VII — PIERRE ET FREDDY


Pendant que les grandes personnes causaient ainsi, Pierre et Freddy, gavés de gâteaux et de lait crémeux, sortirent par la porte ouverte qui donnait sur le jardin.

Freddy alla s’abattre tout d’une course au pied d’un cerisier, en tirant petit Pierre par son gilet, ce qui les fit rouler à terre tous les deux pêle-mêle.

Fous d’une joie mal contenue, ils se donnèrent spontanément une franche accolade qui consola amplement Pierrot de sa déception de l’après-midi.

Derrière la « sucrerie » le soleil se couchait, enflammant d’une ligne d’or rouge la cime onduleuse des érables. À droite, les champs s’agitaient sous la brise, et, là-bas, sur le coteau, dans le vert pâturage, une vache poussait par intervalles, un beuglement de bête repue.

Le petit Freddy, qui tenait de sa mère son vif amour de la campagne, dit à son cousin Pierre, en lui montrant le jardin et la double rangée d’érables bordant la cour, à travers lesquels on apercevait les bâtiments blanchis à la chaux :

— Comme c’est grand, et beau, chez vous, et comme tu dois être heureux de respirer à ton aise, de courir dans l’herbe, de te rouler, de t’étendre sans craindre les taloches et les mots crus des grands garçons ! Chez nous, on n’a qu’une petite cour toute en terre, avec un hangar de rien. Quand il pleut, l’eau y reste des jours et des jours. Tu sais, en ville, le soleil n’est pas comme par ici, ni aussi chaud ; il prends du temps à sécher nos petites cours.

Au-dessus de chez nous, il y a des gamins, et comme ils ont droit à la cour, ils sont toujours dedans ; et je ne puis jouer à rien, ni rien dire parce qu’ils sont sournois comme tout. Il y a une manufacture sur la rue d’en arrière, ça fait tant de fumée qu’on étouffe parfois, et que maman doit fermer les fenêtres de ce côté-là malgré la grosse chaleur qu’il fait.

— C’est-y de la fumée comme les gros chars ? dit petit Pierre. En fait de fumée qui nous enveloppe, il ne connaissait à vrai dire, que celle qui sortait de la pipe de son père, fumeur obstiné.

Oh ! non, repartit Freddy, ça salit tout le linge de maman ; des fois, elle est obligée de l’ôter de sur la corde, pour ne pas le recommencer. Pendant ce temps-là, Pierre avait jeté une pluie de grappes de cerises rouges sur Freddy qui les prenait les unes après les autres et en faisait un bouquet avec un air d’envie.

Manges-en donc ! dit Pierre.

— Ah ! pas le soir ! je serais bien trop malade !

Pourquoi ! fit Pierre, étonné.

— Mais, ça ne digère pas le soir, tu sais bien !

— Quoi c’est ? digérer ? je ne connais pas ça !

— Mais tu sais bien que ça veut dire avoir mal au cœur, puis au ventre !

Je n’ai jamais mal là, moi, dit Pierre. Tiens, regarde, et il mit entre ses lèvres toute une grappe de cerises ; tirant sur la queue, il la retira complètement dépouillée, puis il avala cerises et noyaux avec un petit air joyeux.

Freddy n’en croyait pas ses yeux. Pierre mangeait tout ce qu’il voulait et n’était jamais malade ! Lui qui, un soir sur trois, était obligé de boire des pleines tasses d’eau chaude et de prendre des remèdes.

Prends-en, lui dit Pierre. Elles sont bien mûres, et tu vas voir que tu ne seras pas malade. On ira jouer avec Pitou ensuite.

Freddy se laissa tenter sous le cerisier, comme mère Ève sous le pommier. On alla en gambadant trouver Pitou, qui faisait la sieste dans la cour, sa large langue pendait de sa face noire et sa queue battait la mesure sur ses flancs crépus.

Petit Pierre se coucha dessus et roula plusieurs fois avec Pitou, sans lâcher prise, malgré les grognements du chien qui, disposé à jouer, plissait le nez d’un air menaçant et montrait ses crocs acérés. Freddy effrayé, croyant Pitou enragé, reculait vivement en appelant au secours. Papa ! Papa ! Viens vite, Pierre va se faire mordre ! — Mais c’est pour rire, on joue, dit le petit garçon en se relevant aussitôt. Pitou n’est jamais méchant. Viens-tu voir ma voiture ? ajouta aussitôt l’enfant. J’attelle Pitou dessus ; des fois, il me mène jusque chez mon oncle Raoul : c’est loin, tu sais, au Trait-Carré.

— Qu’est-ce que c’est ça… le Trait-Carré ?

— Bien, c’est le rang d’à-côté.

Où est-ce donc, le rang d’à-côté ? dit en riant Freddy qui ne se connaissait pas beaucoup en chemins de campagne.

Bien c’est le grand chemin que tu vois, là-bas. Il prend à l’église… tu sais, la belle église qui a des fenêtres de toutes les couleurs ?

Ah ! Oui, je comprends, c’est loin, pour vrai, dit Freddy. Si tu veux, on s’y rendra tous les deux dans ta voiture, demain ?

Certain, si Pitou veut…

On entra aussitôt dans la grange, et petit Pierre, triomphant sortit sa voiture à quatre roues façonnées à la hache, que le fermier avait finies avec son couteau de poche. Un petit bâton arrondi servait d’essieu et trois planches brutes, garnies d’un poteau à chaque coin, faisaient tous les frais de la carrosserie. Mais petit Pierre n’admirait pas moins sa voiture. Il fut bien étonné, puis humilié quand Freddy, en l’apercevant, lui dit en riant aux éclats, les deux mains sur les cuisses.

— C’est ça ! que tu appelles ta voiture ?

— Mais oui, qu’est-ce que tu veux que ça soit ?

Mais ce n’est pas une voiture, ça ! Des planches sur des blocs de bois ! Un cabarouet !

Mais, je la trouve belle, moi, dit Pierre, elle est bien plus jolie que celle de Roland !

— Ah ! mais tu n’as jamais vu ça, toi, une voiture pour vrai ! Au jour de l’an, chez nous, on m’en a donné une toute en belle tôle rouge, avec quatre grandes roues en fer hautes comme ça ! puis de vrais essieux, des moyeux, tout ce qu’il faut !… Comme la voiture de ton père qui nous a amenés de la gare. Et c’est écrit dessus en grosses lettres noires : Army Service. Ça ça veut dire : Au service de l’armée.

Pierre ne répondit pas, il ne comprenait pas bien, une voiture en tôle peinte en rouge. Est-ce que tu as un chien comme Pitou, fit-il, après un long silence ? Pas besoin, je m’assieds sur le siège, car j’ai un siège, moi, et je fais marcher mes pédales.

Qu’est-ce que c’est ça, des pédales ? demanda Pierre.

— Bien, c’est des morceaux en fer, de chaque côté de ma voiture. Quand je mets le pied, dessus comme ça, vois-tu ça lève ! puis ça descend, puis ça lève encore, et les roues marchent, et je vais aussi loin que je veux !

Toute la joie du pauvre Pierrot s’était évanouie. Songez donc ! il y avait sur la terre des petits garçons comme lui, qui avaient de belles voitures rouges, qui marchaient toutes seules, pareilles aux autos qui passaient des fois, sur le grand chemin, et qu’il admirait tant ! Que Freddy était chanceux !

Mais, où te promènes-tu, dit-il enfin, si tu as une cour de rien ?

— En avant sur le trottoir. C’est tout en pierre, tu sais le trottoir et puis la rue. Il n’y a pas de boue comme ici ; pas grand moyen dans vos chemins de mettre de belles bottines, dit-il en montrant son pied finement chaussé. Mais chez-nous, les rues sont toujours propres, c’est uni comme de la glace. J’ai de beaux patins à roulettes. Connais-tu ça ?

Non, dit Pierre en hochant la tête.

— Tiens, c’est des affaires tout en fer qu’on attache en dessous de ses chaussures, dit Freddy, en touchant sa semelle du plat de la main. Il y a des roulettes après, et tu envoies ton pied comme ça, fit-il, le corps en avant pour imiter le geste de patiner, ensuite comme ça avec l’autre pied, et tu roules… tu roules… loin, loin !

Petit Pierre riait fort de voir faire son cousin mais il avait des larmes aux yeux, tant il aurait donné gros pour faire comme ça, loin, loin… sur un trottoir uni comme de la glace. Comme ça devait être amusant de se sentir entraîné sur des roulettes ; ça devait faire l’effet d’une paire d’ailes qui l’entraîneraient malgré lui.

Puis le dimanche, continua Freddy, fier de découvrir tout à coup, dans sa petite vie, des joies auxquelles il ne pensait plus, il y a le parc Riverside. Là pour dix sous l’entrée, tu vois tout ce que tu veux, des girafes qui ont le cou haut comme des arbres, et puis des éléphants !

Je connais ça, des éléphants, dit vivement petit Pierre, j’en ai un sur une image.

— Oui, mais ce n’est pas des images au Parc Riverside, c’est des gros éléphants vivants. On leur donne du pain de loin, en étendant le bras, la tête rejetée en arrière, parce qu’ils nous emporteraient avec leur trompe. Il y a aussi des ours, des singes, des tigres, toutes sortes de bêtes, puis les chevaux tournants.

Ah ! ça ! dit Freddy en battant des mains, je ne m’en rassasie jamais ! Imagines-toi, une grosse musique comme un orgue. Tout autour, il y a des chevaux, des lions, des chèvres, en bois par exemple, mais gros comme des vrais, et tout couverts de velours. Tu t’assois sur un cheval ou sur un lion, comme tu aimes mieux, et la musique commence à jouer « turlututu boum boum, turlututu », chanta Freddy, et les chevaux prennent le galop ! Tu sautes assez que tu es obligé de tenir ton cheval par le cou, bien serré pour ne pas tomber. Tiens, c’est assez drôle ! Et Freddy, les yeux au loin, les lèvres rieuses, pense avec un air d’extase aux plaisirs du carrousel.

Petit Pierre en avait assez. Il proposa : veux-tu on va rentrer ? Il commence à faire noir. Mais non, répondit Freddy, regarde donc, c’est tout plein d’étoiles. Tu es donc chanceux d’avoir si grand pour jouer, répéta le petit citadin.

Ah oui, Pierre savait bien qui des deux était le plus chanceux. Qu’est-ce que lui faisaient les étoiles, l’air pur et la grande cour ! Est-ce qu’il ne voyait pas cela depuis toujours ? Qu’est-ce qu’il avait, lui, en fin de compte, pour jouer ? Son cabarouet, comme disait Freddy, et le gros chien Pitou qui sentait la laine échaudée ! En ce moment il aurait bien donné tout cela pour les patins à roulettes ou la belle voiture rouge, ou, seulement pour le tour à cheval sur les beaux lions dorés. Et le petiot, le cœur plein d’envie, ne trouva plus rien à dire. Quand il rentra dans la cuisine avec son cousin Freddy, la fermière leur demanda : « Où étiez-vous donc, mes petits, il est déjà tard et le beau Freddy doit s’endormir. »

— Oh ! non ! ma tante, on est si bien par ici ! — Moi, je m’endors, dit Pierre.

— Il est neuf heures, aussi, répondit sa mère, qui alla aussitôt préparer les lits.