Le siège de Paris/Février 1871

Michel Lévy Frères (p. 425-442).

1er février.


Dès le matin, un ami de province nous arrive. Parti d’Évreux hier, il a couché à Saint-Germain. Il nous dit que jusqu’aux portes de Paris il ne pouvait se résoudre à croire que nous avions capitulé. « Quoi ! ajoute-t-il, vous étiez cinq cent mille hommes armés, et vous n’avez pu avoir raison de deux cent mille assiégeants !

Votre courage n’a été que passif. N’eût-il pas mieux valu pour vous que vous fussiez moins résignés aux privations, et plus énergiques contre ceux qui vous les imposaient ? »

Il nous parle de la province. Faidherbe a fait une très-belle campagne avec vingt-cinq mille hommes. Si nous l’avions secondé, si nous nous étions rués sur les Prussiens pendant qu’il s’avançait vers Paris, il eût certainement triomphé. Je suis sûre que j’ai dû avoir ce sentiment-là et que je l’ai exprimé dans mes notes. La lettre de Faidherbe au ministre de la guerre, publiée ce matin, celle qu’il adresse au sous-préfet de Péronne, sont pour l’ineptie de nos chefs militaires une condamnation sans appel.

Gambetta est bien ce que nous avons cru, malgré les accusations de l’Électeur libre, malgré celles de M. Trochu, qui lui reprochait de n’avoir pas exécuté sa partie du fameux plan déposé chez Me Ducloux ; il a tout dirigé, tout ordonné, tout créé ; il a dû être administrateur, financier, politique, guerrier. Quoi qu’on ait prétendu à Paris, son influence personnelle n’a pas diminué en province ; au contraire, elle s’est accrue. Le choix qu’il a fait, comme ministre de la guerre, de ses commandants de corps, de ses généraux, de ses amiraux, montre sa connaissance des hommes. Tous ceux qu’il a choisis sont destinés à être les chefs éclatants de l’armée française régénérée !

Rien ne peut rendre l’impression que les Parisiens éprouvent en causant avec ceux qui arrivent du dehors. Il faut tout faire remonter au déluge, c’est-à-dire à l’investissement. Nos journaux donnaient les faits, mais ne les expliquaient pas. En somme, la province savait d’une manière insuffisante ce qui se passait à Paris, et nous ne savions rien de la province. Ce ne sont ni les mêmes jugements, ni les mêmes expressions. Une seule chose sur laquelle on s’accorde et qui me torture, c’est que, si nous avions eu au dedans un homme capable de déployer l’énergie que Gambetta a déployée au dehors, nous aurions vaincu. Humiliation par l’ennemi ! humiliation par la France ! rien ne nous est épargné !

Adam a vu dans la journée un Niçois de nos amis, qui l‘a supplié d’aller dans les Alpes-Maritimes, où l’écart des opinions est bien autrement considérable qu’à Paris, où il est urgent de rallier les patriotes, à Nice surtout !

On y porte Adam comme candidat à la députation. Sa présence est nécessaire au succès de la liste française. Par quelle route sortir de Paris ? La ligne d’Orléans est la seule possible, quoique, de la Mothe-Beuvron à Vierzon, le pays soit livré aux maraudeurs des deux armées, qui pillent et tuent. C’est un voyage dangereux, et je suis désolée qu’Adam l’entreprenne.

Rochefort vient me voir. Il fonde un journal, le Mot d’ordre. Il m’apprend que les Prussiens et le gouvernement ont désigné, pour la laisser armée, la division de M. Vinoy, d’un bonapartiste, de celui qui a donné l’ordre de tirer sur la place de l’Hôtel-de-ville, le 22 janvier. Est-ce qu’on veut avoir des émeutes ? Hélas ! ce ne sera que trop facile !




2 février.

Adam est parti. Je n’ai pas osé lui dire à quel point je trouvais cruel qu’il ajoutât une inquiétude à mes tourments. Paris s’occupe d’élections. C’est un dérivatif à nos douleurs. On se passionne pour des candidats, et l’on pense à ne choisir que des noms qui signifient guerre à outrance ! Il circule déjà plus de cent listes.

Victor Hugo, Louis Blanc sont partout en tête. Ils trouveront dans le nombre additionné de leurs admirateurs la récompense du patriotisme et du désintéressement dont ils ont fait preuve.





3 février.


Les Prussiens ont voulu réquisitionner le cheval qui avait conduit Adam à Juvisy, où Adam est monté en chemin de fer avec MM. Duclerc, Gustave Fould, etc. Il m’a fait dire qu’il n’était pas seul, ce qui m’a rassurée un peu. Moi, sans lui, sans ma fille, je reste en tête-à-tête avec la pensée de ma pauvre chère France vaincue, mutilée, broyée.

Mme Dorian, qui ne sait pas qu’Adam s’est mis en route, m’écrit pour m’engager à ne point le laisser partir. La ligne est interrompue à Orléans. On ne peut aller plus loin. Je suis bien certaine qu’Adam ne se laissera arrêter par rien. Quels dangers va-t-il courir ?

Les élections agitent tous les partis. Celui dit de l‘ordre est fort divisé. Il est mécontent de M. Dufaure. Les Débats aujourd’hui sont irrités. Partout, dans les clubs, dans les réunions électorales, des listes se forment, se fondent, se tassent. Il s’est fait une entente qu’on appelle l’union des quatre journaux, entre le Siècle, l’Avenir national, le Temps, le Rappel.

Les noms portés sur la liste des quatre journaux qui seront portés aussi, soit sur la liste réactionnaire, soit sur la liste du Mot d’ordre de Rochefort, sont certains de triompher.





4 février.


Ce matin, dans le Mot d’ordre, une très-belle proclamation de Gambetta. Il y a un tel souffle de patriotisme dans ce qu’écrit Gambetta, que les âmes vraiment françaises tressaillent quand le vent de Bordeaux passe à travers les brouillards de Paris. Le décret qui suit la proclamation est, dit-on, par trop dictatorial. On prétend même que déjà Gambetta y a renoncé. Tant pis.

Lorsqu’une nation est gangrenée par tant de maladies mortelles, si le médecin qui veut la sauver n’emploie pas des moyens énergiques, c’est qu’il est las de la traiter, c’est qu’il s’irrite de se voir préférer des charlatans, c’est qu’il abandonne son malade.

Sur le boulevard passent de longues files de charrettes. Des draps de serge verte les recouvrent. Ce défilé est un convoi funèbre. Des chassepots enfermés dans ces voitures vont s’enterrer dans les forts. Les soldats, les marins sur les trottoirs détournent la tête en entendant le bruit plaintif des fusils qui gémissent et se heurtent les uns contre les autres.





5 février.


Des électeurs, des délégués de réunions électorales viennent me demander où est Adam. Ils s’étonnent d’apprendre que leur candidat est parti. Moi, je m’afflige d’une absence qui me donne toutes les inquiétudes. On parle de Français, de Parisiens arrêtés sur un geste, faits prisonniers sur un mot par messieurs les Prussiens.

Le décret de Gambetta est annulé. Garnier-Pagès, Eugène Pelletan, Emmanuel Arago, Jules Simon partent pour Bordeaux et vont lutter contre Gambetta par le nombre. Le ministre, ou plutôt le gouvernement de Bordeaux, résistera-t-il au gouvernement de Paris ? Il le peut. Je le désire. Si Gambetta reste, les élections d’une Assemblée nationale seront faites dans le sens de la guerre. Si Gambetta se retire, s’il cède par modération politique, ou dans la crainte de provoquer des conflits, d’ajouter à nos désastres, à nos déchirements, l’Assemblée, élue au gré de M. Picard, votera la paix que désire M. de Bismark.

Louis Blanc, très-navré, m’a répété quatre fois dans une visite d’une demi-heure : « Je voudrais être mort » Il ne voit aucune lumière apparaître au milieu de nos ténèbres. Il cherche, il s’interroge, il réfléchit. Ce qui se dit dans les clubs l’épouvante. L’exaltation est telle contre les généraux, la haine contre les réactionnaires capitulards est si grande, qu’il craint quelque folie, si des conventions permettent aux Prussiens d’entrer dans Paris.

Mon dilemme est celui-ci l’Assemblée est-elle républicaine, guerrière ? Paris s’apaise comme par enchantement. L’Assemblée est-elle réactionnaire et ultra-pacifique ? Paris écoute ses nerfs, qui sont dans un état épouvantable, se laisse aller à sa colère, voit rouge, et cogne pour cogner. Pourvu que ce ne soit pas notre cher Paris qui reçoive le coup de poing de la fin





6 février.


Rien que les bruits vagues d’une résistance de Gambetta à Bordeaux.

Des affiches électorales partout. Là, un monsieur nous révèle qu’il fallait un homme de génie pour sauver Paris, qu’il s’est proposé au gouvernement, que le gouvernement l’a refusé. Ici, c’est un professeur de gymnase, lequel nous apprend que la gymnastique seule a manqué à la France pour vaincre, et que nous devons choisir pour députés des gens très-forts sur le tremplin.

Mais les affiches les plus curieuses, qui me rappellent une conversation singulière que j’ai eue avec des membres de l’Internationale, sont celles-ci : « Nommons des inconnus ! »




7 février.


Il y a une polémique pleine de documents précieux entre l‘Électeur libre et le Mot d’ordre.

L’Officiel contient ce matin trois pièces qui deviendront des monuments historiques : le discours de Gambetta à Lille ; le texte exact du décret annulé par le gouvernement de Paris ; une conversation d’un correspondant du Morning-Herald avec Gambetta.

La résistance paraît encore possible. Ah ! si notre France continuait la lutte, si elle parvenait à chasser l’ennemi, l’envahisseur qui ruine, l’étranger qui déshonore !

Le duc d’Aumale est affiché comme candidat, ce qui produit le plus mauvais effet. S’il faut avoir à s’occuper de prétendants, de princes, de rois, de monarchie, dans un pareil moment, c’est à brûler jusqu’à sa dernière cartouche pour la République. Des princes, une monarchie, nous sortons d’en prendre !

Quelques-uns de nos amis discutent le décret de Gambetta, le trouvent en contradiction avec nos principes. On me répète : « Périsse la République plutôt que le principe !» Nous jouons sur des mots. Est-ce que, dans un combat acharné, dans un duel à mort, en pleine guerre de partis, il faut comba|ttre avec des formules ? Non, avec des armes. Inquiétons-nous des réalités ; il est temps de bénéficier, en politique, des procédés scientifiques. Partons du fait, qu’il nous instruise et nous dicte notre conduite ; que l’observation, que l’expérience, une fois pour toutes, nous éclairent, et ne recommençons pas les fautes de 1848.





8 février.


Le Mot d’ordre publie en gros caractères, à la première page, un nouveau décret de Gambetta qui maintient le premier. L’Officiel, hypocritement, à la troisième page, publie en petits caractères la démission de Gambetta, qui est remplacé par le général le Flô. Nous allons voir un joli gâchis dans les élections, et nous aurons une Chambre qui donnera une haute idée de notre malheureux pays.

J’ai vu un paysan de ma Picardie, un fanati que de Faidherbe ; il a servi comme volontaire à la bataille de Saint-Quentin. Faidherbe, avec ses vingt-cinq mille hommes, a vaincu le premier jour ; mais, le second jour, des trains de troupes fraîches arrivant de Versailles toutes les cinq minutes, la bravoure de nos petits soldats ne put tenir contre cinquante mille Prussiens, tout battant neufs, me disait mon Picard ; et il ajoutait : « C’est de la faute à Trochu. Notre général l’avait prévenu de ce qu’il faisait, et Trochu pouvait, ou retenir les Prussiens, ou envoyer à notre secours. » Faidherbe ! voilà un nom que les paysans du Nord n’oublieront pas.

Je suis sous le coup d’une véritable angoisse. Je viens de lire dans l’Opinion nationale qu’une caravane composée de Parisiens dans laquelle étaient MM. Duclerc, Gustave Fould, et par conséquent mon pauvre Adam, avait été attaquée en Sologne par des maraudeurs et s’était défendue.

Les malheurs, les tourments intimes surajoutés aux malheurs publics, c’est trop !





10 février.


Hier soir je dînais chez Mme Dorian. Comme je parlais à Dorian de mes inquiétudes sur Adam, il se fâcha et me dit que j’étais insupportable avec mes imaginations. Quand je sortis de table, étonnée de voir Dorian si nerveux, lui qui est si calme d’ordinaire, je pris au salon un journal que je parcourus.

— Tiens, dis-je à Mme Ménard, il y a eu un accident horrible à Saint-Nazaire. Vingt mille kilos de poudre ont sauté avec un train. Voilà à quoi sert la poudre maintenant, à tuer de pauvres voyageurs ! Si encore c’étaient des Prussiens !… Heureusement que, pour aller à Cannes, il est impossible de passer par Nantes et Saint-Nazaire ; sans cela…

Dorian m’arracha le journal et se mit dans une telle colère contre moi, contre la manie des femmes de lire les faits divers, de se repaître d’atroces canards, que Mme Dorian elle-même m’en parut stupéfaite. Comme les malheurs patriotiques peuvent troubler un caractère !

Cette algarade, je ne sais pourquoi, m’inquiète sur Adam. Dorian a-t-il reçu des nouvelles qu’il me cache ? C’est la seule manière d’expliquer son air furieux quand je lui ai parlé d’Adam et des dangers qu’il a courus en Sologne. Il sait qu’Adam est blessé, mort peut-être !





11 février.


J’ai passé une nuit horrible. Je suis poursuivie par des cauchemars affreux.

Aujourd’hui et hier, on a cherché à se renseigner sur le résultat des élections. C’est à peu près impossible, et Paris s’impatiente de ces lenteurs. MM. Ferry et Picard, qui sont bien certains de n’être pas nommés, ne font rien de ce qu’ils doivent et entravent plus qu’ils ne hâtent le dépouillement des votes.

L’Electeur libre, en parlant des élections, est d’un morne, d’un désolé Il fait appel à la province. Pourvu qu’elle ne réponde pas trop complètement aux espérances des frères Picard ! On dit que les paysans demandent la paix et nomment tous les descendants des anciens émigrés, tous les vieux nobles, dans l’espérance qu’ils obtiendront de meilleures conditions de messieurs leurs anciens bons amis les Prussiens.

J’ai envoyé chercher Octave-Bibi Rochefort. Je suis trop seule, il me faut un enfant à aimer. Rochefort, qui est sûrement élu député de Paris, part pour Bordeaux ; je le prie de me laisser son fils.

Ah ! je suis soulagée d’un poids énorme. Je reçois enfin des nouvelles d’Adam ! Mon vieil ami Arlès-Dufour me fait parvenir, je ne sais comment, car les Prussiens retiennent toutes nos lettres, un petit billet au crayon où il est dit qu’Adam a dîné le 4 à Lyon, et qu’il est reparti pour Cannes par le train de dix heures du soir. Enfin ! enfin ! je vais pouvoir répondre à ceux qui me demandent des nouvelles d’un air si étrange et si inquiet.

Je cours au ministère des travaux publics, je déploie mon bienheureux billet, Mme Dorian et Mme Ménard le lisent avec stupeur. Je les vois pâlir, se troubler à cette bonne nouvelle, leurs yeux sont pleins de larmes, je les supplie de me dire pourquoi elles ont ce visage, cet air navré. Je perds la tête, je ne comprends plus rien à rien ! Mme Dorian me rassure avec des paroles qui ne peuvent lui sortir de la bouche.

Mes névralgies du cerveau me reprennent. Comment savoir où est Adam, ce qui lui est arrivé ? Mon billet d’Arlès-Dufour fait le même effet sur Rochefort, sur Jourdan, sur Peyrat, qui viennent tous, l’un après l’autre, m’interroger, me demander des nouvelles d’Adam. Suis-je menacée d’un grand malheur ?




12 février.


C’est affreux ! Je comprends la scène que Dorian m’a faite quand je parcourais les journaux l’autre soir, et que mes yeux étaient tombés sur le récit de cet horrible accident de Saint-Nazaire. Je lis en ce moment, là, dans un journal, que ce Saint-Nazaire est le Saint-Nazaire de la ligne de Toulon !

Adam, d’après la certitude que me donne le billet d’Arlès-Dufour, était dans ce train qui a sauté avec 20,000 kilos de poudre. Il est mort. Il est blessé. Je pars, mon petit ami Octave Rochefort m’accompagne…

J’apprends, au moment de me mettre en route, qu’Adam est grièvement blessé, mais qu’il n’est plus, aujourd’hui, en danger de mort !


FIN