Le nouveau président des Etats-Unis, son caractère, ses opinions, ses méthodes

Le nouveau président des Etats-Unis, son caractère, ses opinions, ses méthodes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 358-380).
LE NOUVEAU PRÉSIDENT DES ÉTATS-UNS
SON CARACTÈRE, SES OPINIONS, SES MÉTHODES

Le nouveau président des États-Unis, M. Woodrow Wilson, est entré à la Maison-Blanche le 4 mars dernier : avec lui revient au pouvoir le parti démocrate qui en avait été renversé il y a seize années et qui, depuis, avait, tous les quatre ans, lutté en vain pour y remonter. Les détails de la dernière lutte électorale sont encore trop récens pour qu’il soit nécessaire de les rappeler. Des trois candidats en présence, M. Taft, M. Roosevelt et M. Wilson, le dernier, qui devait remporter la victoire, était le moins connu. Il n’avait ni la grande renommée de M. Roosevelt, ni la notoriété que donnait à M. Taft une présidence de quatre années. Sa vie cependant avait été bien remplie et il avait donné dans l’exercice de plusieurs fonctions administratives et politiques des preuves d’activité, de capacité et surtout de volonté. Homme d’étude, jurisconsulte éminent, sociologue distingué, il avait montré sur un théâtre de second ordre qu’il pouvait jouer un rôle sur un plus grand. Favorisé par les circonstances, aidé surtout par la division que l’intervention véhémente de M. Roosevelt avait créée dans le parti républicain, soutenu par un parti qui avait su, au contraire, rester uni, il s’est appliqué dans ses discours à donner satisfaction aux tendances nouvelles qui se manifestent d’une manière encore un peu confuse, mais ardente et puissante, dans l’opinion américaine. Des trois candidats à la présidence nous ne savons pas très bien quel est celui qui est allé le plus loin dans la voie du radicalisme, mais assurément M. Wilson n’est pas resté en deçà de ses concurrens. Il y a donc lieu de croire que l’Amérique entre dans une phase importante de son histoire intérieure, et c’est pourquoi tous les regards se portent aujourd’hui sur le président qu’elle s’est donné. Qui est-il ? D’où vient-il ? Quelle idée peut-on se faire de son avenir d’après les opinions qu’il a émises et les actes qu’il a accomplis dans son passé ? C’est ce que nous avons essayé de discerner dans cette étude.


I

M. Thomas Woodrow Wilson est né en 1856 dans l’État de Virginie ; mais si l’on considère ses origines, il est, peut-être, le président le moins américain qu’ait eu jusqu’ici l’Amérique. Sa mère, née en Angleterre, était de race anglo-écossaise ; la famille de son père était d’extraction écossaise-irlandaise. Son père toutefois était né aux États-Unis .

Cette proche parenté avec la mère patrie a certainement une part dans l’admiration professée par M. Wilson pour la Constitution anglaise et surtout pour la Chambre des Communes. Il la professe dans tous ses ouvrages et particulièrement dans le premier : Congressional Government, où les défauts d’un système de gouvernement par le Congrès et ceux qui s’attachent surtout à la Chambre des représentans, sont attaqués avec une force sans précédens. C’est au point qu’en terminant le livre, on est amené à se demander : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? »

Quelques passages suffisent pour montrer l’enthousiasme que la Constitution anglaise causait alors à M. Wilson et le sentiment opposé que lui inspirait la Constitution américaine. Cet enthousiasme, soit dit en passant, n’a pas manqué de provoquer l’animosité de quelques patriotes ultra-américains.


La Constitution anglaise, dit M. Wilson, était inférieure à la nôtre, lorsque celle-ci fut créée et si maintenant elle lui est supérieure, c’est parce que son développement n’a pas été contrarié par les liens trop étroits d’une loi fondamentale écrite... Nos cousins d’Angleterre ont inventé à leur usage un gouvernement remarquable, dans sa perfection, en faisant peu à peu de leur monarchie un principe non monarchique ; ils en ont fait une république fortifiée par une aristocratie vénérée et dont le pivot est un trône des plus stables... Le gouvernement anglais devient plus parfait à mesure qu’il devient non monarchique, et le nôtre ne court aucun danger à devenir non démocratique... Notre Congrès est toujours retardé, arrêté par les mêmes difficultés qui rendirent la Chambre des Communes anglaise une plaie pour elle-même et pour les autres aussitôt après la révolution qui lui a donné pour la première fois une assurance réelle de suprématie. Le parallèle est frappant… Les théories whigs en Angleterre n’auraient pas été jusque-là en Amérique, si le trône avait été de ce côté-ci de l’Océan.


M. Wilson, au temps où il était étudiant et fellow à l’université de Johns Hopkins, organisa une société de conférences pour former les étudians en histoire et l’organisa sur le modèle d’un corps législatif. Sans s’arrêter à la forme du Congrès américain, il adopta comme modèle la Chambre des Communes, comme « représentant le plus parfait exemple actuel d’un corps législatif. »

Les deux hommes qu’il cite le plus souvent quand il parle des questions constitutionnelles et politiques sont deux Anglais : l’un est le célèbre Edmund Burke, l’autre Walter Bagehot, critique très érudit de la Constitution britannique, mort en 1877. Leurs noms et leurs opinions se retrouvent fréquemment dans les ouvrages de M. Wilson ; ce sont, semble-t-il, ses auteurs préférés. Bagehot, dit-il, « était d’une grande originalité et paraissait avoir toujours conservé la fraîcheur de la jeunesse ; » quant à Burke, « maintenant que son langage est débarrassé du brogue, il fait résonner par sa voix, tout en restant très irlandais, les meilleurs instincts politiques de la race anglaise. »

La majeure partie du public américain regarde volontiers ses journaux comme les meilleurs du monde. M. Wilson, avec raison, ne se range pas à cette opinion. Il montre, cette fois encore, un esprit tout britannique et donne la supériorité aux grands quotidiens de Londres. Dans une suite de conférences prononcées par lui devant l’université de Columbia, il déclara sans ambages : « Un des plus grands désavantages dont l’opinion publique ait à souffrir aux États-Unis peut se résumer dans ce fait que nous n’avons aucun journal national, aucun organe exposant les idées nationales. » En parlant ainsi, M. Wilson songeait sans aucun doute au Times, dont il a toujours été un lecteur assidu. Dans un passage du Congressional Government, on lit : « Comment se fait-il que tant de personnes intelligentes et pleines de patriotisme, depuis la Virginie jusqu’en Californie, certainement plus attachées à leur État et à l’Union qu’au pays-sœur au delà des mers, s’abonnent aux journaux anglais afin d’y dévorer les débats parlementaires ? » En constatant le fait, M. Wilson l’explique et l’approuve.

L’intérêt qu’il porte à Bagehot se manifeste ailleurs d’une façon assez curieuse. Dans son second volume d’Essais, s’en trouve un intitulé : « A Literary Politician » et ce politicien littéraire est M. Bagehot. Cette même appellation ne manqua pas d’être appliquée à M. Wilson lui-même, lorsque, quittant les paisibles ombrages académiques, il se jeta dans l’arène turbulente de la politique américaine. Le fait est assez piquant lorsqu’on se souvient que cet essai fut écrit vers 1890, quinze ans environ avant que l’auteur fit cette sortie imprévue et à laquelle il était alors si éloigné de s’attendre lui-même.

Le titre de « politicien littéraire, » écrit-il, « n’est pas un passeport pour celui auquel on le donne, et, peut-être, devrais-je en présenter une justification, dans la crainte que l’homme ainsi désigné ne refusât de l’accepter. » Par cette appellation il n’entend pas un politicien qui aime la littérature, ni un homme de lettres qui aime la politique et qui, tout en écrivant des livres à succès, essuie toujours des échecs aux urnes électorales. Un politicien littéraire est, pour M. Wilson, un « homme qui a le génie des affaires et qui a eu l’intelligence de ne pas s’en mêler ; un homme qui, en raison de certaines qualités d’esprit, d’intuition et d’imagination, lit dans la politique comme dans un livre ouvert, mais qui a eu la sagesse de lire les pages aux autres plutôt que d’y glisser son propre caractère. En un mot, c’est un homme qui connaît la politique et ne la pratique pas. »

Toujours sur ce même sujet d’un politicien littéraire, M. Wilson admet qu’il y a aux États-Unis, surtout aux États-Unis, « une incrédulité marquée sur l’existence d’un tel personnage. » Un homme du métier, en effet, c(peut citer une foule d’exemples sur le danger qu’il y aurait à se confier au jugement politique d’un homme qui n’aurait point été élevé dans ce milieu si rusé et changeant. » Les exemples abondent, dit-il, de publicistes éminens qui n’ont été que de médiocres politiques ; il cite à ce propos « les essais remarquables de feu M. Matthew Arnold sur la politique parlementaire et la question irlandaise ; » la conviction de Macaulay qui « s’imaginait que le monde avait été créé selon les idées whigs, » ou les idées de Gibbon qui, (c s’il n’était pas resté en silence sur son banc, aurait probablement glacé avec quelques paroles seulement toute la Chambre des Communes. » Écrire et agir sont choses différentes. Notons que ces exemples, M. Wilson ne les prend pas dans sa patrie, mais dans sa nation de prédilection, l’Angleterre. Bagehot conclut toutefois en disant, et son observation s’applique fort bien à M. Wilson lui-même, que le politicien pratique et habile doit discerner dans le publiciste l’homme qui, bien qu’à l’écart de la politique, en comprend les conditions au milieu desquelles il se débat personnellement, et a c’est, dit-il, l’avis de cet homme qu’il devra chercher. »

Ce que conseille ici Bagehot, le parti démocrate l’a fait à deux reprises différentes au sujet de M. Wilson : la première fois en le nommant gouverneur de l’État de New Jersey, la seconde en le portant à la présidence.

« Ses études universitaires terminées, dit M. Wilson en parlant de Bagehot, il fit ce qu’ont fait avant lui des milliers d’étudians, il étudia le droit ; puis, ayant décidé d’être homme de loi, il suivit l’exemple de quantités de jeunes gens et abandonna son intention. » Si ce fut le cas de Bagehot, ce fut aussi celui de M. Wilson. En écrivant la biographie de son modèle, il semble souvent écrire la sienne. Ecoutons-le.


Ses jugemens politiques étaient, dit-il, d’autant plus sûrs que son esprit embrassait clairement toutes les sphères de l’activité humaine… Chez lui, la connaissance de la politique procède de sa connaissance de l’homme… Pour comprendre des institutions, il faut en effet comprendre les hommes ; il faut être capable de sentir une histoire, d’apprécier des caractères totalement différens du vôtre, sonder la société jusque dans son tréfonds et en soupeser les idées, grandes et petites. Un homme doué de la pénétration d’un Chaucer pour lire dans le cœur humain, un homme versé dans la littérature, cet héritage des grands penseurs, aurait notre confiance et nous viendrions le consulter, si ce n’est sur des questions de politique courante, du moins sur les rapports des hommes entre eux dans notre société. Ce serait un critique profond, qui jugerait les institutions à travers l’homme, et c’est là la seule façon d’en juger.


En décrivant l’ « imagination réaliste » de Bagehot, M. Wilson se décrit lui-même tel qu’il est aujourd’hui.


C’est, dit-il, une imagination de caractère pratique très personnel. Ce n’est pas une imagination qui crée, mais une imagination qui conçoit ; non pas l’imagination de l’irréel, mais l’imagination de la compréhension. L’imagination qui conçoit peut être divisée en deux catégories : celle qui nous guide et nous éclaire à la façon d’une lampe, et celle qui nous excite comme le ferait un irritant ou un courant électrique.


M. Wilson classe l’imagination de Bagehot dans cette dernière catégorie ; il pourrait aussi bien y placer la sienne. Quant à l’autre, elle est pour lui représentée par Carlyle.


Bagehot, continue-t-il, a l’imagination scientifique, Carlyle l’imagination emportée. Bagehot est la personnification du sens pratique spirituel ; toutes les phases de son âme révèlent cette santé vivace qu’il a appelée lui-même « la modération animée... » La réalité chez Bagehot est exprimée par la pratique, un réel vivant, un monde de travailleurs, de parlementaires, un monde dans lequel des usines et des parlemens sont des conséquences désirables et naturelles, « des boutiques à paroles... » Bagehot ne se laisse pas émouvoir plus profondément par les débats parlementaires ; il sait qu’ils sont souvent stupides et que les paroles réfléchies, qui s’y prononcent, sont en majeure partie futiles ; mais il a la vue plus longue et ne s’en laisse pas irriter à la façon de Carlyle. Il sent que la stupidité a de la force et une certaine valeur. Comme Burke, il est plein de prudence ; il est convaincu que le ciment de la société est pétri de préjugés, que la pensée lente est un lest pour le self-government, qu’une carcasse solide est aussi utile à un navire que des voiles, et que si la coque n’est pas conservatrice et homogène, le vaisseau, en affrontant une tempête d’argumens, y risquera bien des vies et des fortunes... Pour rien au monde, il ne voudrait supprimer le préjugé et la stupidité ; il aime mieux voir la société se maintenir et s’agrandir, que de la reconstruire de fond en comble.


M. Wilson dit encore :


C’est à Burke et non pas à Bagehot que vous vous adresserez pour cher- cher des conseils sur le self-government ; mais, si vous vouliez vous rendre compte des conditions journalières et pratiques que nécessite cette œuvre, Bagehot vous serait un meilleur guide.


Pourtant, M. Wilson avoue qu’il trouve en Bagehot « une grande lacune ; » et c’est ici que le président, cessant d’être anglomane, devient véritablement américain.


Bagehot, dit-il, n’a aucune sympathie pour cette grande masse muette du peuple, tous ces êtres inconnus ; il n’a pas cette foi dans le droit et dans les capacités de cette majorité sans voix, qui est la caractéristique du vrai démocrate ; il n’a pas le courage héroïque d’accepter la compétence et l’aptitude politique du peuple tout entier ; il voit la démocratie en détail, et vue de cette façon, elle devient une question perplexe.


Ce que M. Clemenceau nous a dit de la Révolution française, M. Wilson le répète au sujet de la démocratie américaine : elle doit être prise en bloc.

Ici encore, M. Wilson se montre indulgent pour M. Bagehot, dont il aime l’humour, cette qualité qu’il possède lui-même et où il voit un « préservatif des idées saines. » Il fait l’apologie comme il suit :


Je suis tenté de faire un plaidoyer général en faveur de l’esprit, qui est certainement digne d’accompagner les grandes pensées et les sujets sérieux. L’esprit ne rend pas un sujet léger ; il le pétrit,, tout simplement, et le rend ainsi plus maniable. Je crois, pour ma part, qu’aucun homme n’est vraiment maître de son sujet, s’il ne peut jouer avec, s’il ne peut taquiner ses propositions et vivre en camarade avec elles. On doit soupçonner d’un manque de pénétration tout homme qui se prend lui-même et ce qu’il fait trop au sérieux. Rien n’éclaire autant un sujet qu’un peu d’esprit.


Ici M. Wilson revient au thème antérieur :


Le politicien littéraire, permettez-moi de lo déclarer carrément, est un genre très supérieur d’homme pensant. Il lit les livres comme il écouterait parler ; il reste à part tout en regardant avec un sourire sympathique et spirituel le jeu de la politique ; il pourrait vous dire, pour peu que cela vous intéressât, à quoi pensent les joueurs ; il devine tout de suite comment seront distribués les rôles ; il sait à l’avance ce que chaque acte va vous montrer ; il peut. facilement vous annoncer en quoi consistera le dialogue, et si vous manquiez de metteurs en scène, il les remplacerait admirablement.

Ce n’est pas le professeur de droit constitutionnel, ni celui qui étudie le mécanisme seul de l’organisation légale des institutions ; ce n’est pas non plus l’homme politique qui n’est qu’un simple rouage dans la machine, ce ne sont pas ces hommes-là qui seraient capables de comprendre et d’expliquer un gouvernement. C’est un homme qui a formé son intelligence en examinant tous les actes, tous les motifs, toutes les circonstances. Il est utile de se rapprocher du poète ainsi que de son voisin, de s’associer aussi bien aux découragés qu’à ceux auxquels sourit la prospérité, d’étudier le négociant et l’industriel aussi bien que le savant qui vit retiré, le professeur et celui dont la vie a été le seul professeur, l’orateur et ceux qui ont travaillé dans le silence, au milieu des penseurs, au milieu des affaires : ce n’est qu’à ces conditions que vous comprendrez ce grand ensemble d’histoire et de caractère qui est le facteur principal de la politique.


Cette remarque de M. Wilson, qu’il faut, pour être un homme politique complet, « se rapprocher du poète, » nous invite à étudier un instant le côté poétique de son caractère. Il est très marqué. Ses essais, ses études politiques même, sont parsemés de citations tirées des meilleurs poètes américains et anglais et de passages à la louange de la poésie et des bardes. « On connaîtra mieux la politique d’une nation par sa poésie, dit-il, que par tous ses écrivains qui traitent des affaires publiques et de sa constitution. » Et ceci encore :


Les savans historiens de la liberté sont pleins d’informations, mais il n’y a point chez eux de trace d’inspiration. Les poètes, cependant, ayant à exprimer les désirs, les espoirs de la liberté, se souciant peu des méthodes, ont laissé dans leur œuvre le souffle sublime de leur cœur, et c’est là qu’un homme trouvera le courage, la joie et la bonne voie pour sa politique.


Dans l’essai consacré au politicien littéraire, se trouve une allusion à une poésie de Wordsworth, L’Heureux Guerrier. Elle prophétise si bien ce qui devait arriver, une vingtaine d’années plus tard, à M. Wilson, que je me permets de citer quelques strophes de cette pièce célèbre :


Who is the happy warrior ? Who is he
That every man in arms should wish to be ?
It is the generous spirit who, when brought
Among the tasks of real life, hath wrought
Upon the plan that pleased his boyish thought.
…………………..
He labours good on good to fix, and owes,
To virtue every triumph that he knowes ;
Who, if he rise to station of command,
Rises by open means ; and there will stand
On honourable terms...
Or, if an unexpected call succeed,
Come when it will, is equal to the need.
……………………
Tis, finally, the man, who, lifted on high.
Conspicuous object in a nation’s eye,
……………………
Plays, in the many gantes of life, that one
Where what he most doth value must be won :
……………………
Finds comfort in himself and in his cause :
And, while the mortal mist is gathering, draws
His breath in confidence of heaven’s applause.


Quel est l’heureux guerrier, quel est cet homme que tout chevalier envierait ? C’est l’esprit généreux qui, affrontant la vie, a forgé l’idéal dont ses jeunes rêves étaient bercés. Il s’efforce à fixer le bien sur le bien, et tous les triomphes qu’il connaît sont dus à ses vertus. S’il s’élève à de hautes destinées, il y sera monté loyalement et n’y demeurera qu’avec dignité. Si un appel inattendu se fait entendre, quelque soit le moment, il sera capable d’y répondre. C’est un homme, finalement, qui, élevé à une grande hauteur, attirant l’œil de toute une nation, a, parmi les nombreux Jeux de la vie, choisi, pour l’atteindre, celui qui lui était le plus cher ; l’homme dont le réconfort est en lui-même et dans sa cause, et qui, se voyant envelopper par les brumes de la mort, respire dans la confiance que le ciel le louera.

Comme dans Bagehot, il y a dans Burke bien des choses qui semblent s’appliquer à M. Wilson. Il cite à plusieurs reprises ces deux passages du grand Irlandais : « Un gouvernement libre est, en pratique, ce que le peuple considère comme tel. La liberté abstraite, comme toutes les abstractions, n’existe pas ; la liberté est unie à quelque chose de sensible, de palpable. » A quoi M. Wilson ajoute : « Ces phrases, tirées des ouvrages de Burke sur ce qui concerne l’Amérique, pourraient aussi servir de devise à l’esprit pratique de notre race concernant les questions gouvernementales. A mon avis, dit encore Burke, le droit est une des plus belles et des plus nobles de nos sciences humaines, et une science qui fait plus pour raviver et fortifier notre compréhension que toutes les autres sciences réunies ; mais, à l’exception de personnes supérieurement douées, elle n’ouvre pas et n’élargit pas l’esprit dans les mêmes proportions. » Bien que Burke ait eu une intelligence « supérieurement douée, » il trouvait que la vie d’avocat restreignait d’une façon fâcheuse son esprit d’initiative. Il apprit le droit comme il s’appliquait à d’autres études, avec la pensée constante que le droit fait partie de la structure de la société humaine.


Il n’y a pas d’écrivain anglais, écrit encore M. Wilson, plus philosophe que Burke ; il supporte impatiemment les abstractions dans les raisonnemens politiques, tant il est attaché à toutes choses pratiques et à tout ce qui doit être fait par des hommes d’intelligence... Burke était toujours opposé aux idées abstraites en fait de politique, car il sentait que les questions gouvernementales sont aussi des questions morales et qu’elles ne peuvent pas être toujours résolues par les règles de la logique : elles subissent toutes les fluctuations des circonstances et de la vie... Burke insista énergiquement pour obtenir des réformes radicales dans l’administration ; mais, en même temps, il opposa une égale énergie contre tout ce qui aurait pu atteindre les bases de la Constitution ; il tenait à conserver les partis, car il les croyait d’une absolue nécessité pour un bon ordre social.


Nous empruntons cette dernière citation à un essai sur Burke intitulé : L’Interprète de la Liberté Anglaise, qui parut en 1896 dans Mere Literature. Quatorze ans plus tard, la candidature de M. Wilson au poste de gouverneur de l’État de New Jersey avait été préparée un soir dans un des salons du Lawyers’ Club de New-York par quelques démocrates influens. Un d’eux posa cette question à M. Wilson : « Êtes-vous d’avis qu’un gouverneur doit refuser de prendre en considération les demandes de son parti ? » « Pas du tout, » lui répondit-il vivement ; « j’ai toujours cru à l’utilité d’une organisation ferme dans un parti politique ; » et il aurait pu ajouter : « ainsi que le croyait Edmund Burke.» Dans son premier volume d’essais, s’en trouve un intitulé : Étude sur la Politique, où on lit : « Il y a tout lieu de croire que dans les pays où les hommes votent aussi bien qu’ils écrivent, ils ne votent pas toujours suivant leurs opinions, mais selon leurs partis ; ils se montrent par là de meilleurs citoyens. Du fond de leurs bibliothèques, ils sont en pensée avec leurs maîtres, mais au dehors avec leur parti. En un mot, comme des hommes raisonnables, ils comprennent la différence qui se trouve entre les possibilités abstraites et les possibilités pratiques. »

Cet épisode du cercle à New York nous montre déjà chez M. Wilson, à côté du penseur et du théoricien, l’homme politique en formation.

Pendant ses années d’étude et de préparation, Montesquieu occupe son esprit après Bagehot et Burke, bien qu’à un moindre degré que ces derniers. Il parle de l’auteur de l’Esprit des Lois comme d’ « un des précurseurs de cette belle légion de philosophes historiens qui ont tant contribué à éclairer les époques nébuleuses et reculées de l’humanité et qui ont établi sur une base de vérité les premiers rudimens de la philosophie historique. » Dans Mere Literature, il ajoute : « Celui qui a connu un homme intelligent et instruit, habile, pénétrant sans passions dans les recoins intimes de l’histoire, en a saisi les raisons, les buts, les machinations et qui sait en parler éloquemment et retenir l’attention par une force et une sagacité à lui personnelles, celui qui aura connu un tel homme comprendra aisément pourquoi nous nous tournons vers Montesquieu. » Enfin, dans le Constitutional Government, M. Wilson parle encore de « l’esprit lucide du philosophe français. » « Les hommes d’Etat américains qui nous ont précédés citent, dit-il, Montesquieu plus volontiers que tout autre ; il est d’après eux un modèle-type dans le champ politique. Sous son doigt, la politique devient un mécanisme et la théorie de gravitation, cette théorie de freins et de balanciers que j’ai appelée le système newtonien de gouvernement, y arrive à la suprême perfection. »


II

Nous pourrions pousser plus loin l’étude des travaux qui ont assigné à M. Wilson un rang distingué parmi les publicistes américains, mais il est temps de le voir dans le domaine de l’action. M. Wilson est un exemple rare dans une démocratie d’un homme qui a poursuivi depuis sa jeunesse toutes les études propres à former un homme politique et, au besoin, un chef d’État. Avant sa vingtième année, lorsqu’il était encore étudiant à Princeton, les tendances de son esprit le portaient déjà vers l’histoire, la politique, le droit constitutionnel, et depuis il n’a cessé de suivre cette voie. L’ardeur qu’il mettait à ce genre de travaux se révélait déjà d’une façon intéressante. Ses camarades lui reconnaissaient un vrai talent de discussion.il devait un jour prendre part à un débat entre les deux factions rivales des étudians ; le sujet proposé était « le libre échange et le protectionnisme. » Le.sort fit échoir au jeune Wilson la défense du protectionnisme, mais ses convictions étaient tellement en faveur de la thèse contraire, qu’il refusa de prendre part au tournoi. Son groupe fut vaincu, et tous admirent que la cause de cet échec venait de l’abstention du jeune homme que sa conscience empêchait de parler contre ses principes.

Reçu bachelier à Princeton, il entra, en 1883, à l’Université Johns Hopkins, à Baltimore, où il se fit une spécialité de l’histoire et de l’économie politique. C’est là qu’il écrivit son essai sur Adam Smith et son livre Congressional Government, dont le succès fut très grand et qui a aujourd’hui atteint sa quinzième édition. Cette œuvre fut présentée comme thèse de doctorat. M. Wilson fut alors demandé comme professeur par plusieurs universités. Il professa en effet dix-sept ans, enseignant l’histoire, l’économie politique, la politique américaine, la jurisprudence, le gouvernement constitutionnel. Il était à l’université wesleyenne, à Middletown, lorsqu’il entreprit un ouvrage, The State, consacré, comme l’indique le sous-titre, aux « notions de la politique historique et pratique. » Cet ouvrage lui demanda un immense labeur.

En 1890, il accepta la chaire de jurisprudence et de politique à l’Université de Princeton et c’est là qu’il se familiarisa avec la politique courante. Il rendit, par un libre examen des questions d’actualité, ses cours très populaires parmi les étudians ; mais il eut soin, au préalable, de demander leur parole d’honneur de ne point répéter ses critiques ou ses appréciations, par crainte qu’on ne les reproduisit dans les journaux. Il occupa cette chaire pendant douze ans, et ce sont là ses années les plus fécondes au point de vue littéraire, car il écrivit et publia alors quatre volumes, les deux volumes d’Essais dont nous avons déjà parlé, un Manuel pour les lycées et collèges, donnant l’histoire des États-Unis de 1829 à 1909, et une Vie de George Washington.

En 1902, M. Wilson fit ses débuts dans le pouvoir exécutif : il a été nommé président de l’Université de Princeton. La date est importante dans sa vie. Ce rôle est, en effet, très considérable dans les institutions d’enseignement supérieur en Amérique. C’est une position de haute confiance et de responsabilité dont les devoirs ont un caractère spécial assez délicat : avec le tempérament indépendant et libéral de M. Wilson, elle le devenait tout particulièrement. Sa ligne de conduite comme gouverneur futur de New Jersey commence déjà à se définir, et c’est ici également que peuvent être aperçus les premiers indices de ce que sera sans doute son administration à Washington.

Il inaugura ses fonctions à Princeton par un certain nombre d’innovations qui avaient toutes des tendances démocratiques. C’était une véritable révolution dans cette vieille école aristocratique, principalement composée de jeunes gens riches qui se consacraient plus volontiers aux sports qu’aux études. Une de ces réformes surtout, la plus radicale, souleva une vive opposition et, par les résistances qu’elle rencontra, par le bruit qui se fit autour d’elle, par le caractère qu’elle révéla chez M. Wilson, forma le premier anneau de la chaîne qui devait aboutir pour lui à la présidence des États-Unis.

La question était de savoir si Princeton devrait continuer à être une institution aristocratique, si « l’absolue justice sociale et personnelle devrait ou non passer avant la puissance de l’argent. » Le président de Princeton adopta nettement le premier point de vue : ce fut tout de même le dollar qui remporta la victoire. Jusqu’à ce moment, les élèves étaient divisés en catégories distinctes fondées sur les différences de fortune. M. Wilson voulut grouper un certain nombre d’étudians par dortoir, en les prenant parmi les quatre différentes classes d’années d’études, auxquels seraient adjoints plusieurs jeunes professeurs. Le premier obstacle que rencontra le projet, et c’en était un formidable, fut la résistance organisée d’une douzaine de richissimes clubs retranchés dans des immeubles évalués à 50 millions de francs : leurs propriétaires étaient les élèves et les anciens élèves. Ces luxueux bâtimens logeaient environ 350 étudians favorisés et laissaient les autres s’arranger comme ils pourraient. Toutes les universités américaines ont, du reste, de semblables clubs qui, bien que tolérés, rencontrent généralement la désapprobation, du moins en principe, des éducateurs éclairés.

Les suites qu’eut l’action audacieuse du nouveau président de Princeton montrèrent combien il est dangereux aux Etats-Unis de s’attaquer aux formes établies, même lorsqu’elles appartiennent simplement au monde universitaire. Bien qu’au début de la lutte, le conseil d’administration de l’Université approuvât le projet à l’unanimité moins une voix, les protestations que firent entendre les membres actuels et anciens des clubs furent si vives et causèrent un tel émoi, que le conseil demanda au président de retirer son projet. Il le retira en effet, mais l’effet était produit. Les adversaires de M. Wilson ne lui pardonnèrent pas son initiative : quant à lui, il resta partisan convaincu de la démocratisation de l’Université. Parties de là, ses idées s’affermirent et s’élargirent. L’esprit qui caractérise ses discours pendant la récente campagne présidentielle se trouve déjà dans ceux qu’il prononça alors à Princeton. « Je sens, disait-il, que dans ce pays, en ce moment, il y a une trop grande tendance à glorifier l’argent, et, à cause de l’accroissement si rapide des richesses de la nation, cette tendance ne fera qu’augmenter. En conséquence, je crains que nous ne tombions rapidement dans une ploutocratie, et, pour parer à ce danger éventuel, je crois qu’il serait d’une grande utilité que nos jeunes gens reçussent une éducation purement démocratique dans les universités qu’ils fréquentent. » Cette déclaration et d’autres du même genre produisirent dans les esprits une effervescence dont un incident vint montrer l’intensité. Au mois de mai 1910, mourut un des plus âgés des anciens élèves de l’Université : il laissait une somme de 15 000 000 francs à son Alma mater pour combattre les idées wilsoniennes. Ce qui arrive souvent, surtout en Amérique, arriva encore cette fois : l’or fut le plus fort et une grande idée morale fut étouffée. Mais ce fut tout de même une victoire pour le vaincu.

Le président Wilson sentit que son œuvre à Princeton était devenue provisoirement impossible ; il décida de se retirer, mais non pas dans l’obscurité. Le public avait suivi les phases de ce qui s’était passé à l’Université ; l’opinion s’en était émue dans des sens divers et des élections devant avoir lieu dans le New Jersey, les électeurs se demandèrent si M. Wilson n’était pas l’homme dont ils avaient besoin à la tête de leur capitale. Des politiciens avisés entendirent ce vœu de l’opinion ; la Convention démocratique de l’État se réunit en septembre et choisit M. Wilson avec enthousiasme comme porte-drapeau du parti. Il se trouvait à Princeton au moment où la nouvelle lui parvint ; il sauta dans une automobile et vingt minutes plus tard il se trouvait sur l’estrade à Trenton, recevant les ovations de la foule. Dans une improvisation fort bien conçue, il accepta la candidature. Ce fut son premier pas dans la politique active. Pendant sa campagne, M. Wilson insista sur la nécessité de faire sortir les choses politiques des cabinets obscurs où les politiciens et les tripoteurs de profession font leur cuisine habituelle et de tout porter au grand jour. Il demanda la création d’un nouveau système politique qui permettrait au peuple d’avoir une voix dans ses propres affaires ; il appuya sur la nécessité de faire table rase des idées sociales et industrielles dominantes en Amérique : de grands changemens s’étant produits dans les vingt dernières années, il fallait en tenir compte et établir des relations nouvelles entre le patron et l’ouvrier. C’était déjà un avant-goût des discoure qui devaient retentir dans la campagne pour la présidence.

Le 8 novembre 1910, M. Wilson fut élu gouverneur de l’Etat à une grande majorité et il résolut de mettre en pratique, dans les limites du possible, ce qu’il avait toujours prêché, c’est-à-dire d’abandonner ce système « des trois branches coordonnées, » le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, système qui a toujours trouvé une si grande faveur parmi les faiseurs de constitutions en Amérique. Il croyait fermement que le gouvernement par le Congrès et la présidence à la mode américaine devaient être améliorés. Il voulait, en un mot, mettre en pratique ce qu’il avait écrit dans ses livres. Ce qu’il a fait à Trenton, il le fera à Washington autant que les circonstances, — elles sont un peu différentes, — le permettront. Ses idées, on le voit, datent de loin ; il n’y renoncera pas.

Le nouveau gouverneur montra tout de suite une grande confiance dans ses projets, dans la faveur qu’ils rencontreraient auprès des électeurs, dans la force que lui donnerait son autorité pour obliger les Chambres à les discuter en public. Il était décidé à opposer les séances publiques aux débats secrets des commissions ; tout devait se passer en pleine lumière. Il exposerait en personne les raisons de ses projets, de manière que tout l’État les entendît et que la partie adverse fût obligée d’expliquer les siens. Il reçut des députés, des sénateurs appartenant aux divers partis, et s’entretint avec eux ; il publia de temps en temps des notes adressées à l’opinion. Dans un de ces messages il exprimait la crainte d’être forcé de nommer les membres qui s’opposeraient aux réformes ; il ne fut cependant jamais amené à le faire. Chose nouvelle et qui ne s’était jamais vue, le gouverneur assista aux réunions plénières de son parti. Une de ces réunions dura quatre heures et demie : à la fin, la réunion qui avait été convoquée pour combattre un des projets de loi, le vota à une grande majorité. En un peu plus de deux ans, le gouverneur Wilson parvint non seulement à faire accepter les principales réformes qui figuraient sur son programme, mais plusieurs autres de moindre importance. S’il n’avait pas été élevé à la présidence de la République, il serait encore pendant un an gouverneur de New Jersey, et la liste de ses exploits n’aurait pas manqué de s’allonger.

Un mouvement en faveur de sa nomination à la présidence commença à se faire sentir au cours du printemps de 1911. Il était dû en grande partie à l’admiration excitée par sa ténacité aux prises avec toutes les difficultés qu’il avait rencontrées dans sa lutte contre les bosses de New Jersey. Ces idées nouvelles, ces procédés hardis, dangereux peut-être, mais séduisans, surtout dans un pays comme l’Amérique, avaient fait de M. Wilson un homme très en vue. S’il avait des adversaires acharnés, il avait des amis qui ne l’étaient pas moins. On sait comment, combattu par les uns, exalté par les autres, il devint le candidat de son parti à la présidence de la République.

Pendant la campagne qui s’ouvrit alors, M. Wilson parla fréquemment en public sur tous les sujets qui préoccupent si vivement à l’heure actuelle la nation américaine ; mais la plupart de ces questions sont d’un ordre purement domestique et n’offrent qu’un faible intérêt pour les Européens. Nous les passerons donc sous silence et nous arrêterons seulement aux questions douanières.

La révision des tarifs tient une place importante. dans le programme démocratique, car, selon M. Wilson, la moitié des monopoles du pays y trouvent leur soutien. Il dit à ce sujet :


Notre intention n’est pas de changer les grandes lignes des questions économiques, mais de demander aux bénéficiaires quels avantages dérivent pour la nation des privilèges extraordinaires qui leur sont accordés... La seule manière de trouver une solution à la question du tarif est de l’envisager au point de vue d’amélioration pour le pays et non pas pour des individus. Associez-le aux intérêts spéciaux, que ces intérêts trouvent en lui leur principal support, et vous ne pouvez plus désormais le séparer de la politique. Si vous en faites simplement une source de contributions publiques, vous l’enlevez à la politique et vous trouvez un solide appui. Je ne dis point que cela doive se faire à la hâte et sans considérer les nombreux intérêts qui s’y rattachent ; ceci est une question différente... Il y a une autre chose dont le tarif est responsable : il a bouleversé toute notre idée de gouvernement. La faute la plus grande du protectionnisme est d’avoir démoralisé nos idées en fait de politique ; il devient un gouvernement établi sur le patronage et le privilège au lieu de l’être sur la justice et l’égalité. C’est un cancer qui ronge tout ce qui l’entoure... Qu’allons-nous faire à présent ? Devenir des révolutionnaires ? Nous déclarerons-nous partisans du libre-échange ? Je voudrais espérer que nos petits-enfans auront le libre-échange, mais je crains qu’ayant les notes du gouvernement fédéral à payer, ils ne l’aient pas... Nous aurons très probablement pendant une période indéfinie nos notes nationales à régler avec les droits d’entrée prélevés dans nos ports. Bien que je ne sois pas pour les mesures violentes, je serais heureux de trouver un moyen pour échapper à cette situation ; mais je dois dire que je n’en vois pas encore la solution. La question ne doit pas être d’après quel principe nous devons agir ; elle est claire : nous devons agir d’après les principes fondamentaux du parti démocrate, et demander non pas le libre-échange, mais un tarif pour le revenu public ; nous devons arriver à cette solution de manière à ne point compromettre la stabilité et la sécurité des intérêts du pays.


On sent la portée de ces déclarations. Mais l’on trouvera les plus récentes opinions de M. Wilson sur tous les sujets qui touchent à la politique du jour dans un volume qui vient d’être publié : il est composé principalement de discours prononcés par lui depuis son élection en novembre dernier. C’est encore là une nouveauté : loin de se taire depuis son élection, M. Wilson n’a pas cessé de parler et d’écrire. Nous n’avons plus dans son livre les idées d’un candidat en quête de voix, mais celles d’un homme auquel a été conféré par ses concitoyens la plus haute magistrature dont ils disposent. Y a-t-il entre les uns et les autres une différence ? Tout porte à croire que, s’il y en a une, elle n’est pas grande. On a déjà pu s’en apercevoir en lisant le discours d’inauguration que, d’après une coutume vieille de plus d’un siècle, M. Wilson a prononcé le 4 mars sous le portique Est du magnifique Capitole de Washington, après y avoir prêté serment à la Constitution, entouré du corps diplomatique, de hauts personnages officiels et des membres du Congrès, et faisant face a une foule immense. Son discours était l’écho fidèle de ceux qui l’avaient précédé, comme le sera le livre qu’il va publier.

J’ai vu les épreuves de ce livre, autant que le permettait l’état incomplet où il était encore il y a quelques jours. Certaines parties en paraissent d’ailleurs depuis janvier dans une grande revue mensuelle de New York, The World’s Work. Il suffit de dire ici que le volume est imprégné d’un esprit très radical. M. Wilson rejoint fermement et ouvertement la partie progressiste de son parti : il espère sans doute ainsi trouver un appui dans les quatre millions et plus d’électeurs qui ont donné l’automne dernier leurs voix à M. Roosevelt. Y réussira-t-il ? C’est le secret de l’avenir.


III

Il n’est pas sans intérêt, en terminant cet article, de dire quelles sont les vues de M. Wilson sur la présidence et sur les pouvoirs qu’il est appelé à exercer : c’est en effet comme président qu’il réussira ou qu’il échouera dans l’exécution d’une politique qui a excité une grande attente chez tant d’Américains, non sans provoquer quelque inquiétude chez les autres. Mais l’espérance est aujourd’hui le sentiment qui domine. Un souffle nouveau, périlleux peut-être, très fort assurément, passe sur le pays. La manière dont M. Wilson comprend ses pouvoirs et se propose de les exercer importe fort au succès de ses entreprises. C’est encore une fois à lui-même, c’est-à-dire à ses écrits que nous demanderons une réponse aux questions qui se posent à son sujet.

Sur certains points, ses vues sont diamétralement opposées à celles de son parti. En voici un exemple pris dans les « planches » de la plate-forme de la Convention de Baltimore :


Nous favorisons l’élection d’un président pour un seul terme de quatre ans ; nous insistons pour demander un amendement de la Constitution ne permettant pas la rééligibilité d’un président, et nous déclarons que le candidat de cette convention prendra cet engagement.


Inutile de dire que cette déclaration était surtout motivée par l’opposition ardente faite à M. Roosevelt ; elle n’en constituait pas moins un engagement qu’il était dangereux-de prendre et qui, quelques semaines plus tard, n’a d’ailleurs pas empêché plus de 4 millions d’électeurs de voter pour la nomination de M. Roosevelt, — qui déjà avait été élu pour un deuxième terme, — à un troisième. M. Wilson a été plus prudent que son parti, et notons en passant que ce n’est pas là le seul exemple qu’il en ait donné. Dans aucun de ses discours, il n’a mentionné cet engagement qui, du reste, avait été pris sans qu’on l’eût consulté ; il reste donc libre, au point de vue de sa propre conscience, de poser dans l’avenir sa candidature, s’il le juge bon. De plus, il s’est toujours opposé à l’idée de limiter la durée de la présidence. C’est ainsi qu’il écrivait vers 1880 : « Notre système est tout à fait astronomique ; l’utilité d’un président n’est point mesurée par sa valeur, mais par les mois du calendrier. Les calculs décident que, s’il a des qualités, il doit durer quatre ans. La faveur de la majorité doit maintenir un président du Conseil ; le président américain n’a, lui, qu’à se laisser vivre... On comprend avec difficulté un raisonnement qui considère comme essentiellement républicain un système à termes courts ; de cette façon, le président est remercié aussitôt qu’il commence à voir clair dans son métier. » Ces lignes n’ont pas été écrites pour la circonstance actuelle, puisqu’elles datent de plus de vingt ans, mais il est plus que probable que M. Wilson n’a pas changé d’avis.

Il se rend certainement compte des difficultés de toutes sortes qui l’attendent à Washington, et de l’importance inaccoutumée que prendra le succès ou la défaite de son administration, vu la crise très critique que traverse la politique intérieure de l’Amérique. Sa position ressemble aujourd’hui à celle où il était lors de son arrivée à Trenton en 1911, mais sur une échelle beaucoup plus grande ; aussi est-il probable qu’il adoptera, autant du moins que cela lui sera possible, les mêmes mesures qu’alors. Il a certainement l’intention d’y faire participer toutes les formes actives et passives que comporte sa haute magistrature, de devenir non seulement le chef de son parti, mais celui de toute la nation, et d’assouplir pour cela le système si complexe et si raide du fédéralisme américain, dont nul mieux que lui ne connait les ressources. En un mot, il cherchera à faire, en temps de paix, pour les réformes sociales, ce que Lincoln fit, durant la guerre civile, pour la défense nationale. La situation des États-Unis appelle une conduite de ce genre, et si le nouveau président s’y conforme, il sera, sans nul doute, soutenu par la masse du public qui désire un chef,

M. Wilson a exprimé à quatre reprises différentes ses idées sur ce que pouvait et devait être un président des États-Unis : en 1884, dans son Congressional Government ; en 1893, dans An Old Master and Other Political Essays ; en 1900, dans la préface de la quinzième édition de son premier livre nommé plus haut, et quelques années plus tard dans ses conférences données à l’Université de Columbia. Il est curieux de noter combien ses idées se sont élargies à mesure que la présidence s’élargissait elle-même, et on peut deviner ce que sont ses pensées au moment où il assume des devoirs qu’il a tant commentés. Il écrivait dans son premier ouvrage :


Le prestige attaché aux fonctions du président s’est abaissé à mesure que s’abaissait la valeur des présidens et la valeur des présidens amoindris baissait à mesure que se perfectionnaient les tactiques d’égoïsme des partis... Les membres du Cabinet n’étaient autrefois que des conseillers ; ils sont devenus des collègues. Le président n’est presque plus maintenant l’exécutif ; il est le chef de l’administration. Il nomme l’exécutif... La dignité d’autrefois ne revêt plus cette haute position... La présidence est trop silencieuse, trop inactive ; elle ressemble trop peu à une présidence de conseil et trop à une surintendance... Aucun homme d’un talent ordinaire ne doit désespérer de se trouver un jour candidat à la présidence... La présidence est bien loin de valoir une bonne présidence de conseil.


Il y a près de trente ans que M. Wilson écrivait ce passage. La nouvelle préface de ce même ouvrage, écrite plus de quinze ans plus tard, après la guerre des États-Unis avec l’Espagne, est conçue dans un tout autre style :


Le président des États-Unis est maintenant à la tête des affaires comme ne l’a jamais été aucun président, à l’exception de Lincoln, depuis le premier quart du XIXe siècle, quand les relations étrangères de la jeune nation commençaient à se former. Il n’y a maintenant plus aucune difficulté pour que les discours du président soient lus et imprimés mot pour mot. De son caractère, de son expérience, de son choix dépendent les solutions de la plus grande importance pour l’avenir. Il peut se développer d’intéressantes choses par ce singulier changement… Il se peut aussi que ce revirement du pouvoir exécutif, qui semble durable, ait un effet très étendu sur tout notre système de gouvernement.


Dans les conférences données à Columbia, M. Wilson considère que cette impulsion continue, en effet, à se manifester et que l’influence énergique de M. Roosevelt a eu son contre-coup sur le système du gouvernement. Voici ce qu’il dit en 1908 :


Désormais notre président devient une des grandes forces mondiales, qu’il agisse prudemment ou non… C’est à peine si nous commençons à envisager la présidence sous ce jour, et c’est cependant à ce point de vue qu’il faudra désormais le faire ; et de plus en plus son caractère influencera et déterminera la politique de la nation. Nous ne pouvons plus à l’avenir cacher notre président comme un simple ministre de l’Intérieur… Il faudra toujours le voir à la tête des affaires et le poste aura toujours les mêmes proportions que celui qui l’occupe… À mesure que les devoirs du président augmenteront avec les activités, les forces nouvelles de la nation s’agrandissant, le président futur arrivera à la conclusion que le meilleur moyen d’administrer est de se sentir de moins en moins un fonctionnaire exécutif et de se regarder, au contraire, comme directeur d’une grande entreprise et leader de la nation, un homme entreprenant et actif recherchant toutes les améliorations… Dans l’esprit de ceux qui dictèrent notre constitution, le président devait représenter un modèle de royauté amendé d’après les idées whigs ; mais le président a quitté son modèle pour s’adapter aux circonstances d’une façon tout américaine… Le principe qui rend possible au président américain de concentrer en lui-même, s’il le désire, un pouvoir et une influence supérieurs à toute autre personne faisant partie du gouvernement, vient en grande partie de ce que le pays tout entier s’intéresse à sa personne comme étant le seul grand leader national ; et c’est avec ardeur que ses concitoyens désirent entendre ce qui leur vient de lui.


Ce qui déplaît surtout à M. Wilson dans le système gouvernemental des États-Unis, et cela est vrai de la Constitution fédérale comme de celles des États de l’Union, est l’excessive séparation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Il s’exprime ainsi à ce sujet :


On ne saurait dire que le président est le leader et le guide du gouvernement tout entier, car ce dernier se divise entre le Sénat et la Chambre, et c’est en cela qu’il diffère de tous les autres gouvernemens du monde. Dans chacune des parties ainsi subdivisées se trouve, par arrangement spécial, un leader. Le Sénat consent à se laisser diriger par un petit groupe de sénateurs, très jaloux de l’indépendance du corps qu’ils dirigent ; la Chambre est gouvernée par son speaker ; le pouvoir exécutif est entre les mains du président. Mais, bien que ce dernier soit le leader national de son parti, il ne peut pas se passer de l’appui du speaker, sans lequel aucune loi ne peut être votée... Personne ne voudrait voir le président en possession d’un pouvoir capable de contre-balancer les décisions du Sénat, mais il existe certainement une fâcheuse erreur dans le fait que le Congrès puisse gouverner sans être en rapport intime et confidentiel avec les représentans du pouvoir exécutif... Un fait assez étrange de notre développement politique est que les Chambres dans leurs législations rejettent la direction du gouvernement ; c’est là le seul exemple parmi tous les corps législatifs en existence... Constitué tel qu’il est, le gouvernement fédéral manque de force parce que ses pouvoirs sont divisés, de promptitude parce que les chefs sont multipliés, d’efficacité parce que les responsabilités ne sont pas nettes, enfin de direction compétente dans les actions.


Lorsque M. Wilson fut candidat au poste de gouverneur de l’Etat de New Jersey, il déclara publiquement son intention, s’il était élu, de porter en cela remède au système gouvernemental : il voulait être le vrai chef de son parti, et il veillerait à ce que les promesses faites par la plate-forme fussent mises en lois par le corps législatif ; une plate-forme politique ne serait plus désormais un simple moyen d’arriver, simply a thing to get. in on, ainsi que l’exprima un sénateur spirituel. En effet, pendant ces deux dernières années passées par lui à Trenton, M. Wilson a fait son possible pour tenir parole. Tout porte à prévoir que le même but sera poursuivi à Washington. Les études de M. Wilson, aussi bien que son gouvernorat, l’ont déjà familiarisé avec ce rôle. En voici un exemple pris parmi plusieurs. Dans un chapitre : Des relations entre le pouvoir exécutif et le Congrès de son livre The State, il écrit :


Washington et John Adams, — les deux premiers présidens, — d’après leur interprétation de la Constitution, s’adjugeaient le droit de se présenter en personne devant le Congrès, afin d’y prononcer leur message annuel. Mais Jefferson, le troisième président, n’étant pas un bon orateur, l’habitude se perdit et fut remplacée par le mode des messages écrits, qui s’établit fermement. Voilà l’origine d’une règle sacrée d’action constitutionnelle ! (Le point d’exclamation est de M. Wilson.) Comprise de la première façon, cette clause aurait permis un échange d’opinions beaucoup plus simple, public et entraînant la responsabilité entre le pouvoir exécutif et le Congrès ; mais ayant été interprétée différemment, cette clause ne permet au président qu’une déclaration de pure forme et sans portée. En conséquence, le pouvoir exécutif et le Congrès manquent entièrement de coopération et de confiance mutuelle, et cela à un degré qui n’a point de semblable.


M. Wilson, contrairement à Jefferson, est un excellent orateur et s’il reprenait l’habitude de Washington et d’Adams, la présentation des messages présidentiels pourrait contribuer largement au succès de sa présidence. Nous retrouvons aussi ce passage dans une des conférences qu’il prononça à Columbia :


Il est évidemment du devoir de tout homme d’État, quelle que soit la branche du gouvernement dont il fait partie, d’étudier avec soin les meilleurs intérêts du public et ce qui, dans la décision de cas difficiles et compliqués, donnera le plus d’autorité au gouvernement. Personne ne peut mieux jouer ce rôle que le président, et s’il a du caractère, de la modestie, s’il est dévoué, s’il a de la force et une connaissance approfondie des affaires, il pourra, en réunissant les élémens antagonistes de notre système, en former un corps puissant pour le bien public.


Au cours de cette même conférence, en parlant de la tendance du Sénat, dans ses rapports avec le président d’alors, « à montrer sa fierté d’indépendance, son désir de gouverner au lieu d’être un conseiller, son inclination d’accroitre son autorité et de diriger en quelque sorte la politique de gouvernement, » M. Wilson fit cette remarque suggestive : « Le président pourrait être moins raide, moins hautain, pourrait agir d’après l’esprit de la Constitution, et, de sa propre initiative, établir des liens de confiance avec le Sénat. » Ce fut par ces moyens que M. Wilson conquit magistralement, plus d’une fois, le corps législatif de l’État de New Jersey.

Du fond de son cabinet académique, M. Wilson a aussi pesé soigneusement les raisons pour et contre « l’appel à la nation, » arme dont le Président se sert souvent avec succès. Il parle ainsi dans cette même série de conférences :


Lorsque le Congrès est en session, le speaker de la Chambre prend souvent, aux yeux du pays, des proportions plus importantes que celles du président des États-Unis ; mais ce dernier, possédant l’attention de tout le pays dont il est l’avocat et le représentant, peut mettre la Chambre dans une fâcheuse posture, s’il en appelle à la nation. C’est là où se trouve la grande différence entre le président et le speaker, tous les deux semblant avoir, dans le cercle restreint de Washington, une puissance quasi égale... Le speaker ne s’adresse point à la nation ; il sentirait qu’il se couvre de ridicule en le faisant. Mais le président peut le faire quand bon lui semble, avec n’importe quels argumens, n’importe quels projets, n’importe quelles explications qu’il lui plaît de présenter. Tout le monde lira ce qu’il a prononcé, surtout si le public sent qu’il y a de l’électricité dans l’air ; mais peu de personnes liront ce qui se passe à la Chambre où il n’y a pas un député qui puisse parler au nom de l’assemblée entière ou au nom de la nation ; et si la nation se trouve être de l’avis du président, s’il peut la convertir à sa cause, il devient le leader, que les Chambres le veuillent ou non ; elles se trouveront en une si mauvaise posture qu’elles seront forcées de céder... Le président doit étudier le tempérament et l’état d’esprit des deux Chambres avec lesquelles il va travailler, s’il veut amener son parti, ainsi que la nation, à accepter son programme et les mesures qu’il désire appliquer. La partie du gouvernement s’adressant le plus directement à l’opinion a la meilleure chance de réussir, et jusqu’à présent c’est là la part du président.


M. Wilson, dans ces derniers mois, a fait un pas décisif vers un appel à la nation. Il a usé d’un procédé que, à moins que nous ne nous trompions, aucun président élu mais non pas encore installé, n’avait employé. Nous voulons parler de la série d’articles qui ont paru dans The World’s Work, articles dont il a été question plus haut et qui constituent une espèce de profession de foi publiée avant la lettre. Lorsque, en quittant la Maison-Blanche, M. Roosevelt devint un collaborateur régulier de l’Outlook, certains milieux considérèrent que cette conduite manquait de convenance. M. Wilson est allé plus loin, et nous retrouvons encore ici sa manière de faire lorsqu’il était gouverneur et qu’il adressait au peuple de New Jersey des messages remplis de ses actes et de ses projets politiques. Il n’est donc pas étonnant de voir certains journaux américains se demander : « N’aurons-nous pas, après tout, en Wilson un autre Roosevelt ? » Cette rumeur commença à circuler lorsque, dans une conférence publique faite en décembre, M. Wilson menaça de « pendre plus haut qu’Haman quiconque essayerait de créer artificiellement une panique financière, » et lorsque, quelque temps après, il déclara qu’il avait l’intention d’arborer pour quatre ans son war paint (couleur dont les Indiens s’enduisent la figure avant de faire la guerre). Mais je crois qu’on se rapprocherait davantage de la vérité en répétant ce qu’il a dit, dans son histoire du peuple américain d’un de ses prédécesseurs à la présidence, M. Grover Cleveland, qui lui aussi, appartenait au parti démocratique : He was not touched with the older sophistications of politics, his face sel forward, his gifts the gifts of right action[1].


THEODORE STANTON.

  1. « II ne se laissait point toucher par les sophismes démodes de la politique, il envisageait l’avenir, et il avait la faculté d’adapter exactement son action aux circonstances. »