IV. L’ARRIVÉE DU TRAIN


D’habitude, la petite gare de la Plaine est bien paisible. Seuls, quelques rares promeneurs y descendent, la semaine, car les marchands juifs qui, chaque saison, parcourent les rangs en étalant leurs marchandises, et les divers entremetteurs qui viennent acheter en bloc les produits de la ferme, font toujours le trajet en voiture. Mais, on y voit par exemple de longues rangées de bidons de lait, que les habitants du rang portent matin et soir au train qui les amène à Montréal où des laitiers le distribueront ensuite de porte en porte. Le samedi, quand la température est favorable, nombre de citadins, avides d’air pur et de liberté, descendent à la Plaine pour y passer vingt-quatre heures dans un heureux farniente, étendus sous les grands arbres, derrière lesquels coule un petit ruisseau à la chanson cristalline.

Ce jour là particulièrement, il y eut quantité de touristes. Une vingtaine d’amis de la grande Ville se payaient une excursion champêtre. Et petit Pierre, émerveillé, regardait étonné les grands chapeaux à plumes et les joues fardées des belles dames, les souliers vernis et pointus de ces messieurs, quand soudain son père le tira vers un homme qui, la main en visière sur les yeux, semblait chercher quelqu’un dans la foule.

En voyant le fermier, l’étranger s’avance et lui demande avec un fort accent anglais : Êtes-vous Monsieur Joseph Leblanc ?

— Et vous, Antoine ? dit le fermier, tendant ses deux mains dans un élan spontané.

Les deux frères, tout émus, se regardèrent un instant en silence, puis le fermier reprit : On se retrouve enfin ! Ce que notre vieille mère va être heureuse ! Et prenant la valise des mains du voyageur, il l’attira vivement hors de cette foule qui paralysait leurs épanchements.

— Je suis heureux, moi aussi, Joseph, dit Antoine. Il y a bien longtemps que je voulais faire ce voyage.

— Est-ce Freddy, ce grand garçon ? demanda son frère, en désignant un garçonnet qui s’avançait vers lui.

— Oui, fit Antoine, c’est l’aîné de la famille ; il a onze ans.

— Un an de plus que Pierre, alors, reprit Joseph en montrant l’enfant qui devint rouge jusqu’aux cheveux.

— Un bien joli boy, fit son oncle en lui tapant amicalement la joue, il rayonne de santé.

— Je les croyais du même âge, mais j’aurais bien donné douze ans à ton garçon, dit Joseph, en regardant le joli visage, pâle et tranquille de Freddy, et sa taille maigre aux longs membres, comme ceux des enfants qui ont grandi trop vite.

Le petit Freddy, ayant dans toutes ses manières une assurance de petit homme, tendit gentiment la main à son oncle et à petit Pierre.

Antoine Leblanc était de la même taille que son frère Joseph ; mais il était loin d’avoir son apparence de force et de santé. Les épaules carrées de celui-ci, sa figure pleine et rougeaude, son thorax puissant et ses membres rugueux, d’une vigueur peu commune, lui donnaient l’allure de ces premiers colons, véritables conquérants de la forêt.

Antoine avait des membres grêles et allongés, ses épaules pointaient sous l’étoffe, sa poitrine, comme comprimée, faisait paraître plus courbée sa maigre échine. Il avait les joues blêmes et les tempes grisonnantes, et son regard à l’expression honnête et douce, était comme encavé sous d’épais sourcils. Par contre, il portait un vêtement brun d’une coupe impeccable, et son melon de la même nuance, ainsi que ces chaussures fines, dénotaient un véritable souci de l’élégance. Il offrait le type parfait de l’ouvrier Américain qui, trop longtemps privé d’air pur, au travail assidu de l’usine et obligé de vivre dans les logements étroits et sombres, paraît déjà voué à la dyspepsie. Il portait au petit doigt un serpent d’or bruni orné d’un énorme chaton vert. Pierre, qui l’observait, n’en revenait pas ! C’était son oncle, ce beau monsieur-là ! Et comme Freddy était bien habillé ! Lui qui était si fier de ses beaux boutons jaunes et de ses bottes neuves, il sentait qu’il était bien vilain à côté de son cousin, qui portait avec la grâce d’un jeune dandy un complet de plaid écossais, des chaussures fines et des gants de chevreau.

Le petit cœur de Pierre était bien mal à l’aise : il aurait préféré que son beau cousin eût comme lui des habits d’étoffe et qu’il fût moins gênant. Malgré le désir qu’il avait de l’embrasser, Freddy ne s’avançait pas, se contenant de sourire quand leurs regards se rencontraient. Lorsque petit Pierre allait à Saint-Lin, chez son oncle Charles, les cousins Roland et Hercule avaient vite fait de lui sauter au cou et de l’amener dans la cour, où l’on jouait au cheval à tour de rôle.

« Ils vont venir demain », pensa soudain le petit homme, et la perspective d’une longue journée de plaisir dissipa à demi le chagrin de l’enfant déçu.

En s’approchant de la voiture, le fermier dit à son frère : « Je t’aurais jamais reconnu, tu sais, j’ai beau te regarder, tu ne te ressembles plus ! »

— Oui, dit Antoine, je dois avoir terriblement vieilli. Mais toi, mon aîné, tu parais avoir dix ans de moins que moi. En te voyant, je t’ai reconnu tout de suite, va. Comment peut-on vieillir avec ce bon air qui vous réjouit le cœur, dit-il en humant avec force et en promenant son regard au loin. Et, tout en parlant, il montra, d’un geste large, l’étendue de la vaste plaine.

Le fermier garda le silence : il songeait avec bonheur que l’amour de la terre n’était pas encore éteint dans le cœur de son frère, et, sans rien approfondir, il ajouta en indiquant la voiture : montons.

On détacha Blanchette, qui piaffait depuis le départ du train. Installés tous les quatre dans le phaéton, et la valise bien assujettie à l’arrière, on partit bon train pour la maison natale.