiscite ; il m’a réjoui l’âme ! Il est devenu tellement républicain que la reine d’Angleterre elle-même lui paraît le type du gouvernement personnel.

— Si j’étais une méchante irréconciliable, lui dis-je, comme je vous rendrais responsable des malheurs qui tombent sur la France ! Convenez que ces malheurs, cette invasion, je vous les avais prédits.

— La haine vous éclairait, me répondit M. Guéroult avec douleur. Croyez-moi, je souffre plus que vous de nos désastres, je me les reproche.

Pauvre M. Guéroult ! je lui pardonne, il est malade, et je crains qu’il ne supporte difficilement les émotions du siége de Paris. Il avait à la main un paquet, il le portait fièrement : c’étaient des boîtes de sardines. Le fanatisme de la provision nous possède tous !



13 septembre.


Aujourd’hui, sous mes fenêtres, revue de la garde nationale par le général Trochu. Dès neuf heures, j’entends les tambours battre, les clairons sonner. Il n’existe plus pour moi, en fait de musique, que la musique militaire ; elle seule m’émeut. Les gardes nationaux se massent en lignes serrées, ne laissant libre, au milieu du macadam, qu’un passage de quatre ou cinq mètres. Ceux qui ne sont pas encore habillés se placent derrière les habillés pour faire nombre. Adam a refusé tout grade, et il est simple garde ; il est présent ce matin dans les rangs de sa compagnie.

Le général Trochu passe à cheval ; il est accueilli par des bravos frénétiques ; il soulève son képi ; je ne sais pas si c’est parce que j’habite au quatrième étage, mais M. Trochu, que je ne connais pas, me fait l’effet d’avoir une tête de linotte. Je ressemble peut-être à M. Perrichon, qui trouvait l’homme petit du haut de la mer de glace.

Les cris d’enthousiasme de la garde nationale : « Vive Trochu ! vive la République ! » bien nourris, partent du cœur. On fête aussi le général Tamisier. Je crains que M. Tamisier, un phalanstérien doublé d’un poëte de la douce nature, ne manque de la fureur guerrière. M. Trochu peut jouer un rôle immense, il peut être notre Washington. Les événements sont faits, en ce moment, pour grandir les hommes. Pourvu que les hommes ne rapetissent pas les événements ! J’espère, espérons !

Un ami arrive chez moi, après la revue, et me dit que la mobile a été aussi très-enthousiaste, qu’elle a fort belle tournure et déjà comme un air martial. Cette fête civique s’achève sous mes yeux. Les gardes nationaux dans un sens du boulevard, les mobiles dans un autre, défilent en même temps, se saluent aux cris de : « Vive la mobile ! Vive la garde nationale ! Vive la République ! » Ils chantent la Marseillaise, le Chant du départ, sans forfanterie avec l’accent d’hommes résolus à faire leur devoir.

Je ne peux pas demeurer plus longtemps inactive.

Je suis fille de médecin, petite-fille de chirurgien ; on m’a appris l’anatomie, je sais panser un blessé. J’ai le besoin impérieux d’utiliser mes forces. J’envoie chercher notre ami le docteur Clavel, et je le charge de me trouver une besogne difficile. J’ai tant fait de charpie, de bandes, de compresses, que mes doigts sont pleins d’ampoules et que je ne puis continuer. Nos pauvres soldats ! pendant que nous préparons tout ce qu’il faut pour les soulager, pour les guérir, l’ennemi prépare ses plus habiles moyens pour les blesser, pour les détruire.

La guerre est une chose hideuse, stupide.

J’ai vu ce soir M. Duclerc, ministre des finances en 1848. Il venait avec M. de Reims, un Parisien dans toute la diversité de l’expression, très-paradoxal et très-sensé.

Nous causons de la fin de l’empire. M. de Reims nous cite des faits, il nous donne des détails de bassesse, d’ignominie, de lâcheté qui nous soulèvent le cœur. M. de Reims a toujours été le plus vaillant des antibonapartistes. Nous aimions à l’entendre dire, médire et maudire. Hélas ! il a eu trop raison.

M. de Reims, lié avec M. Thiers, l’a vu ce matin avant son départ. M. Thiers lui a dit qu’il allait avoir toutes les peines du monde à déjouer en Europe une intrigue qui tend à nous donner pour souverain le jeune Napoléon IV.

M. Duclerc nous raconte qu’il a conduit chez le général Trochu l’ingénieur américain qui, durant la guerre sudiste, a fortifié Richmond. Il faudrait quinze jours et cent mille hommes pour faire à Paris ce qui a été fait à Richmond. M. Trochu parle, hésite. M. Duclerc craint que le général ne soit un irrésolu ; il ne lui voit pas cette ardeur, cette foi qui remuent les montagnes. « Paris est tellement plein de ressources, qu’on peut tout en obtenir, si l’on sait tout en exiger, » nous répète M. Duclerc.

Il nous parle aussi de torpilles qu’on sèmerait autour des forts.

Ah ! puissent les engins les plus terribles exterminer les ennemis de la France ! Notre haine croît chaque jour.

Je reçois de mon Alice une lettre d’un enthousiasme admirable ; son exaltation patriotique est, loin de Paris, au diapason de la mienne. Chère enfant ! si nous nous retrouvons en des temps plus tranquilles, comme nous serons heureuses de nous être si bien comprises ! Nos douleurs particulières, notre séparation, ne sont rien pour nous. La France est vaincue, envahie : voilà notre mal !

Nous hébergeons depuis huit jours trois mobiles auvergnats, déjà un peu dégourdis, quoiqu’ils nous soient arrivés bien lourdauds. Leur esprit s’ouvre, leur cœur s’émeut, et ils commencent à comprendre ce que c’est que le dévouement à la patrie. Ce matin, en distribuant des rations, un de leurs capitaines a dit : « Les Parisiens comptent sur les Auvergnats ! » Voilà mes braves Arvernes prêts à faire des sorties, à courir sus aux Germains. L’entreprise est aussi grande à Paris qu’à Gergovia ; mais où est le Vercingétorix qui luttera contre le César d’outre-Rhin ?

Je vois partout des soldats ; viennent les chefs ! Nous avons soif d’action, nous avons la fièvre du combat !



14 septembre.


Le fléau marche ; l’ennemi s’approche de la capitale ; l’invasion prussienne inonde, sans rencontrer un obstacle, notre vieille Champagne, dont les plaines ont vu tant de combats héroïques. Le courage de la population parisienne s’affermit heure par heure. Des nuées d’ouvriers, à nos portes, creusent des fossés, élèvent des remparts. Sur les boulevards, j’entends tout le jour et toute la nuit passer des obus, des boulets qui tressautent, se choquent et résonnent avec un bruit sinistre dans les charrettes du train. On essaye de brûler tous les bois autour de Paris. Les Prussiens qui, en 1814 et 1815, s’écartaient des bois avec terreur, et craignaient d’y poursuivre les paysans qui s’y réfugiaient avec leurs bestiaux, les pratiquent en 1870, s’y cachent, se glissent comme des bêtes fauves de forêt en forêt, s’abritent, marchent sans danger, avancent en louvoyant, évitent le péril avec des ruses de sauvages, combattent sans audace et triomphent sans grandeur.

Hier nous sommes allés, Adam et moi, sur la butte Montmartre, à onze heures du soir, pour regarder les incendies. Nous avons vu le ballon Nadar au pied de la butte. On a failli nous prendre pour des espions. Paris a la folie du soupçon, après avoir eu la folie de la confiance. Un ouvrier, que nous avons rencontré par hasard dans les rues, à cette heure bien tardive pour les habitants de Montmartre, nous a conduits dans un endroit d’où nous apercevions des foyers d’incendie dans les bois d’Écouen et dans l’île Saint-Denis. Une flamme vive, serpentine, allongée, vague, tenait la plaine et l’horizon comme un éclair fixé. De gros météores rouges, deux par deux, immobiles, sinistres, semblaient prêts à se mettre en mouvement, à se grossir, à s’alimenter de destruction, à tout dévorer, à tout engloutir dans leurs gueules de feu.

Nous regardions Paris, les boulevards, les Champs-Élysées, avec leur perpétuel air de fête. Montmartre était sombre, triste, sans lumière. Notre guide m’a raconté que depuis deux mois il avait dévoré ses économies, que tout au plus il irait, par crédit, un mois encore, mais que, dût-il mourir trente fois de faim et de misère, jamais il ne demanderait qu’on rendît Paris aux Prussiens.

— Nous sommes trop bas, ajouta-t-il, nous n’avons plus l’air de Français ; on va voir ce que c’est que de nous, dans l’Europe ! Et moi, qui faisais le bijou pour l’exportation, je fabriquerai des boulets, des cartouches, le diable et son train, pour les exporter de Montmartre au milieu des lignes prussiennes ! Venez un peu lorgner les canons marins que nous avons pour ça !

Nous allâmes voir les canons qui étaient gardés par des hommes de Montmartre, en vareuse de laine brune, le fusil au bras.

— Vous pouvez regarder, nous dit gaiement l’un des gardiens de ces canons : si vous êtes de vrais Français, ça vous fera plaisir ; si vous êtes autre chose, ça vous fera peur.



15 et 16 septembre.


J’avais reçu hier une lettre de Mme Henri Didier qui me donnait rendez-vous pour aujourd’hui, à une réunion du comité des ambulances du IXe arrondissement. Je suis allée à cette réunion, j’y ai fait mes offres de service, et, soutenue par Mme Henri Didier, par Mme Charles Thomas, par l’influente Mme Goudchaux, dont la générosité, la grandeur d’âme sont devenues proverbiales, j’ai été acceptée pour organiser l’ambulance du Conservatoire de musique. Je crois que je puis être fort utile, et j’ai enfin la joie de voir mon activité employée.

Demain, à neuf heures, j’entre en fonctions, je mets en œuvre tout ce que je possède de bon vouloir pour installer, dans les salles d’étude du Conservatoire, cinquante lits de blessés.



20 septembre, soir.


Que s’est-il passé depuis quatre jours ? je n’en sais rien. Je n’ai rien vu, rien entendu. Je souffre si cruellement de notre situation présente que je m’enivre d’activité. Pauvre France ! pauvre Paris ! Je n’ai pas de nouvelles de ma fille : est-elle à Saint-Pair ? est-elle à Jersey ?

Hier, toute l’après-midi, au Conservatoire, dans la salle des concours, où j’ai installé un atelier de lingerie, où l’on fait de la charpie, des bandes, des compresses unies et fenestrées, où l’on prépare des appareils Scultet, des pinceaux, des mèches, etc., les murs ont entendu les imprécations tragiques de vingt Parisiennes appartenant à des classes différentes : ouvrières, bourgeoises, artistes, commerçantes. Nous maudissions les Prussiens et les lâches. Nous étions sous le coup du honteux combat de Châtillon. La plupart de nos soldats avaient fui ; un grand nombre de mobiles, blessés dans le dos, accusaient leurs chefs de s’être cachés ; les zouaves, pris de terreurs inexplicables, se croyant poursuivis, étaient rentrés dans Paris, semant partout l’inquiétude, mais ne parvenant pas à propager leur épouvante.

Le mot imprécation peut seul rendre la violence de nos paroles. Je compris, pour la première fois, les emportements, les passions, les énormités de 92. J’aurais vu, sans broncher, fusiller les déserteurs. Nos gardes nationaux les arrêtaient partout, les malmenaient, les enfermaient dans les postes, après leur avoir fait honte, après les avoir appelés : « Traîtres à la patrie ! » C’était la même forme d’injure qu’en 92, et, comme alors, la foule y applaudissait.

Ce même jour, le 19, on avait arrêté le général Ambert, un fou, commandant je ne sais quel secteur, et qui, dans un discours à ses troupes, avait renié le gouvernement de la défense nationale.

En rentrant hier au soir, j’ai appris que notre Châtillon nous appartenait encore ; le moindre pouce de terrain nous tient au cœur ! L’aile gauche de Ducrot, seule, s’était débandée, parce que les zouaves étaient ivres. On dit que la mobile s’est battue assez solidement pour une première fois ; nous nous rassérénons un peu : nous avons tant besoin d’espérance !

La privation de nouvelles, ce silence du dehors nous attriste et nous cauchemarde. Paris si curieux ne sait plus rien, Paris si remuant est enfermé dans ses murs, Paris si hospitalier ne reçoit plus personne ! Il faut que la passion de vaincre remplace tous nos désirs ; il faut que toutes nos habitudes se transforment, que tous nos petits défauts se corrigent, que toutes nos qualités s’agrandissent et se développent. Le salut est à ce prix !

M. Peyrat est venu me voir à l’ambulance du Conservatoire. L’un de ses fils, mobile de la Seine, un franc Parisien, gouailleur, spirituel, sceptique, s’est bien comporté et bien battu. Le père est content, les amis applaudissent. L’autre fils de M. Peyrat, Georges, est enfermé à Strasbourg ; on le croit vivant. Son bataillon (chasseurs de Vincennes) était à Reischoffen ; il a été ramené dans l’héroïque ville. Le brave Georges défend Strasbourg ; il a été en Afrique, c’est un soldat.

Je suis allée ce soir chercher du linge au palais de l’Industrie pour l’ambulance du Conservatoire. En passant auprès de la statue de Strasbourg, je l’ai vue illuminée, couverte de fleurs fraîches, blanche, solennelle, se détachant sur un ciel sombre.

M. Pelletan a dîné chez nous. Il est courageux, passionné ; il veut manger du Prussien : ce n’est ni Adam ni moi qui le rationnerons.

Il nous dit que le général Trochu lui inspire la plus grande confiance. Il a une haute idée du général Ducrot. Moi, j’en veux à ce dernier d’avoir laissé battre son aile gauche à Châtillon ! M. Pelletan a trouvé dans les papiers de l’empereur une lettre du général Ducrot au général Trochu, datée de 1866, — la copie, — Trochu ayant reçu l’original. Honnête petite preuve de l’existence du cabinet noir ! Dans cette lettre, le général Ducrot disait au général Trochu que l’empereur, pour agir comme il agissait vis-à-vis des Prussiens, devait être en démence. Le dépouillement des papiers impériaux est fait aujourd’hui par Pelletan, par Rochefort, par Laurent-Pichat. Il y a, disent-ils, un ramassis d’ordures : flatteries, platitudes, demandes d’emplois, de secours, de faveurs, de décorations. Ah ! dignité de l’homme !… Il y a là ce que recevait un tel, ce que gagnait tel autre ; il y a aussi les douces lettres de Mlle Marguerite Bellanger à son cher seigneur.

Nous avons longuement causé ce soir, Mlle Hocquigny et moi. Elle est directrice de la lingerie à la Société internationale des secours aux blessés. Tandis que nous causions, j’avais sous les yeux le grand livre des ambulances. Forbach, Metz et Strasbourg y sont inscrits ; combien de départs sans arrivées !… Notre linge pour les ambulances, pour les blessés, se replie en arrière aussi facilement et en aussi bon ordre que tous nos généraux. On n’imagine pas ce que l’Europe et l’Amérique ont donné de linge pour cette guerre. Il faut voir la lingerie du palais de l’Industrie ! Ces grands bâtiments qui servent aux expositions, si éclairés le jour avec leurs vitrages, sont effrayants le soir. Tous ces linges épars ou rangés ont un aspect sinistre ; ils font rêver de plaies sanglantes, d’amputations effroyables. De l’autre côté de la lingerie, il y a des canons ; c’est un contraste plein d’enseignements : à gauche l’entreprise de la casse, à droite celle du raccommodage. Quelle comédie que la comédie humaine ! Qui trompe-t-on ? Je déraisonne, je me ronge le foie, je suis une pauvre Parisienne assiégée, une mère sans nouvelles de sa fille unique. Comme je souffre !… Si encore nous avions le moindre petit succès !


21 septembre.


Les esprits sont très-montés. Jules Favre n’est pas encore revenu de son voyage auprès de M. de Bismark. Il y a eu des attroupements sur la place de Grève, des délégations à l’Hôtel de ville ; on est entré dans la salle des séances du gouvernement, Blanqui a pris la parole. Rien de tout cela n’est dangereux tant que le peuple aura devant les yeux le mirage du triomphe définitif ; mais gare aux insuccès, à l’inaction !

Aujourd’hui, jour de l’anniversaire de la république de 1792, très-belle proclamation de Gambetta.

Je tends la main à tout le monde, je quête, j’écris pour avoir de l’argent : il y a tant de misère, les ambulances ont besoin de tant de choses !

On me raconte qu’un ancien élève de Saint-Cyr, versificateur par goût, républicain, pauvre, vient d’être nommé commandant d’un bataillon de la garde nationale à la Villette. On s’est cotisé pour l’équiper. Le bataillon lui a acheté, moyennant la somme de quinze francs, un paletot avec de l’astrakan ; un marchand de vin a donné le pantalon à bandes rouges ; un industriel enrichi, quelque vil flatteur, a offert des bottes ; le médecin du quartier a prêté son jeune cheval et son vieux képi. Il manque, paraît-il, un revolver au commandant. Je demande qu’on tire sur nous pour le revolver.

Une autre anecdote bien parisienne. Le jeune Godefroy Cavaignac s’est engagé, à dix-sept ans, pour la durée de la guerre ; il est dans un fort, il a pour compagnon de lit un gavroche nommé Bobéchon. Bobéchon est sale, paresseux, couard et chipeur. Bobéchon se fait servir par Godefroy ; il prend les deux tiers du lit ; il fait nettoyer quelquefois, porter souvent son fusil au jeune Cavaignac. Bobéchon rudoie celui qu’il appelle un fils de famille, il déblatère contre le bourgeois. Rien n’est plus adorable, paraît-il, que la bienveillante patience de Godefroy Cavaignac.

Troisième et simple histoire.

Un jeune garçon de quatorze ans a tué un Prussien. C’est un petit maraudeur. Il se faufilait un soir hors des lignes françaises ; il aperçoit un fusil posé contre un arbre, puis une sentinelle ennemie qui accomplissait un devoir nécessaire, comme disent les troupiers de Maurice Sand ; il le tue roide en plein dos, et le traîne jusqu’à nos avant-postes. Les gamins de Paris ont promené ce héros malgré tout, après l’avoir affublé d’un costume d’officier beaucoup trop long, et d’un képi de colonel qui lui tombait sur le nez. Ç’a été un long triomphe de la Bastille à la Madeleine.



22 septembre.


J’avais dit au docteur Labbé, de la commission d’hygiène, que la directrice de la lingerie internationale était prête à partager son linge avec les ambulances municipales. Il avait répété ces paroles à la commission au moment où celle-ci allait prendre une décision capitale contre la Société de secours aux blessés, qu’elle accusait de lésinerie, de malveillance, et dont elle voulait réquisitionner toutes les ressources. La commission aussitôt donna l’ordre qu’on allât, le soir même, prendre, ou plutôt demander soixante mille kilos de linge.

Le comité-homme de l’Internationale fit peser tout ce qu’il trouva de ballots non triés, et, dès six heures du matin, les expédia à l’Hôtel de ville. Le premier ballot qu’un des membres de la commission d’hygiène reçut venait de quelque paysan, et il était plein de pots de confiture cassés, de légumes pourris. Il crut à une mystification et se fâcha. La directrice, le matin, en arrivant, trouva la situation, qu’elle avait un peu créée, très-compromise ; elle écrivit à la commission d’hygiène une lettre dans laquelle elle raconta les histoires des paquets reçus par elle, qui pour la plupart contiennent des comestibles. Elle ajouta que deux cents femmes à l’Internationale, occupées du matin au soir, ne pouvaient guère trier et classer que trois mille kilos de linge par jour ; qu’elle n’en avait jamais soixante mille kilos à la fois ; qu’il était bien regrettable que, pour avoir du linge, on ne se fût pas adressé à la lingerie, etc. Après cette lettre, la commission d’hygiène maintint son blâme.

Prévenue, j’allai à l’Hôtel de ville avec la carte d’Adam ; comme je descendais de voiture, devant la grande porte, je rencontrai le docteur Labbé, qui me fit des reproches. Je lui demandai à voir M. Brisson. M. Brisson était fort occupé ; il s’exalta sur la question que je traitais, mais je le vis, en sérieux administrateur, écouter mes observations. « Sacrifiez les hommes, cher monsieur, lui dis-je ; faites de l’arbitraire, si vous vous y croyez obligé, vis-à-vis de M. de S.-A…, par exemple : c’est un dévot ! Mais ne soyez point inexorable pour une femme qui depuis trois mois trie les ballots que vous savez. » M. Brisson me répondit en riant qu’il épargnerait les femmes. Je revins au palais de l’Industrie, je racontai les propos échangés, et je dis à M. de S.-A… que je lui avais tout mis sur le dos, ce qui ne déplut qu’à lui.

Il y a du bon et du mauvais dans la Société des secours. Au milieu des barbaries de cette guerre, j’aime à calmer ma propre cruauté par la pensée bienfaisante, humaine, qui préside à la convention de Genève.

Mme Paul Albert me disait ce matin, en me parlant de son mari : « Autrefois, je l’aimais pour les facultés de son esprit ; maintenant, je l’aime pour les deux bras qu’il offre à la patrie. Je déclare avec orgueil qu’il est très-adroit, et rien ne manque à ma gloire depuis que je lui ai vu culbuter vingt têtes de Turc. S’il pouvait tuer cent Prussiens ! Les mânes de mon grand-père en tressailliraient… »

Mme Albert est la petite-fille de Merlin (de Thionville). Veille sur nous, défenseur de Mayence !

Notre ami Alphonse Arlès-Dufour est très-irrité ; il revient du fort de la Briche, où il connaît des officiers de marine. Il est impossible d’imaginer les fautes grossières que le corps du génie a commises dans la mise en état de défense du fort de la Briche ! Jusqu’à placer le chemin qui doit apporter les provisions au fort dans le sens où les Prussiens peuvent tirer ; jusqu’à mettre une citerne à découvert ! Il a fallu retourner tout cela : c’était à l’envers ! J’ai apaisé Alphonse Arlès-Dufour, qui se désespérait. Rageons, crions, récriminons, mais n’allons pas douter ! Notre muraille la plus solide, notre bastion le plus imprenable, c’est notre foi.

Faut-il plus de courage pour se défendre et pour combattre vigoureusement, avec la certitude d’être vaincu, que pour obliger son esprit à croire qu’on vaincra ? Quand je suis à part moi, je m’interroge ; quand je suis vis-à-vis des autres, j’affirme. Les hommes trouvent de grandes forces dans la confiance ; les femmes en trouvent dans la vue au delà.



23 septembre.


Nous lisons le récit de Jules Favre sur son entrevue avec Bismark. Je me sens revivre moralement : la sincérité, la franchise, peut-être un peu de naïveté, jaillissent à chaque ligne. Le jour même de cette belle déclaration, nous avons eu un premier succès.

Les Prussiens ont été mitraillés par les canons de deux forts ; nous avons repris Villejuif. Il fallait voir les visages sur le boulevard ! Tout Paris se connaît à présent, s’aime, se parle, s’encourage, rayonne à la moindre lueur d’espoir ; on se sent bien patriote et bien compatriote.

Le commandant de la Villette est venu chercher son revolver. Quelle joie il a montrée ! Une merveilleuse du temps de l’empire n’aurait pas reçu avec plus d’enthousiasme une robe de chez Worth !

Ce soir, les boulevards étaient couverts de groupes nombreux. Quels désirs de combattre, de mourir pour la patrie ! Chaque mot, chaque geste, a pris maintenant une physionomie ; un signe, une parole, veulent dire cent choses comme entre gens qui ont une idée fixe et qui vivent ensemble. Nous voulons, nous Parisiens, être utiles à notre France bien-aimée !

Au-dessus de la place de la Concorde Bérénice brillait ; elle brille aussi pour les Prussiens. Étoile insensible ! que tu ressembles peu à la statue de Strasbourg, lumineuse comme toi, sous sa décoration de lanternes ! Pauvre belle statue ! son front de pierre me semble plein de tristesse.

Au palais de l’Industrie, on me raconte l’histoire vraie du petit bonhomme de l’Internationale qui a tué son Prussien. Il est fils d’un notaire de province, il a douze ans ; il a voulu être de la Société de secours aux blessés, venir à Paris ; craignant que son exaltation ne le rendît fou, ses parents l’ont amené, l’ont confié au docteur Chenu, qui en a fait un de ses aides.

L’autre soir, le moutard s’est caché dans une voiture d’ambulance, sous des matelas ; tandis que les ambulanciers ramassaient les soldats blessés dans un engagement, il a saisi le fusil d’un Prussien mort, et il a tiré sur un Prussien vivant ; puis, avec ce fusil, il est revenu se cacher sous ses matelas. Prussiens et Français ont cherché l’auteur du crime et ne l’ont pas trouvé. En arrivant au palais de l’Industrie, le bonhomme est sorti de sa cachette avec son fusil, qu’il prétend garder. J’ai félicité ce héros. « Je suis calmé, disait-il ; je voulais tuer mon Prussien ! » Barra et Viala peuvent revivre !

L’un des fils de M. Victor Lefranc est gravement blessé à la cuisse. M. Jules Simon m’écrit que son fils aîné est au feu depuis le matin. Nos amis font leur devoir, il le faut !


24 septembre.

Je suis allée avec Mme Lachaud, fille de M. Dupont (de Bussac), chercher aux Tuileries des vivres pour nos ambulances municipales du IXe arrondissement, auxquelles je travaille toute la journée. J’ai traversé la cour de ces Tuileries rendues à la nation. Je suis allée dans le sous-sol, et j’ai pris, pour nos blessés, ma part des provisions impériales. Je verrai nos pauvres moblots, nos soldats manger des confitures marquées à l’N de l’homme de Sedan.

C’est un spectacle amusant que ce pillage légal des caves impériales ; chaque ambulance a sa liste de comestibles au poids ou à la quantité ; on appelle : le Théâtre-Français, Picpus, la loge du Grand-Orient, le Conservatoire de musique, lequel Conservatoire je représente avec paniers, bouteilles, sacs ! Du macaroni au Conservatoire de musique, un saucisson à Picpus, des haricots verts au Théâtre-Français, de l’huile au Grand-Orient, des confitures à tous ! Les employés du château grommellent ; on se heurte, on s’empêtre les uns dans les autres ; on entasse ses parts, on traîne ses paniers, on porte ses sacs sur le dos.

En rentrant chez moi, je trouve M. Hauréau, directeur de l’Imprimerie nationale, qui me montre et me lit le premier fascicule des papiers impériaux. Tout ce que nous disions de ces gens se confirme. La Lanterne de Rochefort est à peine au niveau des réalités. « Les brigands ! » s’écrie le journal le Temps, qui, d’ordinaire, est si modéré.

Mme A. Cochut s’est chargée de faire remettre une lettre à ma fille par l’intermédiaire de Mme de Kératry. Me voilà bien heureuse en pensant que mon Alice aura de mes nouvelles ; doit-elle être inquiète de nous !… et je m’en suis séparée !… Tout se peut donc pour la patrie !


25 septembre.

L’Officiel nous apprend que la journée d’hier a été bonne. Adam est allé ce matin au gouvernement et il en est revenu plein d’espoir. Il y a d’excellentes nouvelles des départements avec lesquels le gouvernement est en communication par des télégraphes souterrains que l’ennemi n’a pas encore découverts. Trois armées se forment : à Tours, à Orléans, à Bourges. Le général Cambriels, dont notre ami le docteur Clavel a raccommodé la tête tant bien que mal, l’amiral Fourrichon, sont prêts à entrer en campagne, paraît-il.

Le canon gronde. Paris a un air de fête ; c’est dimanche. Les papas, les mamans, les moutards, se promènent comme si rien n’était de ce qui est, et cependant on ne peut douter de la résolution, du patriotisme de tous ces hommes, de toutes ces femmes, de tous ces enfants.

On ne peut demeurer chez soi. Je le sens bien, moi si casanière ; il me semble que je suis en prison dans mon appartement ; il faut que je sorte, que j’agisse, que je vive au dehors.

L’ambulance du Conservatoire étant bien organisée, le comité du IXe arrondissement me charge d’en créer d’autres.

L’atelier de lingerie au Conservatoire est une grande ressource pour quelques femmes. Au lieu de demeurer seules chez elles à se ronger le foie, à se dévorer l’âme, elles viennent travailler en commun pour les blessés ; les plus courageuses fortifient les plus faibles ; on cause de la guerre, du siége, du gouvernement, des journaux, on discute, on s’anime ; les imaginations trouvent un aliment. Toutes me remercient pour le bien moral que je leur ai fait en les arrachant à leur isolement. Les maris sont dehors, et, pendant leur absence, les femmes, dans le ménage, pensent aux amis, aux parents, aux enfants éloignés, à tous ceux dont on n’a plus de nouvelles, qu’on ne reverra peut-être jamais… Il faut le travail, la distraction.

À la mairie du IXe arrondissement, ou plutôt la salle Drouot, le comité des ambulances municipales m’a voté des remercîments.

Que de misères ! combien de gens subissent d’affreuses privations ! Un ami m’a envoyé une pauvre femme, qui sait quatre langues, qui n’avait littéralement que sa robe sur le dos : je l’ai habillée ; elle meurt de faim. Je voudrais donner tout ce qu’il y a à donner dans le monde ; je souffre tellement de la misère d’autrui ! J’ai peur d’avoir chaud. Je me rationne pour ne pas tant manger… Je me reproche le plus petit bien-être.

Adam me raconte qu’il a vu Gambetta. Notre ministre de l’intérieur est content de la province. Il dit que M. Thiers est fort actif, que l’amiral Fourichon et l’auteur du Consulat et de l’Empire font merveille dans l’organisation militaire à Tours. L’armée de province, assure Gambetta, pourra, dans quinze jours, inquiéter les Prussiens, enlever les convois, attaquer les petits corps d’ennemis isolés.

On a promené aujourd’hui dans les rues les soldats qui avaient fui au combat de Châtillon. Ils avaient les mains attachées, la capote à l’envers, le képi retourné. Sur leur dos était accrochée une pancarte avec un nom et ces mots : « Lâche ! a fui devant l’ennemi. » Des mobiles et des gardes nationaux faisaient la haie de chaque côté de ces malheureux, qu’on avait rangés en file l’un derrière l’autre.

On prétend que l’effet de cette exécution morale a plus terrifié les coupables qu’une condamnation à mort. Je n’en crois rien.


27 septembre.


Silence des Prussiens ! On soupçonne quelque traîtrise de leur part ; on craint quelque effort énorme : l’assaut sur un point. La population s’irrite de ce calme. La garde nationale veut marcher ; elle veut prouver qu’elle est brave, qu’elle peut se battre, qu’il faut l’employer. La garde nationale, au fond, ne demande pas qu’on fasse des trouées, si c’est impossible ; mais elle voudrait tomber à chaque instant sur l’ennemi, l’inquiéter, le fatiguer, le tenir en haleine, et garder autour de Paris le plus de Prussiens qu’on pourra. Nous protégerions d’autant nos pauvres petites armées de province des périls du nombre. Harceler, harasser l’ennemi, par-ci par-là, à toute heure, la nuit ; donner des primes aux coups de tête ; récompenser magnifiquement l’héroïsme individuel ; effarer, affoler l’assaillant : voilà nos vraies traditions comme assiégés. Les Français ont toujours eu partout, auront toujours, lorsqu’on voudra en user, les grands dévouements et les facultés de caractère qu’il faut pour soutenir un siége, pour faire des actions d’éclat.

Adam a revu Gambetta, qui lui a répété deux fois, avec insistance, que la situation militaire, à Paris, est excellente, comparée à ce qu’elle était il y a huit jours. Les canons se fondent, les cartouches se fabriquent, les soldats se forment dans la garde mobile et dans la garde nationale.

N… est venu ce soir nous faire visite, avec costume ! pantalon de garde national, vareuse bouclée, revolver à la Fra-Diavolo passé dans la ceinture. Il craint les partisans de la Commune et veut leur faire à savoir qu’il est armé pour l’ordre ! Pauvre garçon, avec sa pauvre santé, il est nerveux, il souffre plus que nous, il est las de la guerre, qu’il a suivie pas à pas depuis Wissembourg jusqu’à Sedan. Il attaque Trochu à fond de train, et ce n’est pas sur les facultés militaires de cet avocat-général, comme l’appelle notre ami, ou de ce général-avocat, que nous nous disputons, c’est sur la possibilité d’une longue défense. Il ne croit pas à la durée de la guerre ; j’y crois ! « Vous verrez ! — Nous verrons, lui dis-je à la fin de notre discussion ; j’ai à peine dix jours de siège. Je gage que dans trois mois je n’en serai pas encore dégoûtée ; jugez un peu ! »



28 septembre.


Une petite fille dont je secourais la mère, ce matin, voyant sa pauvre maman pleurer et me remercier, a eu des mots, des regards, des caresses pour moi que je n’oublierai jamais. Cette petite a cinq ans. « Tu nous donnes beaucoup de bonnes robes, madame, et des sous en papier pour que nous soyons riches et que maman achète du bon pain et de la bonne viande, » m’a-t-elle dit avec un accent inimitable auquel je ne puis songer sans avoir une grosse émotion.

Plusieurs de nos amis sont découragés. Dans quelle étrange situation d’esprit je suis depuis le début de cette guerre ! Avant le désastre de Sedan, je ne cessais de m’alarmer, de prédire la désolation des désolations ; maintenant, la pire des défaites me paraît encore un triomphe. Je suis certaine que nos ennemis s’étonnent de voir des vaincus ne pas se lasser d’être vaincus. Lutter, combattre, ne point désespérer de la victoire, ne point se courber sous les revers, se tenir debout quand on est broyé, ne rien craindre que la lâcheté et le déshonneur, c’est, pour un peuple comme pour un homme, forcer l’ennemi lui-même au respect.

La terre de la patrie est légère à ceux qui meurent pour elle !

Si M. Trochu avait des entrailles ! Je ne sais pourquoi je me le représente avec le visage toujours placide d’un homme bien élevé. Ceux qui le voient et l’entendent me répètent, à chaque instant : « C’est un homme très-distingué. » J’aimerais mieux un caporal énergique ! Toute cette distinction est en désaccord avec les exigences brutales d’un événement si extraordinaire. La distinction ne peut laisser jaillir dans un cerveau plein de nuances, plein de fines observations, plein de critique, de mesure, le trait de génie, ou ridicule ou sublime, qui entraîne un homme à faire ce qui n’a pas encore été fait !

Belleville s’agite ; la misère est grande ; il y a eu des troubles dans le quartier des ateliers Godillot.



29 et 30 septembre.


Pas de nouvelle militaire le 29. Aujourd’hui, le canon tonne depuis cinq heures du matin. Adam, qui a passé la nuit dernière aux remparts, s’habille et court à l’Observatoire. Il revient en me disant qu’on croit à une sortie bonne pour nous ; le fort de Bicêtre a lancé toutes ses bordées au moment où nos troupes faisaient retraite, ce qui laisse supposer qu’on avait attiré l’ennemi sous les canons du fort.

Cette sortie était bien nécessaire, car nous tous, Parisiens, nous étions très-montés contre les généraux apostoliques, et point du tout romains, qui ne cessent de nous prêcher le calme. Le calme, messieurs, c’est bien facile à conseiller ; mais, si vous le perdiez un peu, nous le retrouverions certainement. On gaspille le temps, cette richesse si précieuse pour une ville assiégée. Il faut agir, agir vite ; dans les quartiers excentriques, on se lasse ou plutôt on s’irrite ; tant d’inaction révolte. Le patriotisme faisait taire toutes les malveillances, toutes les haines ! La sortie d’aujourd’hui, des sorties, des sorties nous donneront de la patience.

Adam est nommé de la commission des hôpitaux ; il y a pour les hôpitaux bien des réformes à obtenir. Là encore il faudrait des révolutions et non des replâtrages.

Tous ceux qui connaissent Jules Favre lui portent leur carte. Une nation qui peut, sans bassesse, envoyer, en pleine guerre, l’un de ses ministres demander la paix, est bien autrement civilisée que celle qui refuse d’arrêter le sang. Moralement, nous venons de battre les Prussiens. Au nom de la République et de la fraternité des peuples, nous avons proposé de finir une guerre criminelle ; les Allemands rejettent dédaigneusement cette paix, au nom du droit de la force. La vertu, l’humanité, sont avec la République ; elle vivra ! L’avidité, l’injustice, sont avec l’empire d’Allemagne ; il périra !