Le paiement de l’indemnité prussienne et l’état de nos finances

Le paiement de l’indemnité prussienne et l’état de nos finances
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 106 (p. 156-177).
LE PAIEMENT
DE L’INDEMNITÉ PRUSSIENNE
ET L’ÉTAT DE NOS FINANCES

Au moment où paraîtront ces pages, l’évacuation des derniers départemens occupés par l’ennemi sera commencée; nous aurons payé la presque totalité de notre rançon, 4 milliards 1/2 sur 5, et les 500 millions restans seront soldés dans les deux mois qui vont suivre, en août et en septembre, à raison de 250 millions par mois. Jusque-là la place de Verdun sera le dernier gage entre les mains des Prussiens. Ce résultat aura été obtenu en deux ans et demi, depuis la conclusion de la paix, et malgré l’horrible guerre civile de la commune. Pour en comprendre toute l’importance, il faut se rappeler qu’il s’agissait non pas seulement de transférer aux Prussiens un capital égal à 5 milliards, sous une forme quelconque; on était tenu de les payer en espèces métalliques ou en valeurs identiques. Jamais problème financier semblable ne s’était posé en face d’une nation. En 1815, après nos premiers malheurs, l’indemnité qui nous fut imposée était de 700 millions; elle s’éleva à 1,100 environ avec la solde des troupes d’occupation et les créances qu’on avait à répéter contre nous ; nous eûmes cinq ans pour la payer, et, quand au bout de trois ans, grâce aux habiles négociations du duc de Richelieu, l’ennemi consentit à évacuer notre territoire, nous lui devions encore 265 millions, pour lesquels il voulut bien accepter des rentes jusqu’à concurrence de 100 millions et des engagemens payables de mois en mois par neuvième pour le reste, lesquels engagemens étaient garantis par MM. Baring et Hope. Aujourd’hui on ne nous fait aucune espèce de crédit ; il nous faudra avoir tout payé en espèces métalliques avant le départ du dernier Prussien. Ce tout se compose non-seulement du principal de l’indemnité, mais des intérêts et des frais de l’occupation de l’armée ennemie, et si on ajoute les contributions prélevées directement par les Prussiens pendant la guerre et les rançons particulières qu’ils ont exigées de certaines villes, notamment les 200 millions de la ville de Paris, on arrive à une somme de plus de 6 milliards, dont il faut retrancher seulement, comme n’ayant pas été acquittés en espèces métalliques, 325 millions affectés au rachat des chemins de fer d’Alsace et de Lorraine, et 100 millions en billets de la Banque de France que les Prussiens ont bien voulu accepter pour la rançon de la capitale.

Les Américains ont eu aussi des charges énormes à liquider après la guerre de sécession. Leur dette, de 1 milliard à peine, s’était élevée à 15 ou 16 milliards; mais cette élévation avait eu lieu successivement en quatre ans, et provenait en grande partie d’emprunts contractés à l’intérieur, par l’émission de bons ou de papier-monnaie. Une fois la paix faite, ils n’ont point eu de rançon à payer, point d’espèces métalliques à réaliser à tout prix ; il leur a suffi de faire face à l’intérêt de leur dette et d’en amortir une portion chaque année. Il nous faut, à nous, d’abord payer l’indemnité prussienne en numéraire, et trouver encore d’autres ressources pour liquider nos propres dépenses, qui ont été considérables.


I.

Tout le monde sait que la France est riche. Favorisée par un climat excellent, elle produit en abondance presque toutes les denrées les plus nécessaires à la vie : les céréales, le vin, le charbon, le fer, les huiles de toute nature; elle a par-dessus tout une main-d’œuvre incomparable pour travailler les matières premières, et en tirer ces merveilles de l’art et de l’industrie que tout l’univers se dispute. On sait enfin que, grâce aux perfectionnemens de toute sorte, aux inventions de la science moderne, aux chemins de fer, à la télégraphie électrique et aussi à la découverte des nouveaux gisemens aurifères, elle a augmenté sa production dans des proportions inouïes. On n’a qu’à consulter les tableaux de notre commerce extérieur, qu’à comparer les chiffres d’aujourd’hui avec ceux d’il y a vingt ans, on verra qu’ils ont triplé. La Banque de France fait aussi cinq ou six fois plus d’opérations qu’en 1850, et à côté d’elle sont venus s’organiser d’autres établissemens de crédit qui ont également une clientèle très importante. On sait tout cela; mais ce qu’on sait moins, c’est à quel degré notre pays, grand producteur et habile travailleur, est en même temps économe. Un homme d’état illustre nous racontait dernièrement qu’en 1841 Robert Peel, s’entretenant avec lui de la richesse comparative de la France et de l’Angleterre, lui disait : « En Angleterre, il y a une personne sur cinq qui dépense tout son revenu, ou ce qu’elle gagne en France, il y en a une à peine sur quarante, les trente-neuf autres font des économies. » Le même homme d’état ajoutait que, rentré en France, il avait voulu contrôler par lui-même cette assertion, et qu’il l’avait trouvée très exacte. En effet dans notre pays, malgré le peu de tendance à l’épargne qu’ont les classes ouvrières, surtout celles qui gagnent de gros salaires, on peut constater, en prenant l’ensemble de la population et en tenant compte des habitudes des campagnes, que l’esprit d’économie prédomine dans une proportion remarquable.

Il est difficile de dire à combien peuvent s’élever annuellement toutes les économies réunies. Si nous avions, comme en Angleterre, un impôt sur le revenu atteignant toutes les branches de la fortune publique, on pourrait, en capitalisant l’augmentation du revenu soumise chaque année à l’impôt, évaluer d’une façon assez précise le chiffre des économies annuelles; mais ce moyen nous manque, et nous n’en avons pas d’autre qui puisse y suppléer : on en est réduit à des données approximatives. Voyons d’abord les dépenses extraordinaires qui ont eu lieu depuis une certaine époque. Si on peut calculer ces dépenses et montrer qu’elles ne nous ont pas appauvris, on sera en droit de conclure que le pays les a faites sur ses économies, et qu’elles représentent au moins le montant de ses épargnes. Or pendant la durée du second empire, on a emprunté, tant pour combler les déficits du budget, qui étaient pour ainsi dire permanens, que pour satisfaire à des besoins extraordinaires tels que la guerre de Crimée et celle d’Italie, environ 4 milliards 1/2, soit pour dix-neuf ans 250 millions par an. On a dépensé en travaux extraordinaires de chemins de fer et autres au moins 1 milliard par an; on a consacré à des améliorations de toute nature, qui se sont traduites par des habitations plus confortables et des ameublemens plus riches, une somme annuelle égale peut-être à 500 millions; les embellissemens de la ville de Paris absorbaient seuls plus de 200 millions. Si maintenant on y ajoute la part qui nous revient dans les entreprises industrielles et les emprunts du dehors, et qui peut bien s’élever encore à 5 milliards, soit 260 millions par an, on arrive à une somme ronde de 2 milliards. Et cependant, avant la guerre de 1870, la France, malgré cet emploi extraordinaire de capitaux, était loin d’être épuisée; elle supportait facilement le poids des charges qu’un gouvernement imprévoyant avait fait peser sur elle, et elle avait en réserve des ressources immenses pour les besoins inattendus. On l’a bien vu pendant la guerre, et ce qui l’atteste encore mieux, c’est la facilité avec laquelle elle s’est relevée au lendemain de ses désastres; elle n’a pu en trouver les moyens que dans les ressources qu’elle avait accumulées auparavant. Par conséquent on peut dire que le chiffre de 2 milliards ne représente pas encore exactement l’épargne annuelle de notre pays, qui doit être plus considérable. On peut en juger par ce simple rapprochement avec l’Angleterre : celle-ci, avec un commerce extérieur qui est de 12 à 13 milliards, réalise, croit-on, une économie annuelle de près de 5 milliards. Notre commerce extérieur à nous dépasse 8 milliards; à ce compte, nous devrions faire une économie de plus de 3 milliards. Ce chiffre est d’autant plus probable que, suivant l’observation très juste de Robert Peel, la France, à richesse égale, est plus économe que l’Angleterre.

Cependant cette économie annuelle de 3 milliards, qui pouvait être celle d’avant la guerre, a-t-elle continué depuis? Il y a tout lieu de le supposer. Notre pays a beau se trouver en proie aux révolutions politiques, n’avoir pas de lendemain assuré, être déchiré par les partis qui se disputent le pouvoir, il n’en conserve pas moins une virtualité économique et industrielle qui résiste à tout. On peut même dire qu’à force de subir des révolutions il finit par s’y habituer et ne plus s’en trop émouvoir; il compte sur la Providence ou sur la force des choses pour tout remettre en ordre. On ne peut expliquer que par cette raison la différence qu’il y a entre notre situation d’aujourd’hui et celle qui a suivi la révolution de février. Nous avons, certainement beaucoup plus de capitaux qu’alors, nous sommes mieux outillés industriellement, nos relations avec le dehors sont mieux établies; mais tout cela ne suffirait pas pour maintenir notre activité commerciale au degré où elle est, s’il n’y avait pas aussi un changement considérable dans la disposition de notre esprit, dans la façon dont nous envisageons les événemens. En 1848, nous n’avions perdu qu’un trône, la société était debout tout entière avec ses intérêts et ses instincts conservateurs, — les élections qui ont suivi l’ont bien prouvé, — et pourtant, comme il y avait un inconnu dans l’avenir, et que l’on commençait à prononcer les premiers mots de socialisme, les esprits furent effrayés, et les affaires ne purent pas reprendre tant que dura la période révolutionnaire. Aujourd’hui nous sommes au lendemain de la guerre la plus désastreuse que la France ait jamais subie et d’une insurrection formidable, les étrangers occupent encore notre sol ou tout au moins ils l’occupaient hier, nous avons une rançon énorme à payer, plus que jamais on vit dans l’inconnu, le radicalisme est menaçant, néanmoins on travaille quand même, et si les affaires n’ont pas tout l’essor qu’elles pourraient avoir, elles se tiennent encore à un niveau assez élevé qui nous a donné les moyens de faire face à toutes nos charges.

En 1872, d’après les états de douane, le commerce extérieur et spécial de la France a été de 3 milliards 447 millions à l’importation contre 3 milliards 303 millions en 1868, et de 3 milliards 679 millions à l’exportation contre 3 milliards 74 millions en 1869; c’est une augmentation totale de près de 750 millions. Il est donc vrai que notre activité commerciale ne s’est pas ralentie malgré nos désastres, et que nous devons faire aujourd’hui les mêmes épargnes qu’en 1868 et 1869. Or, en supposant que cette activité ait été la même depuis la fin de la guerre, c’est-à-dire depuis deux ans, nous aurions déjà gagné de quoi payer notre indemnité, sans entamer notre capital social tel qu’il était en 1870. Pourtant ce n’est là qu’un côté de la question. Il fallait, avons-nous dit, payer la rançon en espèces métalliques ou valeurs équivalentes; or comment trouver chez nous 5 milliards de numéraire à transférer au dehors? C’était à peu près l’équivalent de notre stock métallique. Si on l’épuisait, une crise financière formidable était à craindre, et d’ailleurs quel moyen pratique avait-on de réaliser ces 5 milliards, et de les faire sortir de la bourse de chacun de nous ? Il y avait là au début un problème qui paraissait des plus redoutables, et beaucoup de financiers des plus compétens ne croyaient pas à la possibilité de le résoudre en deux ans; c’est ce qui avait porté le gouvernement à demander, par le traité de Francfort conclu en 1872, un an de plus pour le dernier milliard, dans le cas où nous n’aurions pas pu le payer avant le printemps de 1874, — et il arrive que, loin d’avoir eu besoin d’un an de plus, nous avons encore abrégé le premier délai. En septembre de l’année 1873, tout sera soldé et en numéraire, sans que notre pays ait épuisé sa réserve métallique, sans même que nous ayons eu de crise financière sérieuse. Celle qui a éclaté tout d’abord à l’automne de 1872, après l’emprunt de 2 milliards, et qui a coïncidé avec les premiers paiemens de l’indemnité, n’avait rien de grave; elle a été causée plutôt par de mauvaises mesures administratives que par des difficultés tenant au fond de la situation. Il est certain toutefois qu’en avançant dans le paiement de l’indemnité nous avons éprouvé moins d’embarras, et qu’aujourd’hui, à la veille de l’avoir soldée tout entière, le change nous est redevenu favorable, l’or n’a plus qu’une prime insignifiante. Comment a donc pu se résoudre le problème?

Il a été résolu de trois manières : 1° par les échanges commerciaux, 2° par les créances de toute nature que nous avions sur l’étranger, et qui consistaient principalement en titres d’emprunts et en actions et obligations d’entreprises industrielles, 3° enfin par le grand crédit dont nous jouissons en Europe, et qui nous a permis de faire appel aux capitaux du dehors. C’est avec ces trois élémens-là que nous sommes parvenus à si court terme à payer les 5 milliards sans qu’il y ait eu de trouble financier, et même, chose bizarre, sans que nous ayons été aussi éprouvés que l’Allemagne, qui recevait notre argent. Voyons d’abord les échanges commerciaux. Si on interroge les états de douane, on trouve que la balance à notre profit a été en 1872 de 362 millions; mais ces états ne donnent qu’une idée bien imparfaite de l’accroissement de la richesse publique, et même du solde qui résulte de la balance des affaires. D’abord il y a des erreurs dans la façon dont ils sont établis. Quand on calcule les marchandises à l’exportation, on les prend au point de départ, au port d’embarquement ou à la frontière de terre, sans tenir compte des autres frais qu’elles auront à supporter, frais de transport, d’assurance, de commission, qui sont payés à des intermédiaires. Il y a une grande différence entre le prix de la marchandise au moment où elle sort du pays et celui qu’elle a lorsqu’elle arrive à destination; cette différence profite généralement encore au commerce national. De plus les marchandises à l’exportation, n’étant soumises qu’à un simple droit d’enregistrement, ne sont pas évaluées à leur juste valeur : personne ne s’en inquiète et n’a intérêt à s’en occuper; au contraire, celles qui arrivent ayant des droits à payer, on cherche à les estimer assez exactement, et en outre elles viennent grevées des frais de transport, de commission et d’assurance. Par conséquent il n’y a pas de parité dans le mode d’évaluation de ces deux élémens de commerce extérieur; de là des erreurs considérables qui dérangent toutes les inductions.

Ce n’est pas tout : la balance de commerce elle-même, fût-elle relevée exactement, ne signifierait rien pour l’appréciation de la richesse; on peut l’avoir contre soi et s’enrichir beaucoup plus que si on l’avait pour soi. Cela tient à ce qu’elle ne résulte pas seulement des échanges commerciaux ; elle a d’autres causes encore. Voilà un pays par exemple qui a prêté ses capitaux au dehors : on lui envoie chaque année pour le paiement des intérêts des marchandises ou des métaux précieux qui viennent grossir tout naturellement le chiffre des importations; il est bien évident que, si les exportations restent au-dessous, la nation ne s’est pas appauvrie pour cela; elle s’est enrichie au contraire, puisqu’elle n’a eu rien à donner en échange de l’excédant d’importation et qu’elle l’a reçu purement et simplement comme un revenu de ses capitaux. C’est ce qui arrive en Angleterre. Chaque année, dans ce pays, les exportations sont pour des chiffres considérables au-dessous des importations; dans une période de dix ans, la différence aura été peut-être de 10 milliards. S’ensuit-il que l’Angleterre ait perdu cette somme? Loin de là, elle l’a gagnée, c’est un tribut que lui paient les autres nations dont elle est créancière, et quand par hasard elle a le change défavorable, ce qui a lieu quelquefois, c’est encore un signe de sa richesse. C’est parce que, n’ayant pas l’emploi chez elle de tous ses capitaux, elle les envoie au dehors prendre part à des emprunts d’état ou à des entreprises industrielles, et, si elle n’a pas à l’instant même des retours équivalens, elle subit momentanément une perte sur le change.

Nous en étions là nous-mêmes avant la guerre de 1870. En consultant nos états de douane pendant les quinze dernières années de l’empire, on trouve que c’est à peine si les exportations ont balancé les importations. Il semblerait en résulter d’après la théories de la balance du commerce que notre profit a été nul, et que nous n’avons fait qu’échanger nos produits sans augmenter notre capital. Tout le monde sait pourtant que la France s’est beaucoup enrichie pendant cette période; elle était devenue, elle aussi, créancière de presque toute l’Europe. Les états obérés venaient lui emprunter de l’argent, et on trouvait sur son marché des capitaux pour toutes les entreprises industrielles du dehors. Nous avons bien prêté ainsi 4 ou 5 milliards, et cependant notre stock métallique n’a pas cessé de s’accroître; il s’est élevé de 1 milliard 837 millions dans les dix dernières années, d’après des états de douane. Le change nous a presque toujours été favorable, et il l’eût été beaucoup plus encore, si nous n’avions pas rendu, sous forme de prêt, les capitaux qui nous arrivaient de l’étranger à titre d’intérêt.

On peut voir en sens inverse des états qui exportent plus qu’ils n’importent et qui ne s’enrichissent pas en conséquence : ainsi la Russie, l’Autriche et l’Italie. Dans chacun de ces états, les exportations dépassent généralement les importations; malgré cela, ils ne peuvent pas avoir le change favorable, ni maintenir la valeur de leur papier-monnaie. Ce papier perd entre 10 et 20 pour 100. Cela tient à ce que le surplus des exportations est destiné à payer les intérêts des dettes qu’ils ont contractées au dehors. Ils ne reçoivent rien en échange. Le jour où ils auront racheté ces dettes, les exportations se rapprocheront plus des importations, et ils s’enrichiront davantage.

Enfin il y a des excédans d’exportation qui ont. pour cause des liquidations forcées. Une crise politique, financière ou autre, vient à éclater dans un pays : on ne peut plus rien vendre, les affaires sont suspendues ; cependant on a besoin de se créer des ressources. Alors on se résigne à un sacrifice, on écoule ses marchandises au dehors en les cédant à perte. De cette façon, les exportations peuvent dépasser les importations, la balance du commerce être favorable, sans que pourtant on s’enrichisse. Nous en avons fait l’expérience en 1848 après la révolution de février : dans les trois années qui ont suivi, les exportations ont été de 929 millions au-dessus des importations. Ce résultat n’était pas mauvais en lui-même, car il nous aidait à sortir d’embarras. Il ranimait le travail, qui eût été complètement paralysé sans le débouché extérieur, et il faisait rentrer le numéraire, dont on a toujours grand besoin dans les momens de crise; mais il n’était certainement pas un signe de richesse. Autrefois, lorsque le crédit ne s’étendait guère au-delà des frontières, qu’on plaçait peu ses capitaux au dehors, la balance du commerce pouvait avoir quelque signification : elle se rapportait presque exclusivement aux relations extérieures, et on pouvait croire qu’elle en indiquait l’état, favorable si les exportations dominaient, défavorable si c’étaient les importations. Il n’en est plus de même aujourd’hui : le pays où les importations dépassent les exportations est au contraire celui qui s’enrichit le plus, car il y a une partie des premières qui constitue un revenu. On ne peut donc tirer aucune conclusion sérieuse pour nous de la balance du commerce en 1872, telle que l’indiquent les tableaux de douane; il est évident que ce commerce nous a donné un avantage bien supérieur à 332 millions. On l’évaluerait plus exactement en prenant la moyenne des profits commerciaux. Cette moyenne doit être au moins de 12 pour 100. A ce compte, le mouvement extérieur et général des affaires ayant dépassé 8 milliards nous aurait procuré un bénéfice d’environ 1 milliard. Si on y ajoute ce qui a pu être réalisé pendant le second semestre de l’année 1871, après le triomphe sur l’insurrection de la commune, et pendant la première moitié de 1873, on arrive en deux ans à 2 milliards de profits, qui se sont traduits par des créances sur le dehors, et que nous avons pu donner aux Prussiens sans rien emprunter au numéraire du pays : ce sont les deux cinquièmes de notre rançon.

Maintenant nous avons fait usage des valeurs étrangères que nous possédions et que notre économie en temps prospère nous avait fait amasser. C’étaient, nous l’avons dit, des rentes sur les divers états, des actions et des obligations d’entreprises industrielles; nous en avons aliéné une partie. Il serait difficile de dire à combien s’est élevée cette aliénation; elle a été surtout faite par des établissemens de crédit, par des banquiers, qui en avaient pour des sommes plus ou moins considérables. Ceux-ci, ayant besoin de se créer des ressources très promptes, et trouvant d’ailleurs à réaliser des bénéfices notables par la comparaison entre le prix de valeurs étrangères, resté à peu près stationnaire, et celui des fonds français, qui était fort en baisse, ceux-ci ont vidé leur portefeuille, et ont dû en vendre au moins pour 1 milliard, qu’on a donné encore aux Prussiens sans faire sortir de numéraire.

Restent 2 milliards pour arriver au solde de l’indemnité ; nous avons obtenu ces derniers par la puissance de notre crédit. On a fait en 1871 et 1872 deux emprunts du montant de l’indemnité elle-même, en y ajoutant 6 ou 700 millions pour frais supplémentaires. Si on ne les avait réalisés qu’avec le concours des capitaux français, ces capitaux, quelque abondans qu’ils fussent, ne nous auraient pas tirés d’embarras; il nous aurait toujours fallu prendre 2 milliards sur notre stock métallique, puisqu’on ne pouvait pas payer les Prussiens autrement. Or la disparition subite de ces 2 milliards dans la situation où nous étions, et où nous sommes encore aujourd’hui, ne se serait pas faite sans une crise financière effroyable. Ceux qui avaient rêvé de demander le paiement de l’indemnité soit à une souscription publique, soit même à un impôt sur le capital, n’avaient pas réfléchi à cette conséquence : elle eût été désastreuse. Il n’y avait que le concours des capitaux étrangers qui pouvait nous fournir les 2 milliards qui nous manquaient. On s’est adressé à eux; ils ont pris une large part dans nos emprunts, et de cette façon nous avons eu, par les versements auxquels ils étaient soumis, des sommes disponibles à l’étranger. C’est ainsi que nous sommes parvenus à payer en deux ans et demi toute notre indemnité sans avoir le change trop défavorable, sans déprécier notre papier-monnaie, et sans expédier beaucoup de numéraire.

On a fait les calculs les plus divers sur la quantité de numéraire qui a dû sortir malgré tout. Les uns l’évaluent à 1,200 millions, les autres à 1 milliard, d’autres à une somme beaucoup moindre. On ne peut pas avoir à cet égard des chiffres bien positifs ; le trésor aura envoyé tout au plus directement à ou 500 millions, en y comprenant une somme de 200 millions qu’il s’est réservé tout récemment de demander à la Banque de France. Quant aux expéditions qui ont eu lieu par la voie des banquiers servant d’intermédiaires, elles pouvaient avoir d’autre cause que le paiement des traites. Ce qui est certain, c’est que, si on consulte les états de douane pendant l’année 1872, on trouve que le mouvement des métaux précieux a encore été à notre profit. Les importations ont dépassé les exportations de 67 millions. Ce n’est pas là à coup sûr la vérité absolue, mais c’est au moins la vérité approximative, et elle suffit pour prouver que notre stock métallique n’a pas diminué par le paiement de notre rançon. Ce qui l’attesterait encore au besoin, c’est la solidité du papier-monnaie : il s’élève aujourd’hui à près de 3 milliards, contre une encaisse de 800 millions, et il se maintient au pair. Il ne faudrait pas croire qu’on s’habitue davantage à ce papier, et qu’on en arrive à pouvoir se passer complètement de numéraire; ceux qui se bercent de cette idée sont dupes de l’apparence et ne vont pas au fond des choses. Ce qui fait la solidité des billets de la Banque de France, c’est le stock métallique considérable qui se trouve dans le pays. Il a beau ne pas être dans les caves de la Banque, ne pas servir de garantie immédiate à la circulation fiduciaire, on sait qu’il existe, qu’il se cache momentanément, et qu’il reparaîtra le jour où il y aura plus de tranquillité politique ; cette assurance suffit pour maintenir les billets au pair.


II.

Qu’on nous permette ici une réflexion à propos de la quantité de numéraire que possède le pays, et qui ne doit pas être loin de 6 milliards. On a souvent dit qu’elle était trop considérable, qu’il y aurait profit à la diminuer et à recourir plus qu’on ne le fait aux moyens de crédit qui sont en usage dans d’autres états, tels que les chèques, les viremens de comptes et les clearing houses. Ces moyens ont en effet des avantages sur le numéraire. Ils sont plus expéditifs pour les paiemens, et en outre ils ne coûtent rien. C’est « le chemin dans les airs » dont a parlé Ricardo, tandis que le numéraire, qui a une valeur propre résultant de la rareté et du travail employé pour l’obtenir, est un chemin sur terre qui coûte plus ou moins. On a souvent cité l’exemple de l’Angleterre, qui fait plus d’affaires que nous avec 2 milliards 1/2 de numéraire. L’Angleterre liquide chaque année pour 150 milliards de transaction avec son clearing house, sans pour ainsi dire échanger de souverains et sans presque même employer de banknotes; de plus elle commandite l’univers entier sur ce simple stock métallique. C’est merveilleux; mais il y a le revers de la médaille. Pour maintenir intact le crédit dont elle fait un usage si considérable avec si peu de numéraire, elle se croit obligée de renfermer sa circulation fiduciaire dans des limites très étroites. Au-delà d’un certain chiffre, qui est de 375 millions de francs pour la Banque d’Angleterre, on ne peut pas émettre un billet sans en avoir la représentation en espèces. Il en résulte quelquefois des embarras extrêmes. Par l’habitude où l’on est dans ce pays d’utiliser toutes les épargnes, de les placer dans les banques particulières, qui ont elles-mêmes leurs réserves en dépôt à la Banque d’Angleterre, celle-ci se trouve être le pivot sur lequel roule tout le crédit de la nation, le seul endroit où l’on puisse se procurer des espèces métalliques : aussi, quand il y a la moindre pression sur le marché monétaire, les moindres besoins extraordinaires, c’est à elle qu’on s’adresse de toutes parts, et, comme elle a toujours une encaisse restreinte et qu’elle ne peut pas étendre la circulation fiduciaire à volonté, elle est forcée, pour se défendre, d’élever précipitamment le taux de l’escompte dans des proportions inouïes, — il n’est pas rare de voir celui-ci monter de 3 ou 4 pour 100 en quelques semaines, — heureuse encore si à ce prix elle peut conjurer la crise sans recourir à des moyens plus rigoureux, comme le refus des bordereaux et la suspension de sa charte. Jamais l’Angleterre avec sa réserve métallique de 2 milliards 1/2 n’aurait pu payer une indemnité de 5 milliards, et si elle s’était affranchie des rigueurs de l’acte de 1844, qui règle l’émission des billets de banque, elle n’aurait pas pu les multiplier comme nous l’avons fait en les maintenant au pair. Déjà même aujourd’hui, lorsqu’elle a servi tout au plus d’intermédiaire pour le paiement de nos traites aux Allemands, elle a vu son marché éprouvé par une crise; le taux de l’escompte était encore naguère à 7 pour 100, et à tout moment il y a des changemens subits dans le prix de l’argent. Cela tient à ce que, la base monétaire sur laquelle repose tout l’édifice de son crédit étant très étroite, celui-ci est toujours un peu précaire. En France, ce qui nous a sauvés après la richesse et les grandes facultés d’épargne du pays, c’est d’une part la liberté d’émission de notre principal établissement financier, et de l’autre l’importance de notre stock métallique. Ces deux moyens appuyés l’un sur l’autre nous ont permis de faire face à une situation qui n’a pas d’analogue dans l’histoire; seulement il importe de prémunir les esprits contre les conséquences qu’on pourrait en tirer.

On se figure volontiers, en voyant la stabilité de notre papier-monnaie malgré une émission considérable, que le cours forcé des billets de banque est sans inconvénient, et que nous avons là un moyen de conjurer toutes les crises financières qui pourront se produire dans l’avenir. Cette idée, souvent mise en avant dans les temps difficiles, et qui a toujours été combattue comme chimérique par les esprits sérieux, prend dans les faits qui viennent de se passer une apparence de force qu’il importe de détruire. En 1857 et en 1863, pour ne parler que des dernières crises, l’encaisse métallique de la Banque de France s’est trouvée réduite à 189 millions et 205 millions contre une circulation fiduciaire qui ne dépassait pas 581 millions en 1857, et 800 millions en 1863. On pressait alors notre principal établissement financier d’augmenter son émission, d’adopter le cours forcé plutôt que d’élever le taux de l’intérêt et de réduire les escomptes. Nous avons été de ceux qui ont émis une opinion contraire, et cependant à cette époque il ne s’agissait pas de porter l’émission à 3 milliards ; on n’était pas en face d’une rançon à payer à l’ennemi et d’une dette considérable à liquider. Il semble qu’on aurait pu en effet augmenter l’émission de billets au porteur sans qu’il en résultât d’inconvénient; c’est là une grande erreur. Ce qui se passe aujourd’hui n’a pas infirmé le moins du monde les véritables principes sur lesquels repose la circulation fiduciaire. En 1857 et 1863, il y avait crise, parce que la spéculation avait exagéré les opérations industrielles et commerciales, qu’on avait produit au-delà des besoins, entassé des marchandises qui n’avaient pas de débouché; on était dans une situation que les Anglais ont justement qualifiée d’over-trade. Fallait-il encore aggraver cette situation, pousser au développement des affaires et encourager une production qui avait déjà dépassé ses limites naturelles? C’est ce qui serait arrivé, si, au lieu d’élever le taux de l’intérêt et de réduire l’escompte, on avait augmenté les émissions de papier-monnaie, créé un capital factice pour le donner à ceux qui en avaient besoin. La spéculation aurait continué ses excès, et un beau jour on se serait trouvé en présence d’une liquidation désastreuse qu’on n’aurait pu éviter. Il ne faut pas l’oublier, le papier-monnaie qu’on met en circulation ne vaut rien par lui-même, il ne vaut que par l’opération qu’il représente. Si celle-ci est bonne, si elle a pour objet la création ou l’échange de produits qui ont une place immédiate dans la consommation, c’est à merveille, le papier est utile et il conserve sa valeur. Il en est autrement s’il s’agit d’encourager des opérations factices, une production à outrance et un échange de marchandises qui n’auront pas de longtemps des consommateurs. Alors l’augmentation du papier-monnaie devient un gros danger, elle favorise un mal qu’il faudrait arrêter, et le billet se déprécie, car nul ne sait ce que vaudra l’opération pour laquelle il a été émis le jour où il faudra la liquider. Augmenter la circulation fiduciaire en pareil cas, c’est donner de la nourriture à un homme qui est malade pour avoir trop mangé ; on ne le guérira qu’avec une diète momentanée. Or l’élévation du taux de l’intérêt et la réduction des escomptes, c’est la diète, et une diète salutaire imposée au commerce lorsqu’il a commis des excès. En 1857 et 1863, si l’on avait accru l’émission de 200 à 300 millions, comme on le demandait, et adopté le cours forcé, la circulation fiduciaire se serait infailliblement dépréciée.

Que se passe-t-il aujourd’hui, et quelle est la différence de la situation? Aujourd’hui il n’y a pas de crise commerciale, pas d’apparence d’over-trade, nous suffisons à peine aux besoins du dehors et du dedans; par conséquent tous les escomptes de la Banque de France et les billets qu’elle émet en conséquence reposent sur des opérations sérieuses; il n’y a rien de factice dans les entreprises industrielles, et, sauf les accidens particuliers, on est à peu près sûr que tout le papier de commerce sera payé à échéance. Une partie, il est vrai, de l’émission des billets de banque, et la plus considérable, a pour cause des avances faites à l’état. C’est irrégulier assurément : la Banque de France est ainsi sortie de ses attributions ordinaires, qui sont de prêter assistance au commerce; mais les circonstances exceptionnelles que nous avons traversées expliquent et justifient cette dérogation, qui a été un service immense rendu au pays et qu’on ne saura jamais assez reconnaître. Il s’agit aujourd’hui tout simplement de savoir si le papier-monnaie qui représente la dette de l’état a bien sa place dans la circulation : il ne l’aurait pas en temps ordinaire, même si l’état était moins embarrassé ; il l’a en ce moment parce qu’il tient lieu de numéraire, qui fait défaut et qui se cache, mais qui, je le répète, est en provision pour les besoins futurs. Or, comme l’état est très solide, qu’il peut parfaitement répondre de ses engagemens, le papier qu’il garantit est facilement accepté ; il le serait moins bien le jour où il n’y aurait plus de cours forcé et où les espèces métalliques reparaîtraient dans la circulation. La raison en est très simple : ce jour-là, il ferait concurrence au numéraire, la circulation serait trop chargée, et, comme il arrive toujours en pareil cas, ce serait le numéraire qui s’en irait pour laisser la place au papier. Par conséquent, pour bien apprécier la valeur des billets de banque, il faut moins examiner l’importance qu’ils ont que la cause qui les a fait naître. Aujourd’hui, malgré le chiffre énorme qu’ils ont atteint, ils ne sont point en excès, ils répondent à des besoins réels, et d’ailleurs ils sont suffisamment garantis.

On a du reste un critérium assez sûr pour juger si une circulation fiduciaire est en excès ou non : c’est le change. Dans l’automne de 1871, au moment de nos premiers paiemens à la Prusse, le change s’est élevé tout à coup à 26 francs avec l’Angleterre et à 3 ou 4 pour 100 à notre préjudice sur les diverses places de l’Allemagne. Immédiatement notre papier-monnaie, qui n’atteignait alors pas 2 milliards 400 millions, perdit 2 1/2 pour 100. L’agio sur l’or est monté à 25 francs par 1,000. Si nous avions continué dans la voie où nous étions engagés sans songer à nous créer des ressources autrement que par des émissions de billets, la dépréciation n’eût pas tardé à être plus considérable ; nous serions tombés dans des embarras extrêmes. La situation s’est améliorée, parce qu’on s’est moins pressé dans les paiemens qu’on avait à faire et qu’on a cherché des ressources d’une façon plus régulière. Alors la prime sur l’or a baissé sensiblement, et on a vu le phénomène étrange d’une circulation fiduciaire qui était moins dépréciée à mesure qu’elle augmentait. C’était pourtant la conséquence naturelle des choses et le triomphe des vrais principes.

Veut-on ailleurs que chez nous la preuve de ce qui vient d’être dit, on n’a qu’à examiner ce qui se passe dans les pays qui ont le cours forcé : en Italie, en Autriche, en Russie et même aux États-Unis. L’Italie a pour 1 milliard à peine de circulation fiduciaire, parfaitement garantie par l’état, contre une encaisse de 250 millions à 300 millions en espèces métalliques ; cependant son papier perd de 10 à 12 pour 100, uniquement parce qu’elle a le change contre elle, qu’elle est plus débitrice que créancière au dehors, et qu’il lui faut à tout moment envoyer des espèces pour régler ses comptes. Il en est de même en Autriche ; le papier a perdu dans ce pays jusqu’à 35 et 40 pour 100, lorsqu’il n’y en avait en somme que pour 1 milliard 200 millions ou 1 milliard 300 millions ; il ne perd plus aujourd’hui que 15 pour 100 parce que le change s’est amélioré. On peut faire le même raisonnement pour la Russie : il n’y a point chez elle d’équilibre entre le papier-monnaie et le numéraire, parce que l’équilibre est également rompu et depuis longtemps dans les rapports commerciaux avec le dehors. La Russie doit plus qu’elle ne peut recevoir, et, tant que cette situation durera, le change lui sera défavorable et la circulation fiduciaire ne reviendra pas au pair. Les États-Unis sont dans le même cas depuis la guerre de sécession. Personne ne doute de la parfaite solidité du papier-monnaie qui existe dans ce pays : il a la garantie de l’état, et chaque année, grâce aux ressources prodigieuses dont dispose le trésor public, on en diminue la quantité d’une façon assez notable ; on entrevoit même le moment où l’on pourra reprendre les paiemens en espèces ; néanmoins le papier perd encore de 15 à 20 pour 100. Pourquoi ? Parce qu’une partie de la dette qu’a contractée l’Union américaine pendant la guerre ayant été placée à l’étranger, en Allemagne, en Hollande principalement, la balance du commerce s’en trouve influencée défavorablement. Le papier-monnaie est au pair chez nous malgré une émission excessive, parce que le change ne nous est plus contraire, et que nous avons trouvé le moyen de payer les Prussiens sans faire sortir beaucoup de numéraire ; mais on se tromperait fort, si on croyait qu’on peut augmenter la circulation fiduciaire en ayant le change défavorable, nous tomberions dans les mêmes embarras que l’Italie, l’Autriche et la Russie.

Il y a dans le paiement de l’indemnité prussienne un autre spectacle assez curieux à considérer : c’est l’effet qu’il a produit sur l’Allemagne elle-même. Il semblerait que, si nous, débiteurs, nous avons pu nous acquitter si facilement, le créancier qui a reçu notre argent a dû en profiter beaucoup et immédiatement. — Eh bien ! c’est presque le contraire qui a eu lieu. Nous avons versé nos 5 milliards à l’Allemagne, et elle a été livrée au même moment à une crise financière des plus effroyables. Jamais l’argent n’a été plus rare et plus recherché, et jamais on n’avait vu dans ce pays autant de faillites. Cela rappelle l’histoire de l’Espagne après la découverte de l’Amérique. Chaque année, des galions chargés d’or et d’argent arrivaient dans la péninsule : il semblait qu’on n’avait plus besoin de travailler pour s’enrichir ; les industries s’arrêterent, et un beau jour, lorsque les galions cessèrent de venir, l’Espagne se trouva plus pauvre qu’auparavant. En Allemagne, ce ne sont pas précisément les industries qui s’arrêtent par suite du paiement de nos milliards; on leur a donné au contraire trop de développement. On s’est figuré qu’on pouvait tout entreprendre avec une pareille indemnité, qu’il n’y avait plus de limite aux spéculations, et alors on en a organisé de toute sorte, de bonnes et de mauvaises, — beaucoup plus de ces dernières, qui ont absorbé des capitaux immenses, — et lorsque la première fièvre a été passée, qu’on a voulu éprouver ces spéculations au véritable critérium de la valeur, c’est-à-dire les convertir en espèces, on s’est aperçu que la plupart ne reposaient sur rien de sérieux. Un homme très compétent en matière financière au-delà du Rhin, M. Bamberger, a publié dernièrement dans un recueil allemand un article sur les conséquences de notre indemnité; il regrettait pour son pays qu’elle eût été payée aussi vite et en numéraire. Il devait en résulter, selon lui, une exagération dans les travaux publics et une hausse non justifiée dans les salaires. Il prévoyait le moment où, ces travaux ayant cessé parce que l’indemnité serait absorbée, il y aurait une crise effroyable et une misère très grande. Ce tableau est peut-être un peu chargé, mais le fond en est vrai : rien ne doit venir trop vite, la richesse pas plus qu’autre chose, et le progrès le mieux assuré est celui qui s’accomplit avec le temps. L’Allemagne, recevant tout à coup 5 milliards d’espèces métalliques, s’est trouvée dans la situation d’un homme peu aisé auquel il tombe un héritage considérable; il faudra que cet homme soit bien prudent et bien maître de lui pour ne pas, dans les premiers momens d’enivrement, commettre des folies qui lui feront perdre une partie de ses capitaux. L’Allemagne a commis ces folies, et c’était naturel. Il faut ajouter aussi, pour expliquer la crise qu’elle a subie, que l’argent payé aux Prussiens l’a été non pas à la nation, mais au gouvernement. Celui-ci le garde plus ou moins longtemps dans ses caisses avant d’en faire la répartition à ses confédérés, et, comme d’ailleurs il en réserve une partie notable pour ses propres besoins, pour l’augmentation du fonds de l’armée, pour l’amélioration du matériel de guerre et pour le changement du système monétaire, l’effet immédiat de nos paiemens n’a pas été de répandre plus de numéraire dans le pays; il s’est même produit ce fait assez singulier, que, beaucoup de traites fournies sur l’Allemagne ayant été acceptées par des banquiers allemands en échange de contre-valeurs françaises, ceux-ci se trouvent obligés de faire les fonds à l’échéance, et contribuent encore à épuiser au profit de l’état la réserve métallique de la nation. De là des embarras qu’il est facile de comprendre et qui ont été d’autant plus grands qu’on avait escompté d’avance l’effet de l’indemnité. Voilà où en est l’Allemagne après avoir reçu nos 5 milliards : elle subit une crise financière, et son marché est beaucoup moins solide que le nôtre. Étrange contradiction des prévisions humaines !


III.

Maintenant il nous faut porter aussi un regard attentif sur nous-mêmes et nous demander si, après avoir payé notre rançon, il n’y aura plus qu’à se reposer sur un lit de roses : ce serait une erreur de le croire. Nous serons quittes, il est vrai, vis-à-vis des Prussiens, mais nous ne le serons pas à l’égard de ceux qui nous ont prêté les 5 milliards. Cette somme continuera de figurer à notre passif, au chapitre de la dette publique, sous forme d’une rente supplémentaire de plus de 300 millions. Il faudra en outre liquider nos propres dépenses, rembourser notre principal établissement financier de ses avances, payer les intérêts des emprunts de 1870, emprunt Magne et emprunt Morgan, accorder des indemnités à ceux qui ont souffert de l’invasion, refaire notre matériel de guerre et reconstruire nos places fortes. Toutes ces dépenses peuvent s’élever à une somme au moins égale à l’indemnité prussienne, et ce n’est qu’après avoir fait ce règlement général que nous saurons à quoi nous en tenir sur notre situation financière. Jusque-là on est dans l’inconnu et on peut se nourrir d’illusions.

Il y a d’abord un premier compte à examiner, qu’on appelle le compte de liquidation et qui est fort embrouillé. On l’a chargé de tout ce qui à un certain degré peut avoir le caractère de dépense extraordinaire provenant du fait de la guerre. Il comprendra, suivant l’énumération qu’en faisait M. Thiers, les frais de la reconstruction de notre matériel de guerre, ceux de la création d’une nouvelle ligne de places fortes pour avoir des frontières, ceux de la restauration de nos grands monumens à Paris détruits par la commune, enfin une indemnité pour les dépenses des mobilisés. En regard de ces frais, qu’on évalue à 773 millions, on porte en recette, jusqu’à concurrence de 644 millions, des annulations de crédit, des terrains à vendre dans Paris, des bonis sur le dernier emprunt, enfin une amélioration dans les produits des impôts nouveaux. Le déficit serait donc de 130 millions. On ne sera certainement pas trop pessimiste en disant que les dépenses dépasseront ces prévisions, et que les recettes ne les atteindront pas. Les terrains à Paris ne se vendent guère en ce moment, les annulations de crédit sont toujours moindres qu’on ne suppose à cause des dépenses supplémentaires qui viennent les neutraliser dans une certaine mesure, et, quant à l’amélioration dans les produits des impôts nouveaux, elle est assez problématique, surtout avec la taxe sur les matières premières.

Il est vrai que ce compte de liquidation ne sera liquidé qu’au bout de cinq ans, et que d’ici là les découverts qu’il présentera seront supportés par la dette flottante. Dans le projet de budget présenté pour 1874 par le dernier ministre des finances, on en prend fort à l’aise avec cette dette : elle est aujourd’hui de 847 millions, on prévoit qu’elle pourra s’élever plus tard à 1 milliard, et on ajoute : « C’est un chiffre qui n’a rien d’excessif, et qu’il a été possible d’atteindre sans danger à une époque où le budget n’était pas à beaucoup près aussi élevé qu’il l’est aujourd’hui. » La théorie est singulière. Ainsi, plus on a de charges, plus on a une dette consolidée importante, et plus on est en mesure d’en supporter une autre également très considérable à l’état flottant ; le crédit est en raison des besoins, et non plus des ressources. Il est possible en effet que, lorsqu’on a élargi le domaine de son crédit, qu’on a 3,700,000 porteurs de titres d’emprunt au lieu de 1,200,000 qui existaient il y a quelques années, on puisse à certains momens emprunter plus facilement et rester à découvert pour des sommes plus fortes ; mais ces emprunts ou ces découverts n’en constituent pas moins un gros danger, d’autant plus gros qu’on est plus embarrassé. Il faut prévoir le jour où, par suite d’une crise quelconque, on sera tenu de rembourser la partie exigible de la dette flottante ; or ce remboursement sera beaucoup plus facile si la dette est de 847 millions que si elle monte à 1 milliard. Au-delà d’un certain chiffre, peut-être de 500 à 600 millions, et qui comprend tous les dépôts obligataires tels que cautionnemens, fonds des communes et des établissemens publics, c’est tout le surplus qui est exigible. Et quand nous disons 1 milliard, nous voulons bien accepter le chiffre de M. Léon Say ; il serait plus exact de le porter à 1 milliard 200 millions, peut-être même à 1 milliard 500 millions.

En parlant aussi légèrement de la dette flottante, on ne réfléchit pas au poids dont elle pèse sur le crédit public lorsqu’elle arrive à un taux qui en rend la consolidation nécessaire. Notre crédit serait plus atteint par un emprunt ayant pour objet cette consolidation qu’il ne l’a été pour ceux que nous avons dû faire pour payer l’indemnité prussienne. Dans le dernier cas, il s’agissait d’une charge tout exceptionnelle qui ne devait pas se renouveler ; dans le premier, ce serait la preuve d’une mauvaise administration financière ou de l’impuissance où l’on serait de faire face à toutes les charges. On n’a, pour s’en convaincre, qu’à examiner ce qui se passe en Italie, en Autriche, même en Russie, sans parler de l’Espagne, qui est arrivée au dernier degré de la pénurie financière. Dans chacun de ces états, on emprunte à des taux de plus en plus élevés, parce que les emprunts sont destinés à combler des déficits. C’est un abîme sans fond qui se creuse sous les pieds.

Ceci dit sur le compte de liquidation, qui nous réserve probablement des surprises désagréables, voyons comment se présente le budget de 1874, car c’est avec lui que va commencer l’épreuve sérieuse; tous les autres budgets depuis la guerre, y compris celui de 1873, seront réglés au moyen de reliquats d’emprunts; celui de 1874 n’aura que des ressources régulières. D’après le dernier ministre des finances, il serait facilement en équilibre, il aurait même un léger excédant de 2,500,000 francs. On peut dire d’abord qu’on n’y porte pas toutes les dépenses que le budget devrait comprendre. L’état doit chaque année aux grandes compagnies de chemins de fer, pour la garantie d’intérêt qu’il leur a promise, une somme qui varie entre 30 et 35 millions, qui s’est même élevée jusqu’à 40; au lieu de la leur payer en capital, il lui paraît plus commode d’en acquitter seulement l’intérêt. C’est un emprunt déguisé qui ajoute chaque année à nos charges irréductibles une somme de 2 millions environ. Pour peu que l’on continue dans cette voie, on aura bientôt une nouvelle dette considérable provenant de ce chef. Or ce n’est pas avoir un budget en équilibre que de porter en augmentation du capital de la dette une garantie qui fait partie des dépenses ordinaires. Maintenant on n’a rien prévu pour les crédits supplémentaires qui ne manqueront pas de se produire, et, comme on a en même temps escompté la plus-value que pouvaient donner les impôts, s’ils en donnent une, en prenant les évaluations de l’exercice en cours, au lieu d’adopter celles de l’exercice clos, ainsi que cela doit se faire, on aura bien encore quelques mécomptes de ce côté.

Il est vrai que les recettes publiées pour le premier trimestre de 1873 ont déjà donné un excédant de 10 millions sur les prévisions; mais on ne peut pas assurer que cette amélioration continuera pendant tout l’exercice, et qu’il n’y aura pas quelque déficit par suite de l’inquiétude qu’ont fait naître les dernières élections politiques. Enfin on a compté sur des recettes fort douteuses. Il y a d’abord l’impôt sur les matières premières, évalué à 93 millions; or cet impôt est très discuté, il est aujourd’hui peu probable qu’il soit maintenu, et, quand il le serait avec des modifications, il ne donnerait pas les 93 millions qu’on espère. Cet impôt des matières premières est la grande erreur du dernier gouvernement. On n’a pas réfléchi qu’il y a des taxes qui coûtent plus qu’elles ne rapportent; celle-là est du nombre. Quel est aujourd’hui le grand intérêt du pays? C’est d’avoir toute l’expansion possible dans son commerce extérieur pour être à même de supporter plus aisément les charges qu’on est obligé de lui faire subir. Or, si par un impôt sur les choses qui servent à l’industrie on augmente le prix de la fabrication, on le met hors d’état de lutter contre la concurrence étrangère; on lui lie les jambes lorsqu’il aurait besoin de marcher. Cet impôt des matières premières dût-il fournir les 93 millions portés au budget, il faudrait encore le proscrire parce qu’il nuirait à la richesse publique pour une somme bien supérieure. Il en serait de même, si on y regardait de près, d’autres impôts votés l’année dernière, qu’on s’obstine à garder et qui ne sont pas meilleurs, comme par exemple l’impôt spécial sur les valeurs mobilières. Cet impôt arrive aujourd’hui à plus de 6 pour 100, et nous ne serons contredits par personne en affirmant que les inconvéniens qu’il a, et que les hommes de finances peuvent seuls apprécier, ne sont pas compensés par les 25 millions qu’il procure à l’état.

Donc, si nous récapitulons d’une part ce qui n’a pas été porté en dépense au budget de 1874 et qui aurait dû y être, et de l’autre le déficit qui se produira dans les recettes, ne fût-ce que par la suppression ou la modification de l’impôt sur les matières premières, sans parler de tous les autres imprévus qui auront lieu au passif beaucoup plus qu’à l’actif, on arrive à un déficit de 110 à 120 millions, et cela en dehors de quelques taxes nouvelles que proposait le dernier ministre des finances jusqu’à concurrence de 39 millions, et que son successeur ne paraît pas disposé à soutenir, — ce qui augmenterait encore le déficit d’une trentaine de millions. Il y aurait alors 150 millions environ de ressources supplémentaires à chercher. Où les trouver? On ne peut plus guère demander de surcharge aux taxes indirectes, on en a déjà trop forcé la mesure; ces taxes, excellentes et productives lorsqu’elles sont modérées, deviennent très nuisibles et rapportent peu quand elles sont excessives. Il n’y a que l’impôt du sel auquel on n’a pas encore touché, et qu’on pourrait augmenter aisément. Un décime ajouté à cette taxe procure 33 millions, et, si on en ajoute deux pour revenir à ce qui existait avant 1848, la plus-value dépassera 60 millions. Cela en vaudrait la peine ; mais on recule devant l’impopularité qui résulterait, croit-on, du rétablissement de cette surtaxe. Aucun parti n’ose prendre la responsabilité de la proposer, et le gouvernement ne paraît pas y être plus disposé que les autres. En attendant, on parle d’un impôt sur les factures ou sur le chiffre des affaires, qui a déjà été discuté l’année dernière, et qui devrait rapporter 100 millions. Cet impôt n’est pas réalisable. On s’en aperçoit bien vite quand on pénètre dans l’application. Voilà deux négocians : l’un gagne 100 pour 100 et plus sur ses opérations; avec 200,000 francs d’affaires, il réalise un bénéfice de 100,000 francs. A raison de 1 pour 1,000, si tel est le montant de l’impôt, il paiera au fisc 200 francs par an. A côté, dans la rue du Sentier par exemple, un autre négociant se contentera d’un profit de 2 à 3 pour 100 sur chaque opération en le renouvelant très souvent ; pour gagner 100,000 francs, il lui faudra faire 4 ou 5 millions d’affaires. Ce dernier, à raison de 1 pour 1,000, paiera au fisc 5,000 francs, c’est-à-dire vingt-cinq fois plus que le premier. Un impôt qui est entaché d’une telle inégalité, en dehors d’autres considérations qui le rendent difficile à établir, n’est pas soutenable et ne peut pas arrêter un instant la pensée d’un homme sérieux.

Que faire donc ? On aura beau chercher, on ne trouvera rien dans les expédiens proposés qui puisse fournir la somme dont on a besoin ; elle est trop considérable, et, puisqu’on ne veut rien demander au sel, ni à l’impôt foncier, qu’on craint également d’accroître, il n’y a qu’un moyen de sortir d’embarras, c’est de recourir purement et simplement à l’income-tax. Quand il a été question pour la première fois de cette taxe, il y a deux ans, les adversaires en ont parlé comme d’une chimère qui n’avait d’application nulle part, et qui nous ferait entrer à pleines voiles dans les eaux du socialisme. Or cette chimère existe tout autour de nous, en Angleterre, en Allemagne, en Russie, aux États-Unis. Partout elle produit d’excellens résultats. Les Anglais l’ont adoptée dans une situation beaucoup moins grave que la nôtre, pour opérer une réforme économique, et équilibrer un budget auquel il ne manquait qu’une quarantaine de millions, ils s’en sont bien trouvés ; la réforme s’est accomplie à la satisfaction de tous les intérêts, et aujourd’hui le budget a des excédans considérables. Cet exemple devrait nous encourager, mais n’y a pas de pays où ce qui se passe ailleurs a moins d’influence que chez nous. Il semble que nous ayons en tout une science qui nous est propre et qui n’a rien à emprunter aux voisins. Hélas ! les derniers événemens auraient dû nous apprendre à être plus modestes. La taxe du revenu a réussi en Angleterre ; pourquoi ne réussirait-elle pas en France ? Nous n’aimons pas, dit-on, la déclaration sur laquelle elle repose généralement, — mais les étrangers ne l’aiment pas plus que nous, et ils s’y résignent, parce que c’est encore après tout la meilleure base que l’on puisse lui donner et la moins vexatoire.

Quant à l’objection que, dans un état démocratique comme le nôtre, l’impôt du revenu conduit fatalement à l’impôt progressif, c’est-à-dire au socialisme, c’est un argument dont on a beaucoup trop abusé. Les radicaux, s’ils arrivaient au pouvoir, n’auraient pas besoin de ce précédent pour établir l’impôt progressif, s’ils en avaient envie ; il leur suffirait de prendre le rôle des contributions directes. Les États-Unis sont aussi une société démocratique ; la taxe du revenu n’y amène pas nécessairement le triomphe du socialisme. Que cette taxe ait des inconvéniens, qu’elle ne repose pas sur une égalité absolue à cause de l’inexactitude des déclarations et du peu d’efficacité des moyens de contrôle, cela est possible; mais quel est l’impôt qui n’a pas d’inconvénient? Nous n’en connaissons aucun dans notre législation fiscale, et il y en a beaucoup qui en ont plus que l’impôt du revenu. D’ailleurs on pourrait, ainsi que cela existe en Angleterre et aux États-Unis, l’établir à titre provisoire, jusqu’à ce que des excédans de recette permissent de s’en passer, — et comme il aurait été la ressource des temps difficiles, on trouverait juste qu’il fût appelé le premier à profiter d’une situation meilleure. Ce qui nous paraît sûr, c’est qu’en le généralisant autant que possible et en faisant descendre assez bas la limite d’exemption, on obtiendrait aisément de cette façon, et avec un simple prélèvement de 2 pour 100, les 150 millions qui nous manquent. Or quelle est la personne qui, pour avoir le budget en équilibre, ne sacrifierait pas 2 pour 100 de son revenu? On le ferait d’autant plus volontiers qu’on n’aurait pas à payer sous une autre forme peut-être plus onéreuse ce qui serait demandé sous celle-ci. Enfin, qu’on adopte l’-impôt sur le revenu ou qu’on en prenne d’autres, il faut absolument arriver à l’équilibre du budget; c’est la première condition d’une bonne situation financière.

La seconde, avons-nous dit, est le maintien d’un amortissement sérieux; 200 millions sont aujourd’hui inscrits au budget pour le remboursement successif de la dette envers la Banque de France. C’est un amortissement important; on ne peut rien demander de plus, mais il faudra le maintenir après ce remboursement, ou tout au moins garder 150 millions. Le pourra-t-on? On a commis une grande faute en empruntant les 5 milliards destinés aux Prussiens; on aurait dû créer des annuités remboursables dans un délai plus ou moins court. De cette façon, l’amortissement devenait obligatoire, et il n’y avait plus à le discuter; on a préféré emprunter en rentes perpétuelles, et cet amortissement n’est plus que facultatif. Après le remboursement de la Banque de France, beaucoup de gens n’en voudront plus, et prétendront qu’il vaut mieux diminuer les impôts que de pourvoir au rachat d’une dette dont personne ne se préoccupe et qu’on supporte après tout assez aisément. Si ce langage vient à prévaloir, ce sera très fâcheux pour le crédit, car l’amortissement a l’avantage, non-seulement de diminuer la dette pour l’avenir, mais d’améliorer le crédit dans le présent. L’Amérique nous offre sous ce rapport un exemple remarquable; elle a comme nous une dette considérable, mais elle consacre chaque année une forte somme à la réduire. Il en résulte qu’elle trouve aujourd’hui à emprunter à 5 pour 100, lorsqu’il y a quelques années, avant la guerre de sécession, on ne lui aurait pas prêté à moins de 7 ou 8 pour 100. Si on était sûr chez nous d’abord que la dette de la Banque de France sera inévitablement remboursée dans le délai prescrit à raison de 200 millions par an, et ensuite qu’on appliquera résolument une somme de 150 millions au moins au rachat de la dette, notre crédit en éprouverait une plus-value immédiate et peut-être très importante. Supposons qu’elle soit de 1 pour 100, — 1 pour 100 appliqué à 100 milliards de transactions au moins, qui reposent annuellement sur le papier, — c’est 1 milliard d’économie, indépendamment de l’influence énorme qu’exerce sur toutes les affaires la réduction du taux de l’intérêt. Cela vaut la peine de s’en inquiéter, et quand on voit des gens qui dès aujourd’hui, avant même que la Banque de France soit remboursée, contestent l’utilité de l’amortissement, voudraient qu’on le diminuât ou qu’on lui donnât une autre affectation, on est confondu de l’ignorance financière qui règne dans ce pays. Il n’y a pas dans les circonstances actuelles de mesure plus utile que le maintien de l’amortissement, et, devrait-on l’acheter au prix des sacrifices les plus durs, ce ne serait pas trop cher, car il-donnera toujours par l’amélioration du crédit beaucoup plus qu’il ne coûtera.

En résumé, en payant les Prussiens, nous n’avons accompli que la moitié de notre tâche, la plus rude et la plus difficile peut-être; il nous reste à prouver maintenant que nous sommes au niveau de toutes nos charges, que nous avons un budget en équilibre et des ressources en réserve pour diminuer notre dette. Au fond, rien ne devrait être plus facile, car enfin, quelles que soient ces charges, si on les rapproche de notre revenu, on trouvera qu’elles ne sont pas écrasantes. D’après les statistiques les plus accréditées, le revenu annuel de la France varie entre 18 et 20 milliards ; l’intérêt de la dette, sans y joindre l’amortissement, n’en représente que 5 pour 100, et le budget entier, qui s’élève, en dehors des services d’ordre, à 2 milliards environ, représente 10 pour 100. Les Anglais en 1815, au dire de M. Dudley Baxter, eurent à payer pour le seul intérêt du capital emprunté 9 pour 100 de leur revenu et 18 pour 100 au moins en y comprenant toutes les charges du budget ; cela ne les a pas empêchés de faire face à tout, d’amortir une partie de leur dette, et de développer leur prospérité dans des proportions inouïes. Nous pouvons faire de même, et d’autant plus facilement que le point de départ est meilleur; mais c’est à la condition d’avoir une bonne administration financière.


VICTOR BONNET.