Le numéro treize/12

Librairie d’éducation laïque (p. 157-164).


CHAPITRE XII.

Entre caporaux.

Peu de temps après, l’officier commandant la compagnie hors rang vient trouver le lieutenant Renaud.

— J’ai besoin, lui dit-il, d’un homme pour tenir l’ordinaire de la compagnie, je viens vous demander votre meilleur élève.

— Volontiers.

— Et le plus honnête homme qu’on puisse trouver.

— J’ai votre affaire : prenez Daniel !

— Il est laborieux ?

— Je vous en réponds.

— Merci, lieutenant. Envoyez-le moi tout de suite.

On me confia alors les fonctions de caporal-fourrier pour lesquelles il faut un homme intègre et d’une probité rigoureuse ; car, tenir l’ordinaire, c’est acheter et payer tout ce qui est nécessaire pour la nourriture de la compagnie ; il serait facile à un homme indélicat de bénéficier sur les achats ; un bon choix est donc de la plus haute importance.

Je fis de mon mieux en arrivant dans cette nouvelle compagnie, ce qui n’empêcha pas le caporal Pistolet de me regarder de travers prétendant que, puisque j’étais plus jeune que lui de grade, je ne devais pas avoir l’ordinaire.

Je ne répondais pas à ces provocations indirectes, je n’écoutais pas ses remarques malveillantes faites à mi-voix en ma présence, constatant à tout moment que j’avais affaire à un homme jaloux et haineux, du reste, son teint bilieux, son regard faux, son sourire méchant, dénonçaient son caractère ; mais je m’efforçais de vaincre l’antipathie qu’il m’inspirait.

Il ressemblait à ces chiens hargneux toujours prêts à mordre et à se jeter sur les gens si une bonne correction ne vient de temps en temps apaiser leur humeur quinteuse.

Je rentrais à la caserne après avoir fait mon service quotidien, quand il se trouva sur mon passage dans un couloir. Pistolet fit un mouvement de mon côté, involontairement je le heurtai du coude.

— Dis donc, conscrit, cria-t-il d’un ton bourru, tu pourrais bien faire attention, par hasard !

— Excusez-moi, caporal, je ne vous voyais pas !

— Excusez-moi ! reprit-il d’un ton narquois, voyez-vous ? ça fait son beau parleur parce que ça va à l’école ! Ça vous passe sur le dos sans crier gare ! À des vieux comme moi ! et on leur donne l’ordinaire à ceux-là !

— Mais il me semble que le lieutenant est libre de choisir ses hommes.

— Ah ! il est libre ? tu crois ça, toi ?… après tout, je ne m’en moque pas mal moi, de ton ordinaire, seulement c’est aux anciens que ça revient et non à des blancs-becs, à des intrigants !

Le feu de l’indignation me monta au visage.

— Vous dites ?

— Crois-tu que j’aie peur de toi ? Tu sais ! si ça ne te va pas… les sabres ne sont pas faits pour les chiens !

— Bien ! Quand vous voudrez.

— C’est bon ! on va voir !

Il me lança un regard de haine.

Je n’étais pas de première force sur les armes ; pourtant je pouvais me tirer d’affaire avec la plupart des camarades ; malheureusement le caporal Pistolet était un rude jouteur.

Le lendemain de cette discussion je me rendis sur le terrain accompagné de mes témoins.

On se battait au sabre.

Les armes mesurées, nous quittâmes nos vestes, nous nous mimes en garde : le signal fut donné.

C’est yraiment une chose terrible que le duel, un reste de la barbarie du moyen-âge. Quoi ! vous vivez honnêtement et tranquillement et voilà qu’un intrus vous barre la route en disant « Arrête ! il ne me plaît pas de te voir marcher. Il vous insulte, et vous donnerez votre vie peut-être pour prix de son injure ! Quelles tristes et déplorables choses que les préjugés !

Le caporal Pistolet était donc en face de moi, le fiel de l’envie éclatait sur sa figure, des mouvements de rage faisaient frémir ses muscles ; pour moi je restais ferme et impassible.

Il se fendit, et par des feintes multipliées, des coups de droite et de gauche chercha à m’étourdir, à me surprendre, à m’atteindre.

J’étais résolu à me défendre seulement, tout à coup, un sentiment de chaleur et un engourdissement étrange me saisissent à l’épaule gauche, de sang coulait. J’étais blessé.

Un des témoins leva son sabre en disant :

L’honneur est satisfait !

Et il nous sépara puisqu’on ne se battait qu’au premier sang.

Je tendis, selon l’usage, la main au Caporal Pistolet :

— Allons, Caporal, sans rancune maintenant !

Il me serra la main ; mais on voyait bien que c’était à contre-cœur.

Ma blessure fut bandée, elle n’avait aucun caractère de gravité et nous rentrâmes à la caserne, chacun de notre côté. Il était midi.

Vers trois heures, la voix de mon adversaire vint frapper mes oreilles ; je l’entendais causer d’une manière très animée avec un autre Caporal.

— Eh bien ! comment cela s’est-il passé !

— Ah ! ne m’en parle pas ! je lui ai fait une égratignure, les autres se sont mis à crier aussitôt : « Arrêtez ! on ne se bat qu’au premier sang ! » J’ai été forcé de céder ; mais, vois-tu, je lui en veux à mort ! Il faut qu’il y passe ! D’abord on lui a donné l’ordinaire, et combien ça a-t-il de service, dis un peu ? tandis que moi… Il le paiera | Si on nous l’avait donné à toi ou à moi, nous aurions tiré notre épingle du jeu ; mais à ce… Ecoute ! nous pouvons toujours nous venger. provoque-le à ton tour… je vais monter la tête aux camarades, moi !

Le lendemain de cette discussion je me rendis sur le terrain


Au bout d’un instant, le confident du caporal Pistolet apparut.

Il m’interpella.

— Eh ! conscrit, on dit que tu as eu affaire à un rude pistolet tantôt ; que tu tremblais comme un moineau transi…

Ma voix s’étrangla dans ma gorge.

— C’est donc de la moelle de poulet que tu as dans les os !

À ces mots, je bondis : placé en face du lâche insulteur que je regardai dans les yeux, je dis, tâchant de contenir ma colère :

— Vous voulez vous battre ?… Eh bien ! tout de suite !

Une heure après, nous étions vis-à-vis l’un de l’autre le sabre en main.

Cette fois, j’étais résolu à ne plus me contenter d’un rôle passif ; on n’entendait que nos respirations haletantes, le ferraillement et le tâtonnement des armes ; je saisis le moment propice, et, d’un tour de poignet, J’enlevai des mains de mon antagoniste son sabre qui fut lancé à dix pas. Je pouvais frapper, j’étais maître du champ de bataille, mais, posant la pointe de mon sabre contre terre, j’attendis.

— L’honneur est satisfait ! dirent ensemble les témoins. Donnez-vous la main !

Nous obéimes.

Comme nous revenions, le caporal Pistolet courut au-devant de son camarade :

— Eh bien ?

— Eh bien ! il n’est pas si novice que tu le disais ; il vous a un coup de poignet soigné ; il n’a tenu qu’à lui de m’embrocher comme une alouette. Ecoute donc, après tout, si tu lui en eux, ce n’est pas mon affaire ! D’ailleurs, tu n’es pas facile, toi, entre nous soit dit, et même j’en connais pas mal qui prétendent que tu es un drôle de pistolet…

Le caporal furieux partit brusquement ; mais, depuis ce moment, ni lui ni les autres ne troublèrent désormais mon repos. J’avais fait mes preuves et les camarades disaient en riant : « Le caporal Daniel est un brave, il n’a pas peur des coups de Pistolet ! »

Deux ans après mon départ, je pouvais annoncer à ma famille que j’avais acquis un nouveau grade. J’étais devenu sergent-fourrier, c’est-à-dire qu’outre la comptabilité de la compagnie, j’avais à m’occuper des logements en route, à accompagner les hommes à la manutention, à copier les ordres donnés aux officiers de la compagnie et à les leur communiquer.

Je me demandais si je n’avais pas commencé réellement à vivre le jour où j’avais su lire ; l’état d’un esprit complètement illettré me paraissait effrayant tant il est entouré de dangers. Des obstacles dont il ne connaît pas la nature se dressent autour de lui, sans qu’il puisse rien pour les abattre.

Il habite un monde dont il ignore même la forme ; un pays dont il ne connaît pas la constitution ; il est membre d’un peuple dont les luttes et les souffrances passées lui restent cachées : Comment travaillera-t-il sagement dans l’intérêt de la patrie et selon le sien propre ?

Oui ! pendant vingt ans, j’avais existé ; mais je n’avais pas vécu !

Combien, en reconnaissant les bienfaits de l’instruction, je bénissais le Numéro Treize qui m’avait, de force, ouvert les portes de l’étude.

Ce terrible Numéro Treize ! je lui devais la vie véritable, la vie intellectuelle ; par lui, j’étais devenu un homme nouveau.


FIN