Le roman de Violette/02

(Auteur présumé)
Antonio Da Boa-Vista (p. 19-41).
Chapitre II

Le Roman de Violette, Bandeau de début de chapitre
Le Roman de Violette, Bandeau de début de chapitre


CHAPITRE II



L a chambre que je louais rue Saint-Augustin n’était point une chambre d’hôtel garni, mais bien une chambre meublée par moi, en vue de sa destination, avec toutes les délicatesses que la plus élégante petite maîtresse eût pu désirer.

Elle était tendue en velours nacarat avec le plafond pris dans la tenture ; les rideaux des fenêtres, ceux du lit étaient pareils, le lit capitonné en velours de la même teinte et le tout rehaussé par des torsades et des bandes de satin vieil or.

Une glace tenant tout le fond du lit correspondait avec la glace placée entre les deux fenêtres et parfaitement en face l’une de l’autre, elles multipliaient à l’infini les tableaux qu’elles représentaient.

Une glace pareille avait été fixée sur la cheminée dont toute la garniture était empruntée à des modèles de Pradier, ce sculpteur charmant, qui eût rendu provocante la statue de la vertu même.

Une porte, recouverte d’une draperie de velours nacarat, donnait dans un cabinet de toilette éclairé par le haut. Il était tendu en cretonne, chauffé par la cheminée de la chambre à coucher et garni de ces belles cuvettes anglaises dont une large fleur d’eau fait l’unique ornement.

Une baignoire avait été cachée dans un canapé et une ample peau d’ours noir faisait paraître plus blancs les petits pieds qui s’y reposaient.

Une jolie petite femme de chambre, n’ayant pour toute besogne que de tenir la chambre propre et de donner les soins aux dames qui s’y succédaient, avait sa chambre sur le même carré.

Elle reçut l’ordre à travers la porte de faire monter un bain dans le cabinet de toilette, en ayant bien soin de ne pas réveiller la personne couchée dans la chambre.

Nous étions entrés sans lumière et je m’étais contenté d’allumer la veilleuse dans son verre de Bohême rose. Puis, j’avais tourné le dos, pour donner à l’enfant le temps de se coucher tout à son aise, opération que dans son innocence elle eût cependant parfaitement accomplie devant moi. Puis enfin, je l’avais embrassée sur les deux yeux, je lui avais souhaité une bonne nuit et comme je l’ai dit, j’étais revenu chez moi.

Malgré les émotions de la soirée, Violette s’était accomodée dans son lit, avec la grâce d’une petite chatte, elle m’avait dit bonsoir en bâillant et j’étais convaincu que sans s’inquiéter de l’endroit où elle était, elle dormait déjà avant que je fusse au bas de l’escalier.

Il n’en fut pas de même de moi. Je l’avoue, ce sein qui avait repoussé ma main, cette bouche qui s’était collée à mes lèvres, cette chemise entr’ouverte par laquelle mon regard avait pénétré assez profondément, me tinrent éveillé avec de certains bondissements dont je n’étais pas maître.

Le lecteur ne me demandera pas d’explications, car à coup sûr, il devinera pourquoi je m’arrêtai au commencement de la route.

Mes lectrices, plus curieuses ou plus ignorantes de certains articles de notre code, voudront savoir pourquoi je n’allai pas plus loin.

Je dois dire que ce ne fut pas le désir qui m’en manqua, mais Violette, je l’ai dit, avait à peine quinze ans, elle était d’une innocence telle que c’eût été un véritable crime de la prendre à elle-même sans qu’elle sût qu’elle se donnait. Puis qu’on me permette de dire cela de moi-même, je suis une nature qui me plais à savourer toutes les délicatesses de l’amour, toutes les voluptés du plaisir. L’innocence est une fleur qu’il faut laisser le plus longtemps possible sur sa tige et ne cueillir que feuille à feuille.

Un bouton de rose met parfois une semaine à s’ouvrir. Ensuite, j’aime les jouissances sans remords ; or, il y avait dans les murs de la glorieuse ville qui s’est si bien défendue contre l’ennemi en 1792, un vétéran dont je ne voulais pas attrister la vieillesse.

Le brave homme ne me paraissait pas avoir été tenté de se pendre pour le malheur arrivé à fille aînée, mais peut-être avait-il une tendresse plus grande pour la cadette, des projets sur elle, un mariage arrêté ; je ne voulais pas désorganiser tout cela. D’ailleurs, j’avais toujours vu, lorsqu’on a la patience d’attendre, les choses s’arranger à la satisfaction de tout le monde.

Toutes ces idées me tinrent éveillé jusqu’au jour. Brisé de fatigue je m’endormis une heure ou deux et me réveillai à huit heures.

Je me levai en toute hâte, Violette devait être habituée chez M. Béruchet à se lever de bonne heure, je prévins mon domestique que je ne rentrerais probablement pas déjeûner, je sautais dans une voiture de place et cinq minutes après j’étais rue Neuve-Saint-Augustin,

Je montai l’escalier quatre à quatre, mon cœur battait comme au temps des premières amours.

Sur le palier, je rencontrai les garçons qui venaient de préparer le bain. Je mis la clef dans la serrure en faisant le moins de bruit possible. La porte s’ouvrit et je trouvai toutes choses dans l’état où je les avais laissées. Non seulement Violette n’était pas éveillée, mais encore, elle dormait exactement dans la position où je l’avais quittée ; seulement elle avait écarté du bras, les draps et la couverture qui lui tenaient trop chaud et comme sa chemise était entrouverte, elle dormait un sein en l’air.

Rien de plus charmant que ce sein nu, que cette tête un peu rejetée en arrière et noyée dans des flots de cheveux : on eût dit une peinture de Giorgione.

Le sein était merveilleux de blancheur et de rotondité, il eut rempli le beau creux laissé dans la cendre de Pompëi par celui de l’esclave de Diomède. Contre l’ordinaire des brunes, le bouton était d’un rouge vif, on eût dit une fraise. Je me courbai doucement sur elle et je l’effleurai du bout des lèvres. Un frisson fit frémir sa peau et le bout du sein se raidit. Il ne tenait qu’à moi de soulever le drap, à coup sûr elle ne se fût pas réveillée.

J’aimai mieux attendre qu’elle ouvrît les yeux.

Ce n’était pas étonnant qu’elle dormît encore, pas un rayon de jour ne filtrait dans la chambre et si elle se fût réveillée, elle eût pu croire qu’il était deux heures du matin.

Je m’assis près d’elle et lui pris la main.

À la lueur de la veilleuse posée sur la table de nuit, je la regardai ; elle était petite, bien faite, un peu courte comme les mains espagnoles et les ongles étaient roses, effilés, seulement l’index en était abîmé par les travaux de couture. Soit que le moment de son réveil fût arrivé, soit que le mouvement communiqué à sa main par la mienne, lui eût fait ouvrir les yeux, ses paupières se séparèrent et elle jeta un cri de joie.

— Oh ! dit-elle, vous êtes là ! que je suis contente ; si je ne vous avais pas vu en me réveillant, j’aurais cru avoir fait un rêve ; mais vous ne m’avez donc pas quittée ?

— Si fait, répondis-je, je vous ai quittée pendant quatre ou cinq longues heures, mais je suis revenu, espérant arriver à temps pour être la première chose que vous vissiez en ouvrant les yeux.

— Et depuis combien de temps êtes-vous là ? demanda-t-elle.

— Depuis une demi-heure.

— Il fallait m’éveiller.

— Je m’en serais bien gardé.

— Vous ne m’avez pas seulement embrassée.

— Si fait, vous dormiez le sein nu, et j’en ai baisé le petit bouton.

— Lequel ?

— Celui-là, à gauche.

Elle le découvrit avec une innocence charmante et essaya de le toucher du bout de ses lèvres.

— Oh ! c’est ennuyeux, dit-elle, je ne peux pas le baiser à mon tour !

— Et pourquoi voulez-vous le baiser à votre tour ?

— Pour mettre mes lèvres où les vôtres ont été.

Elle essaya encore.

— Impossible. Eh bien ! dit-elle en approchant son sein de ma bouche, vous l’avez embrassé pour vous tout à l’heure, embrassez-le pour moi maintenant.

— Recouchez-vous, lui dis-je.

Elle se recoucha, je me penchai sur elle, lui pris un instant le bouton du sein avec mes lèvres et je le caressai de la langue comme j’avais fait des dents.

Elle laissa échapper un petit cri de plaisir.

— Oh ! que c’est bon !

— Aussi bon que le baiser d’hier ?

— Oh ! le baiser d’hier, il y a trop longtemps, je ne m’en souviens plus.

— Veut-on recommencer ?

— Vous savez bien que oui, puisque vous m’avez dit que c’était comme cela qu’on embrassait les gens qu’on aimait.

— Mais je ne sais pas encore si je vous aime.

— Moi, je suis bien sûre de vous aimer, par conséquent, ne m’embrassez pas si vous voulez, mais moi, je vous embrasse.

Et comme la veille, elle colla ses lèvres à ma bouche, seulement cette fois, ce fut elle dont la langue vint glisser contre mes dents.

J’eusse voulu m’éloigner que je n’aurais pas pu, tant elle me tenait serré contre elle. Notre haleine passait d’une poitrine dans l’autre. Enfin elle renversa la tête en arrière, les yeux mourants, la bouche pâmée en murmurant :

— Que je t’aime !

Ce baiser m’avait rendu fou, je passai mes bras autour d’elle, et l’arrachai en quelque sorte de son lit en la pressant contre mon cœur, comme si j’eusse voulu l’emporter au bout du monde, tandis que ma bouche fouillait sa poitrine, l’embrassait au hasard.

— Oh ! que me fais-tu donc, je me sens mourir.

Ces paroles me rappelèrent à moi et me rendirent toute ma raison. Ce n’était pas comme cela, par surprise et en escomptant tout mon bonheur que je voulais la posséder.

— Ma chère enfant, lui dis-je, je t’ai fait préparer un bain dans le cabinet de toilette, et je l’y portai dans mes bras.

— Ah ! fit-elle avec un soupir, qu’on est bien dans tes bras !

Je tâtai le bain, il était à point comme chaleur. Je l’y déposai avec sa chemise et y versai un demi-flacon d’eau de Cologne pour troubler l’eau.

Tu as là des savons de toutes les espèces et des éponges de toutes les grosseurs ; frotte-toi, tandis que je vais allumer le feu pour que tu n’aies pas froid en sortant.

J’allumai le feu, j’étendis devant la cheminée la peau d’ours noir.

Les porteurs du bain avaient mon linge à moi, qu’ils faisaient chauffer au poêle de l’établissement et qu’ils m’apportaient dans une boîte d’acajou, où il se maintenait chaud. Je le déposai sur une chaise auprès de la baignoire. C’était un peignoir de baptiste et quelques serviettes de coton ; puis j’apprêtai un fauteuil, une robe de chambre de cachemire blanc et je mis devant le fauteuil deux petites pantoufles turques en velours rouge brodé d’or.

Au bout d’un quart d’heure, ma petite baigneuse sortit toute grelottante du cabinet de toilette et à petit pas, avec un charmant brou… elle s’approcha du feu.

— Oh ! la belle flamme et la bonne chaleur, dit-elle, et elle vint s’accroupir devant la cheminée s’accoudant à mes pieds.

Elle était drapée comme la Polymnie, certaines parties du peignoir collaient à son corps dont elles séchaient la moiteur.

Au travers la fine batiste transparaissaient les tons de sa peau. Elle regarda tout autour d’elle avec curiosité.

— Mon Dieu, dit-elle, que tout cela est joli. Est-ce que je vais demeurer ici ?

— Oui, si tu veux, mais il nous faut pour cela l’autorisation de quelqu’un.

— De qui ?

— De ton père.

— De mon père ! mais il sera bien content quand il saura que j’ai une belle chambre et du temps devant moi pour étudier.

— Pour étudier quoi ?

— Ah, c’est vrai, il faut que je vous dise cela.

— Dis, mon enfant, tu sais, il faut tout me dire. Et je me baissai, elle se haussa, nos lèvres se touchèrent.

— Vous savez bien qu’un jour vous m’avez donné un billet de spectacle.

— Oui, je me le rappelle.

— C’était pour le théâtre de la Porte Saint-Martin, on jouait Antony, de M. Alexandre Dumas.

— Pièce immorale, que les petites filles ne devraient jamais aller voir jouer, mais enfin !

— Je ne trouve pas, moi. Cela m’a tout émue et à partir de ce jour-là, j’ai dit à ma sœur et à monsieur Ernest que je voulais être actrice.

— Bah !

— Alors, monsieur Ernest et ma sœur, se sont regardés. Ma foi ! a dit ma sœur, si elle avait la moindre vocation, cela vaudrait mieux que d’être lingère.

— Avec cela, a dit monsieur Ernest, que par mon journal, la Gazette des Théâtres, je pourrais la pousser.

— Eh bien ! voilà qui est à merveille, ce me semble,

— Madame Béruchet était prévenue que je coucherais chez ma sœur et que je ne rentrerais que le lendemain matin. Après le spectacle nous revînmes rue Chaptal et je me mis à déclamer, à redire les principales scènes que j’avais retenues et à faire de grands bras, comme cela.

En faisant de grands bras, Violette ouvrait son peignoir de batiste et sans s’en douter me montrait de véritables trésors d’amour.

Je la pris dans mes bras, je la mis sur mes genoux où elle se pelotonna comme dans un nid.

— Alors ? lui demandai-je.

— Alors, monsieur Ernest dit, si elle est décidée, comme deux ou trois ans ne sont pas trop avant de débuter, il faudrait écrire au père.

Et pendant ces deux ou trois ans-là, a demandé Marguerite, comment vivra-t-elle ?

Bon, a répliqué monsieur Ernest, elle est jolie. Une jolie fille n’est jamais inquiète de savoir comment elle vivra. De 15 à 18 ans elle trouvera quelqu’un qui l’aidera, d’autant que c’est un oiseau. Que lui faut-il pour vivre à ta sœur ? Un grain de mil et un nid.

Je fis un mouvement d’épaules en regardant la pauvre petite créature couchée dans mes bras, comme dans un berceau.

Elle continua. Le lendemain on écrivit à papa.

— Et papa, a-t-il répondu ?

— Oui, il a répondu : Vous êtes deux pauvres orphelines jetées dans le monde sans autre soutien qu’un vieillard de soixante-sept ans qui peut vous manquer d’un moment à l’autre. Avec moi tout meurt. Allez donc sous l’œil de Dieu ! Faites ce que vous voudrez et tâchez que le vieux soldat n’aie pas à rougir de ses enfants.

— Tu as gardé cette lettre ?

— Oui.

— Où est-elle ?

— Dans la poche d’une de mes robes. Alors j’ai pensé à vous. Je me suis dit : Puisqu’il m’a donné des billets de théâtre, c’est qu’il a des relations avec les directeurs des spectacles. Je voulais toujours aller vous voir, puis je n’osais pas ; je disais toujours demain… demain. Mais l’affaire de monsieur Béruchet est arrivée, qui a tout décidé. Vous voyez bien que c’est la Providence.

— Oui, mon enfant, je commence à le croire en effet.

— Ainsi vous ferez tout ce que vous pourrez pour que je joue la comédie.

— Tout ce que je pourrai.

— Ah ! que vous êtes gentil ! et Violette sans s’inquiéter de ce qu’elle découvrait me jeta ses bras autour du cou. Cette fois, je l’avoue ; je fus ébloui ; ma main glissait le long des reins cambrés sous mon attouchement et ne s’arrêta que lorsqu’elle n’eut plus où aller. Un poil fin et doux comme de la soie avait été la limite du voyage qu’elle avait parcouru.

Au contact de ma main, tout le corps de l’enfant se raidit, sa tête se renversa, sa bouche s’entrouvrit laissant voir ses dents blanches et entre ses dents sa langue vibrante ; son œil se voila dans une langueur suprême, ses cheveux retombèrent en arrière comme une cascade de jais. Et cependant à peine mon doigt l’avait touchée.

Fou, délirant d’amour, répondant à ses cris de bonheur par des cris de plaisir, je l’emportai sur le lit, je me mis à genoux devant elle, ma bouche prit la place de ma main et j’éprouvai cette suprême jouissance d’une lèvre amoureuse mise en contact avec une ardente virginité.

À partir de ce moment ce ne fut plus de sa part que des cris inarticulés qui se terminèrent par un de ces longs spasmes où passe l’âme entière.

Je me relevai sur mon genou et la regardai revenir à elle. Elle rouvrit les yeux, fit un effort pour se mettre sur son séant en murmurant :

— Ah, mon Dieu ! que c’est bon ! Est-ce qu’on peut recommencer ?

Tout à coup, elle se releva, et me regardant fixement :

— Il me vient une idée, fit-elle.

— Laquelle, demandai-je.

— C’est que c’est peut-être mal ce que je viens de faire !

Je m’assis près d’elle sur le lit.

— T’a-t-on parlé quelquefois sérieusement ? lui dis-je.

— Oui, quelquefois, mon père quand j’étais petite, pour me gronder.

— Ce n’est pas cela que je veux te dire. Je te demande si tu comprendrais quelqu’un qui te parlerait sérieusement ?

— Je ne sais si c’est un étranger. Mais toi, dit-elle, il me semble que je comprendrai tout ce que tu me diras.

— Tu n’a pas froid ?

— Non.

— Eh bien, écoute-moi aussi attentivement que possible.

Elle s’accrocha de son bras à mon cou, fixa ses yeux sur les miens, ouvrit visiblement à mes paroles toutes les portes de son intelligence et me dit : Parle, je t’écoute.

— La femme en naissant, lors de la création, repris-je, a incontestablement reçu du Créateur les mêmes droits que l’homme : ceux de suivre ses instincts naturels.

L’homme a débuté par la famille, il a eu une femme, des enfants ; plusieurs familles se sont réunies, elles ont formé une tribu, cinq ou six tribus se sont agglomérées, elles ont créé la société. À cette société, il a fallu certaines lois. Si les femmes eussent été les plus fortes, ce sont leurs volontés que le monde subirait encore aujourd’hui, mais les hommes étant les plus forts, ils devinrent les dominateurs, les femmes des esclaves. Une des lois imposées aux jeunes filles, c’est la chasteté ; une des lois imposées aux femmes, c’est la fidélité.

Les hommes, en dictant ces lois aux femmes, se sont réservé le droit de satisfaire leurs passions sans réfléchir qu’ils ne pouvaient donner un libre cours à ces passions qu’en faisant manquer les femmes aux devoirs qu’ils leur avaient tracés.

Ces femmes oubliant leur propre salut, leur donnèrent le bonheur ; ils leur ont rendu la honte.

— C’est une grande injustice cela, dit Violette.

— Oui, mon enfant, c’est une grande injustice en effet. Aussi certaines femmes en ont été révoltées et se sont dit : Que m’offre la société en échange de l’esclavage qu’elle m’impose ? Le mariage avec un homme que je n’aimerai probablement pas, qui me prendra à dix-huit ans, qui me confisquera à son profit et qui me rendra malheureuse toute ma vie ? J’aime mieux rester en dehors de la société, demeurer libre de suivre ma fantaisie et d’aimer qui me plaira. Je serai la femme de la nature et non celle de la société.

Au point de vue de la société ce que nous avons fait est mal ; au point de vue de la nature, ce que nous avons fait est la satisfaction de nos désirs.

— As-tu compris ?

— Parfaitement.

— Eh bien, réfléchis toute la journée, et ce soir tu me diras si tu veux être la femme de la nature ou celle de la société.

Je sonnai ; la femme de chambre parut, Violette était dans son lit, s’était enveloppée dans ses draps, la tête seule dépassait.

Madame Léonie, lui dis-je, vous allez avoir le plus grand soin de mademoiselle, vous prendrez sa nourriture chez Chevet, sa pâtisserie chez Julien, il y a du vin de Bordeaux dans l’armoire et trois cents francs dans le petit meuble de boule.

— À propos, ajoutai-je, vous appellerez une couturière et vous ferez prendre mesure à mademoiselle de deux robes très simples mais de bon goût. Vous donnerez des instructions à une lingère et ferez assortir les chapeaux aux robes. Embrassant Violette, à ce soir, lui dis-je.

Le soir, je revins vers 9 heures. Elle accourut à moi, me sauta au cou, et me dit : J’ai réfléchi.

— Toute la journée ?

— Non, cinq minutes.

— Eh bien ?

— Eh bien, j’aime mieux être la femme de la nature.

— Tu ne veux pas retourner chez M. Béruchet.

— Ah ! non !

— Tu veux aller chez ta sœur ?

Elle resta un instant muette.

— Vois-tu quelque inconvénient à aller chez ta sœur ?

— J’ai peur que cela ne plaise pas à M. Ernest.

— Qu’est-ce que c’est donc que M. Ernest ?

— Un jeune homme qui vient la voir.

— Que fait-il de son état, M. Ernest ?

— Il est journaliste.

— Et pourquoi supposes-tu que cela le contrariera de te voir chez ta sœur ?

— Parce que, quand, par hasard, madame Béruchet m’envoyait faire une course et que je courrais bien vite embrasser ma sœur, si M. Ernest se trouvait chez elle, mon arrivée le rendait tout maussade. Il passait dans l’autre chambre avec Marguerite et s’y enfermait. Un jour je suis restée, parce que la dame m’avait dit d’attendre la réponse à une commission et cela les a mis tout à fait de mauvaise humeur tous les deux.

— Eh bien, en ce cas, n’en parlons plus, tu seras la femme de la nature.