Le roi s’amuse/Acte IV
IV
BLANCHE.
PERSONNAGES.
FRANÇOIS PREMIER.
TRIBOULET.
BLANCHE.
SALTABADIL.
MAGUELONNE.
ACTE IV.
Scène I.
Et tu l’aimes !
Toujours !
Je t’ai pourtant laissé
Tout le temps de guérir cet amour insensé.
Je l’aime.
Ô pauvre cœur de femme ! — Mais explique
Tes raisons de l’aimer.
Je ne sais.
C’est unique !
C’est étrange !
Oh ! non pas. C’est bien cela qui fait
Justement que je l’aime. On rencontre en effet
Des hommes quelquefois qui vous sauvent la vie,
Des maris qui vous font riche et digne d’envie. —
Les aime-t-on toujours ? — Lui ne m’a fait, je croi,
Que du mal, et je l’aime, et j’ignore pourquoi.
Tenez, c’est à ce point qu’il n’est rien que j’oublie,
Et que, s’il le fallait, — voyez quelle folie ! —
Lui qui m’est si fatal, vous qui m’êtes si doux,
Mon père, je mourrais pour lui comme pour vous !
Je te pardonne, enfant !
Mais, écoutez, il m’aime.
Non ! — Folle !
Il me l’a dit ! il me l’a juré même !
Et puis il dit si bien, et d’un air si vainqueur,
De ces choses d’amour qui vous prennent au cœur !
Et puis il a des yeux si doux pour une femme !
C’est un roi brave, illustre et beau !
C’est un infâme !
Il ne sera pas dit, le lâche suborneur,
Qu’il m’ait impunément arraché mon bonheur !
Vous aviez pardonné, mon père…
Au sacrilége !
Il me fallait le temps de construire le piége.
Voilà.
Depuis un mois, — je vous parle en tremblant, —
Vous avez l’air d’aimer le Roi.
Je fais semblant.
— Je te vengerai, Blanche !
Épargnez-moi, mon père !
Te viendrait-il du moins au cœur quelque colère
S’il te trompait ?
Lui, non. Je ne crois pas cela.
Et si tu le voyais de ces yeux que voilà ?
Dis, s’il ne t’aimait plus, tu l’aimerais encore ?
Je ne sais pas. — Il m’aime, il me dit qu’il m’adore.
Il me l’a dit hier !
À quelle heure ?
Hier soir !
Eh bien ! regarde donc, et vois, si tu peux voir !
Je ne vois rien qu’un homme.
Attends un peu.
Mon père !
Scène II.
Deux choses, sur-le-champ.
Quoi ?
Ta sœur et mon verre.
Voilà ses mœurs. Ce Roi par la grâce de Dieu
Se risque souvent seul dans plus d’un méchant lieu,
Et le vin qui le mieux le grise et le gouverne
Est celui que lui verse une Hébé de taverne !
Souvent femme varie,
Bien fol est qui s’y fie !
Une femme souvent
N’est qu’une plume au vent !
L’ami, ton ceinturon deviendrait bien plus clair
Si tu l’allais un peu nettoyer en plein air.
Je comprends.
Voulez-vous qu’il vive ou bien qu’il meure ?
Votre homme est dans nos mains. — Là.
Reviens tout-à-l’heure.
Nenni !
Bon. Dans l’instant, pour te serrer de près,
Tu m’as très-fort battu. Nenni, c’est un progrès.
Nenni, c’est un grand pas ! — toujours elle recule !
— Causons. —
Voilà huit jours. — C’est à l’hôtel d’Hercule…
— Qui m’avait mené là ? mons Triboulet, je crois, —
Que j’ai vu tes beaux yeux pour la première fois.
Or, depuis ces huit jours, belle enfant, je t’adore,
Je n’aime que toi seule !
Et vingt autres encore !
Monsieur, vous m’avez l’air d’un libertin parfait !
Oui, j’ai fait le malheur de plus d’une, en effet.
C’est vrai, je suis un monstre !
Oh ! le fat !
Je t’assure.
Çà, tu m’as ce matin mené dans ta masure,
Méchante hôtellerie où l’on dîne fort mal
Avec du vin que fait ton frère, un animal
Fort laid, et qui doit être un drôle bien farouche
D’oser montrer son mufle à côté de ta bouche.
C’est égal, je prétends y passer cette nuit.
Bon, cela va tout seul !
Laissez-moi !
Que de bruit !
Soyez sage !
Voici la sagesse, ma chère.
— Aimons, et jouissons, et faisons bonne chère.
Je pense là-dessus comme feu Salomon.
Tu vas au cabaret plus souvent qu’au sermon !
Maguelonne !
Demain !
Je renverse la table
Si tu redis ce mot sauvage et détestable.
Jamais une beauté ne doit dire demain !
Eh bien ! faisons la paix.
Mon Dieu, la belle main !
Et qu’on recevrait mieux, sans être un bon apôtre,
Soufflets de celle-là que caresses d’une autre !
Vous vous moquez !
Jamais !
Je suis laide !
Oh ! non pas.
Rends donc plus de justice à tes divins appas !
Je brûle ! Ignores-tu, reine des inhumaines,
Comme l’amour nous tient, nous autres capitaines,
Et que, quand la beauté nous accepte pour siens,
Nous sommes braise et feu jusque chez les Russiens !
Vous avez lu cela quelque part dans un livre.
C’est possible.
Haut.
Un baiser !
Allons ! vous êtes ivre !
D’amour !
Vous vous raillez, avec votre air mignon,
Monsieur l’insouciant de belle humeur !
Oh non !
Le Roi l’embrasse.
C’est assez !
Çà, je veux t’épouser.
Ta parole ?
Quelle fille d’amour délicieuse et folle !
Hé bien ! que penses-tu de la vengeance, enfant ?
Ô trahison ! — L’ingrat ! — Grand Dieu ! mon cœur se fend !
Oh ! comme il me trompait ! — Mais c’est qu’il n’a point d’âme !
Mais c’est abominable ! Il dit à cette femme
Des choses qu’il m’avait déjà dites à moi !
Cachant sa tête dans la poitrine de son père.
— Et cette femme, est-elle effrontée ! — oh !…
Tais-toi.
Pas de pleurs. Laisse-moi te venger !
Hélas ! — Faites
Tout ce que vous voudrez.
Merci !
Grand Dieu ! vous êtes
Effrayant. Quel dessein avez-vous ?
Tout est prêt.
Ne me le reprends pas, cela m’étoufferait !
Écoute. Va chez moi, prends-y des habits d’homme,
Un cheval, de l’argent, n’importe quelle somme,
Et pars, sans t’arrêter un instant en chemin,
Pour Évreux, où j’irai te joindre après demain.
— Tu sais, ce coffre auprès du portrait de ta mère ?
L’habit est là. — Je l’ai d’avance exprès fait faire. —
Le cheval est sellé. — Que tout soit fait ainsi.
Va. — Surtout garde-toi de revenir ici,
Car il va s’y passer une chose terrible.
Va.
Venez avec moi, mon bon père !
Impossible.
Il l’embrasse.
Ah ! je tremble !
À bientôt !
Fais ce que je te dis.
Scène III.
LE ROI, dans la maison.
Tu m’en demandes vingt, en voici d’abord dix.
S’arrêtant au moment de les lui donner.
Il passe ici la nuit, pour sûr ?
Le temps se couvre.
Au fait, il ne va pas toujours coucher au Louvre.
Soyez tranquille ; avant une heure il va pleuvoir.
La tempête et ma sœur le retiendront ce soir.
À minuit, je reviens.
N’en prenez pas la peine.
Je puis jeter tout seul un cadavre à la Seine.
Non, je veux l’y jeter moi-même !
À votre gré.
Tout cousu dans un sac, je vous le livrerai.
Bien. — À minuit ! — J’aurai le reste de la somme.
Tout sera fait. — Comment nommez-vous ce jeune homme ?
Son nom ? Veux-tu savoir le mien également ?
Il s’appelle le crime, et moi le châtiment !
Scène IV.
L’orage vient, la ville en est presque couverte.
Tant mieux, tantôt la grève en sera plus déserte.
Réfléchissant.
Autant qu’on peut juger de tout ceci, ma foi,
Tous ces gens-là m’ont l’air d’avoir on ne sait quoi.
Je ne devine rien de plus, l’aze me quille !
Maguelonne !
Attendez !
Ô la méchante fille !
Bourgeon qui pousse en avril
Met peu de vin au baril.
Quelle épaule ! quel bras ! ma charmante ennemie,
Qu’il est blanc ! — Jupiter ! la belle anatomie !
Pourquoi faut-il que Dieu qui fit ces beaux bras nus
Ait mis le cœur d’un Turc dans ce corps de Vénus ?
Lairelanlaire !
Repoussant encore le Roi.
Point. Mon frère vient.
Qu’importe !
Il tonne.
Il va pleuvoir d’une admirable sorte.
Bon. Qu’il pleuve ! — Il me plaît cette nuit de choisir
Ta chambre pour logis.
C’est votre bon plaisir ?
Prend-il des airs de roi ! — Monsieur, votre famille
S’alarmera.
Je n’ai ni grand’mère, ni fille,
Et je ne tiens à rien.
Tant mieux !
Tu coucheras,
Mon cher, à l’écurie, au diable, où tu voudras.
Merci.
Va-t’en !
Il pleut ! veux-tu pas que je sorte
D’un temps à ne pas mettre un poète à la porte ?
Laisse-le donc rester ! — Dix écus d’or ! et puis
Dix autres à minuit !
Trop heureux si je puis
Offrir pour cette nuit à monseigneur ma chambre !
On y grille en juillet, en revanche en décembre
On y gèle, est-ce pas ?
Monsieur la veut-il voir ?
Voyons.
Pauvre jeune homme !
Ô mon Dieu ! qu’il fait noir !
Voici le lit, monsieur, la chaise, et puis la table.
Combien de pieds en tout ?
Trois, six, neuf, — admirable !
Tes meubles étaient donc à Marignan, mon cher,
Qu’ils sont tous éclopés ?
Et l’on dort en plein air.
Ni vitres, ni volets. Impossible qu’on traite
Le vent qui veut entrer de façon plus honnête !
Bonsoir.
Que Dieu vous garde !
Ah ! je suis las, mortdieu ! —
Donc, en attendant mieux, je vais dormir un peu.
Que cette Maguelonne est fraîche, vive, alerte !
Se redressant.
J’espère bien qu’il a laissé la porte ouverte.
— Oui, c’est bien !
Ce jeune homme est charmant !
Je crois bien.
Il met vingt écus d’or dans ma poche.
Combien ?
Vingt écus.
Il valait plus que cela.
Poupée !
Va voir là-haut s’il dort. N’a-t-il pas une épée ?
Descends-la.
Quel dommage !
Il dort. Pauvre garçon !
Scène V.
Une chose terrible ? — Ah ! je perds la raison.
— Il doit passer la nuit dans cette maison même.
— Oh ! je sens que je touche à quelque instant suprême ! —
Mon père, pardonnez, vous n’êtes plus ici,
Je vous désobéis d’y revenir ainsi ;
Mais je n’y puis tenir. —
Qu’est-ce donc qu’on va faire ?
Comment cela va-t-il finir ? — Moi qui naguère,
Ignorant l’avenir, le monde et les douleurs,
Pauvre fille, vivais cachée avec des fleurs,
Me voir soudain jetée en des choses si sombres ! —
Ma vertu, mon bonheur, hélas ! tout est décombres !
Tout est deuil ! — Dans les cœurs où ses flammes ont lui
L’amour ne laisse donc que ruine après lui ?
De tout cet incendie il reste un peu de cendre.
Il ne m’aime donc plus ! —
Il me semblait entendre,
Tout à l’heure, à travers ma pensée, un grand bruit
Sur ma tête. Il tonnait, je crois. — L’affreuse nuit !
Il n’est rien qu’une femme au désespoir ne fasse.
Moi qui craignais mon ombre ! —
Oh ! qu’est-ce qui se passe !
Tandis que je suis là, Dieu ! j’ai le cœur saisi,
Pourvu qu’on n’aille pas tuer quelqu’un ici !
Quel temps !
Pluie et tonnerre.
Oui, l’on fait à cette heure
Mauvais ménage au ciel ; l’un gronde et l’autre pleure.
Si mon père savait à présent où je suis !
Mon frère !
On a parlé, je crois.
Mon frère !
Et puis ?
Sais-tu, mon frère, à quoi je pense ?
Non.
Devine.
Au diable !
Ce jeune homme est de fort bonne mine.
Grand, fier comme Apollo, beau, galant par-dessus.
Il m’aime fort. Il dort comme un enfant Jésus.
Ne le tuons pas.
Ciel !
Recouds-moi tout de suite
Ce vieux sac.
Pourquoi donc ?
Pour y mettre au plus vite,
Quand j’aurai dépêché là-haut ton Apollo,
Son cadavre et ce grès, et tout jeter à l’eau.
Mais…
Ne te mêle pas de cela, Maguelonne.
Si…
Si l’on t’écoutait, on ne tuerait personne.
Raccommode le sac.
Quel est ce couple-ci ?
N’est-ce pas dans l’enfer que je regarde ainsi ?
J’obéis. — Mais causons.
Soit.
Tu n’as pas de haine
Contre ce cavalier ?
Moi ! C’est un capitaine !
J’aime les gens d’épée, en étant moi-même un.
Tuer un beau garçon, qui n’est pas du commun,
Pour un méchant bossu fait comme une S !
En somme,
J’ai reçu d’un bossu pour tuer un bel homme,
Cela m’est fort égal, dix écus tout d’abord ;
J’en aurai dix de plus en livrant l’homme mort.
Livrons. C’est clair.
Tu peux tuer le petit homme
Quand il va repasser avec toute la somme.
Cela revient au même.
Ô mon père !
Est-ce dit ?
Hein ? pour qui me prends-tu, ma sœur ? suis-je un bandit ?
Suis-je un voleur ? Tuer un client qui me paie !
Hé bien ! mets dans le sac ce fagot de futaie.
Dans l’ombre, il le prendra pour son homme.
C’est fort.
Comment veux-tu qu’on prenne un fagot pour un mort ?
C’est immobile, sec, tout d’une pièce, roide,
Cela n’est pas vivant.
Que cette pluie est froide !
Grâce pour lui !
Chansons !
Mon bon frère !
Plus bas !
Il faut qu’il meure ! Allons, tais-toi.
Je ne veux pas !
Je l’éveille et le fais évader.
Bonne fille !
Et les dix écus d’or ?
C’est vrai.
Là, sois gentille,
Laisse-moi faire, enfant !
Non. Je veux le sauver !
Voyons. — L’autre à minuit viendra me retrouver.
Si d’ici là quelqu’un, un voyageur, n’importe,
Vient nous demander gîte et frappe à notre porte,
Je le prends, je le tue, et puis, au lieu du tien
Je le mets dans le sac. L’autre n’y verra rien.
Il jouira toujours autant dans la nuit close,
Pourvu qu’il jette à l’eau quelqu’un ou quelque chose.
C’est tout ce que je puis faire pour toi.
Merci.
Mais qui diable veux-tu qui passe par ici ?
Seul moyen de sauver ton homme.
À pareille heure ?
Ô Dieu ! vous me tentez, vous voulez que je meure !
Faut-il que pour l’ingrat je franchisse ce pas ?
Oh ! non, je suis trop jeune ! — Oh ! ne me poussez pas,
Mon Dieu !
S’il vient quelqu’un dans une nuit pareille,
Je m’engage à porter la mer dans ma corbeille.
Si personne ne vient, ton beau jeune homme est mort.
Horreur ! — Si j’appelais le guet ?… Mais non, tout dort.
D’ailleurs cet homme-là dénoncerait mon père.
Je ne veux pas mourir pourtant. J’ai mieux à faire,
J’ai mon père à soigner, à consoler, et puis
Mourir avant seize ans, c’est affreux. Je ne puis !
Ô Dieu ! sentir le fer entrer dans ma poitrine !
Ah !
Ma sœur, l’heure sonne à l’horloge voisine.
C’est onze heures trois quarts. Personne avant minuit
Ne viendra. Tu n’entends au dehors aucun bruit ?
Il faut pourtant finir, je n’ai plus qu’un quart d’heure.
Mon frère, encore un peu !
Quoi ! cette femme pleure !
Et moi, je reste là, qui peux le secourir !
Puisqu’il ne m’aime plus, je n’ai plus qu’à mourir.
Eh bien ! mourons pour lui. —
C’est égal, c’est horrible !
Non, je ne puis attendre enfin, c’est impossible.
Encor si l’on savait comme ils vous frapperont !
Si l’on ne souffrait pas ! mais on vous frappe au front,
Au visage… Ô mon Dieu !
Que veux-tu que je fasse ?
Crois-tu pas que quelqu’un viendra prendre sa place ?
Je suis glacée !
Se dirigeant vers la porte.
Allons !
S’arrêtant.
Mourir ayant si froid !
On frappe !
C’est le vent qui fait craquer le toit.
On frappe !
C’est étrange !
Holà ! qu’est-ce ?
À Saltabadil.
Un jeune homme.
Asile pour la nuit !
Il va faire un fier somme !
Oui, la nuit sera longue.
Ouvrez !
Attends ! — Mordieu !
Donne-moi mon couteau que je l’aiguise un peu.
Ciel ! j’entends le couteau qu’ils aiguisent ensemble !
Pauvre jeune homme ! il frappe à son tombeau.
Je tremble !
Quoi, je vais donc mourir !
Ô Dieu, vers qui je vais,
Je pardonne à tous ceux qui m’ont été mauvais,
Mon père, et vous, mon Dieu ! pardonnez-leur de même,
Au roi François premier, que je plains et que j’aime,
À tous, même au démon, même à ce réprouvé
Qui m’attend là, dans l’ombre, avec un fer levé !
J’offre pour un ingrat ma vie en sacrifice.
S’il en est plus heureux, oh ! qu’il m’oublie ! — et puisse,
Dans sa prospérité que rien ne doit tarir,
Vivre longtemps celui pour qui je vais mourir !
Se levant.
— L’homme doit être prêt !
Hé ! dépêche, il se lasse.
Bon. — Derrière la porte attends que je me place.
J’entends tout ce qu’il dit. Oh !
J’attends le signal.
Ouvre.
Entrez.
Ciel ! il va me faire bien du mal !
Eh bien ! qu’attendez-vous ?
La sœur aide le frère.
— Ô Dieu ! pardonnez-leur ! — Pardonnez-moi, mon père !