Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/03/17

Éditions Édouard Garand (p. 74-77).

XVII

LE RETOUR À LA HUTTE

Zenon et Magdalena venaient de quitter L’Aire ; ils retournaient chez eux, après avoir passé près de deux jours avec Claude.

On était au lendemain du Jour de l’An ; il était deux heures de l’après-midi. Ils s’étaient proposés de partir dans l’avant-midi ; mais on avait fait la grasse matinée, vu qu’on s’était couché fort tard. Il était une heure du matin lorsque Claude et ses visiteurs s’étaient décidés enfin à quitter l’observatoire, après avoir étudié les astres, à travers le télescope, un télescope puissant, que le propriétaire de L’Aire s’était procuré, à grand frais. Il passait deux heures, lorsque chacun s’était retiré dans sa chambre à coucher. S’il y eut des pas furtifs, des craquements du plancher, le reste de cette nuit-là, soit dans le corridor, soit dans l’alcôve attenant à sa chambre, Magdalena ne les entendit certes pas, car elle dormit, tout d’un trait, jusqu’à dix heures du matin.

Notre héroïne n’avait pu retenir ses larmes, au moment de dire adieu à leur hôte. Son séjour à L’Aire avait passé comme un rêve, et elle se demandait quand elle reverrait Claude maintenant.

— Adieu, M. de L’Aigle, et merci !

Elle n’en put dire davantage, car elle venait d’éclater en sanglots.

— Au revoir plutôt, mon petit ami ! répondit Claude. Je regrette de vous voir partir si tôt. Il est malheureux que votre oncle n’ait pas consenti à passer au moins le reste de la semaine ici.

— Je n’oublierai jamais cette visite que nous venons de faire, dit Magdalena. D’ailleurs, je n’aurai qu’à jeter les yeux sur cette belle, belle petite bague, pour y penser, ajouta-t-elle, en levant sa main gauche, à l’annulaire de laquelle brillait une bague en or, surmontée d’un escarboucle d’une valeur bien plus grande qu’elle ne le supposait. En effet, l’escarboucle est beaucoup plus rare que le diamant ; conséquemment, il est d’un prix très élevé.

— Ce n’est pas grand’chose cette bague, vous le savez, Théo ; mais vous avez promis de la porter toujours, en souvenir de votre séjour chez moi, rappelez-vous en.

Cette bague dont il était question entr’eux, voici comment Magdalena l’avait en sa possession. Au dîner du Jour de l’An, au moment du dessert, Eusèbe avait apporté et placé près de son maître un plateau contenant une dizaine de verres et deux carafes de vin. À côté de ce plateau, il mit un gâteau glacé de blanc, dont le dessin, en sucre rose, représentait un aigle, aux ailes largement tendues. Se dirigeant ensuite vers les portes de la salle à manger, il les ouvrit toutes grandes et aussitôt entraient les domestiques : Candide, Rosine, Xavier, Pietro, précédés d’Euphémie Cotonnier.

Certes, Euphémie avait hésité avant de se décider à accompagner « la domesticité » on le pense bien. Mais elle n’avait jamais vu la salle à manger et la curiosité l’avait emporté sur ses autres sentiments.

À l’arrivée d’Euphémie et des domestiques, Claude se leva et leur dit :

— Mes amis, à l’encontre de ce que nous faisons chaque année, nous allons manger ensemble le gâteau des Rois, le premier jour de l’an. Si j’avance ainsi la date, c’est à cause de mes visiteurs, ajouta-t-il, en désignant Zenon et Magdalena, car je désire qu’ils assistent à cette petite cérémonie annuelle. Ce gâteau, je vous en avertis toujours fidèlement, contient une bague ; donc défiez-vous ! continua-t-il en souriant. La légende veut que celle ou celui qui trouve la bague dans son morceau de gâteau, se marie, avant la fin de l’année…

— Oh ! Vraiment ! fit Euphémie, d’un ton très affecté et essayant de rougir, ce à quoi elle ne réussit guère.

Les domestiques la regardèrent avec étonnement ; ce n’était pas l’habitude d’interrompre M. de L’Aigle lorsqu’il adressait la parole à ces gens.

— Tais-toi, Euphémie dit, tout bas, Candide.

— Approchez-vous, mes amis, reprit Claude.

Tous s’approchèrent et Claude versa du vin dans des verres, il coupa le gâteau, puis il fit signe à chacun de se servir, après quoi il servit ses invités et se servit lui-même.

Zenon et Magdalena s’étaient levés, eux aussi, à l’arrivée des domestiques.

— À votre santé, mes amis ! fit Claude, en levant son verre.

— À la santé de M. de L’Aigle, notre bon maître ! répondirent les domestiques. À son bonheur, à sa prospérité !

Tous burent et mangèrent du gâteau.

Soudain, Magdalena fit un léger cri : ses dents venaient de rencontrer un objet résistant, qu’elle se hâta de retirer de sa bouche.

— C’est… C’est… la bague… balbutia-t-elle, en rougissant.

— Ah ! s’exclama Claude, en souriant, Mesdames et Messieurs, ajouta-t-il, c’est M. Théo Lassève qui a trouvé la bague, dans son morceau de gâteau.

— Vive M. Théo Lassève ! s’écrièrent-ils.

— La légende… commença Euphémie, en riant d’un rire forcé (combien elle eut désiré trouver la bague ! Qui sait quels résultats cela eut eu) !

— La légende, en effet… répondit Claude.

M. Théo Lassève n’est qu’un garçonnet…

— C’est vrai, et il semble que la légende n’a pas de sens, en ce cas, répondit Claude en souriant. Comme le dit Mlle Cotonnier, M. Théo n’est qu’un garçonnet… Cependant…

— Vive M. Théo ! répétèrent les domestiques, puis ils se disposèrent à quitter la salle à manger.

— Je vous souhaite une bonne et heureuse année, mes amis ! dit Claude.

— Bonne et heureuse année, M. de L’Aigle ! firent-ils tous, puis ils retournèrent dans leurs quartiers, toujours précédés d’Euphémie.

— Eusèbe ! appela Claude. Va nettoyer cette bague. Elle a été cuite avec le gâteau et… ça y parait, ajouta-t-il en souriant.

Il fit à son domestique un signe presqu’imperceptible. Celui-ci sortit, emportant la bague. Mais il revint bientôt et présenta à Magdalena, sur un petit plateau, le joyau nettoyé, dont la pierre luisait comme un soleil.

— Cette bague… N’est-elle pas d’une grande valeur, M. de L’Aigle ? demanda Zenon, d’un ton grave.

— Mais non ! Un simple anneau d’or surmonté d’un petit rubis, affirma Claude, sans même rougir d’un pareil mensonge. Il faut que vous promettiez de la porter toujours, Théo, ajouta-t-il en riant.

— Je promets de la porter toujours, répondit Magdalena, avec, peut-être, un peu plus de solennité que n’en demandait l’occasion.

Mais tout ceci s’était passé la veille. Le moment des adieux était venu. Zenon Lassève avait remercié Claude de son hospitalité si généreuse et il l’avait invité à venir leur rendre leur visite sous peu, si possible.

Au moment où la cariole emportant nos deux amis allait quitter le terrain de L’Aire, Eusèbe arriva en courant et leur ayant fait signe de l’attendre, il remit à Magdalena deux paquets assez volumineux.

— Cette boite, c’est Xavier qui vous l’envoie, M. Théo, fit le domestique ; cet autre paquet vient de Candide.

— Qu’est-ce donc, Eusèbe ?

— Je ne sais pas, M. Théo, répondit Eusèbe, Bon voyage, Messieurs, ajouta-t-il. J’espère que vous trouverez les chemins bien passables. M. de L’Aigle m’a envoyé examiner la route, ce matin ; je ne crois pas que la tempête d’hier ait fait beaucoup de ravages. Vous n’aurez qu’à suivre les balises d’ailleurs.

— Merci, Eusèbe, répondit Zenon. Marche, Rex ajouta-t-il, et l’on partit.

Rex avançait lentement et tout alla bien, pendant une demi-heure à peu près. Mais soudain, le cheval s’arrêta et, pointant les oreilles, se mit à renâcler très fort.

— Qu’a donc Rex ? demanda Magdalena.

— Je ne sais pas, Théo. Il voit quelque chose que nous ne voyons pas, nous, ou bien…

— Ou bien il pressent quelque danger.

— Quel danger veux-tu qu’il pressente, mon garçon ? Allons, Rex ! Marche ! Beau cheval, marche !

Rex avança de quelques pas, puis il s’arrêta de nouveau et se mit à piocher le sol.

— Ah ! fit Zenon tout à coup. On n’aperçoit plus les balises !

— Ô ciel ! s’écria Magdalena. La tempête d’hier…

— Oui la tempête a fait des siennes, c’est évident. Il est évident aussi qu’Eusèbe n’a pas poussé ses investigations jusqu’ici… Comment allons-nous passer à travers ce banc de neige, je te le demande !

— Pourquoi la neige s’est-elle accumulée ainsi à cet endroit, mon oncle ?

— Cet endroit est très exposé au vent, Théo… Ce qu’il y a d’embêtant, c’est que, sous ces bancs de neige, ou tout à côté, il y a peut-être des presque précipices.

— Qu’allons-nous faire, oncle Zenon ? Retourner à L’Aire ?

— Retourner à L’Aire ? Certes non ! je vais descendre de voiture et conduire le cheval par la bride. Tiens, mon garçon, je te charge des rubans.

— Mais, mon oncle… Le danger pour vous…

— C’est le seul moyen, cher enfant. Quant au danger que je cours, il est absolument nul.

Ce disant, Zenon descendit de la cariole et il essaya un peu le terrain, avant d’y risquer le cheval. Il fit bien, car, à peine eut-il fait dix pas qu’il arriva dans un trou assez profond.

— Mon oncle ! Mon oncle ! cria Magdalena.

— Ce n’est rien, Théo, fit Zenon, en se relevant. Seulement, il va me falloir une gaule, afin de pouvoir tâter le chemin avant de m’y aventurer de nouveau. Attends ! il doit y avoir une petite hachette sous le siège de la cariole ?

— Oui. La voilà !

Avec la hachette, Zenon coupa une forte branche de sapin, après quoi il se mit en marche. Enfin, il trouva un terrain moins accidenté. Prenant Rex par la bride, il l’entraîna à sa suite.

Mais ce fut un long et pénible cheminement. Heureusement, le temps était assez doux. S’il eût fait froid, tous deux auraient pâti et il serait survenu peut-être quelque catastrophe. Heureusement, aussi ils rencontrèrent des bouts de chemin balisés.

Tout de même partis de L’Aire à deux heures de l’après-midi, ce ne fut que vers cinq heures du soir qu’ils arrivèrent à La Hutte. Ce trajet, accompli en une heure à l’aller, se fit en trois heures, au retour.

Mais tout a une fin en ce monde, même les cheminements les plus difficiles, et ils finirent à arriver. Tandis que Zenon dételait Rex, sa fille adoptive allumait le feu dans le poêle de la salle et faisait une grande flambée dans le foyer de sa chambre à coucher.

La boite venant de Xavier fut ouverte ensuite ; elle contenait des roses, et il y en avait ! Bien empaquetées, elles n’avaient pas souffert du froid. Magdalena s’empressa de les mettre dans l’eau. Elle ne put s’empêcher de pleurer en apercevant ces fleurs, qui lui rappelaient les plus belles heures de sa vie, si tôt, trop tôt écoulées. L’Aire… ses serres splendides… Les reverrait-elle jamais ?

Mais elle ne se livra pas longtemps à ces tristes pensées ; Zenon venait d’entrer et il était affamé et à moitié gelé.

— L’eau chante déjà, dans la bombe, mon oncle, lui dit-elle ; nous allons pouvoir boire une bonne tasse de thé bien chaud, en attendant l’heure du souper. Approchez-vous du poêle ; il répand une chaleur que vous ne manquerez pas d’apprécier, j’en suis certaine.

— Nous ne nous ferons pas prier pour manger une bouchée, ni toi ni moi, n’est-ce pas Théo ? fit Zenon, en s’approchant du feu. Quant à moi, je t’avoue que je meurs de faim.

— Je vais organiser un souper quelconque, répondit la jeune fille. Heureusement nous avons des provisions en conserves. Le pain va nous manquer, c’est vrai ; mais nous nous en passerons, aussi philosophiquement que possible. Moi aussi, j’ai bien faim.

Tout en parlant, elle enlevait les ficelles du paquet venant de Candide.

— Ô mon oncle ! s’exclama-t-elle. Voyez donc ! Le cadeau de cette bonne Candide… La brave femme prévoyait que nous arriverions ici peut-être en retard, très affamés, et qu’il n’y aurait, naturellement rien de prêt pour le souper.

Le cadeau de Candide consistait en deux volailles rôties, farcies aux fines herbes ; des pommes de terre, cuites dans la sauce des volailles ; un pot de gelée et un gros pain, qu’elle avait cuit elle-même.

— Elle a été bien inspirée cette bonne Candide ! dit Zenon en souriant.

— Quel festin, n’est-ce pas mon oncle ! Le souper est tout cuit ; il ne suffit que de le réchauffer sur un feu doux.

— Vive Candide ! s’exclama Zenon, mis en joie par le festin en perspective. Elle nous sauve la vie, vraiment !

Bientôt tout deux se mettaient à table et, est-ce nécessaire de dire que l’appétit ne manqua pas ? Ils dévorèrent littéralement des mets exquis, dus à la prévoyance de la cuisinière de L’Aire. Mais ils savaient bien que Candide n’avait agi que d’après l’inspiration de Claude et à sa suggestion.

Il n’était pas tard, ce soir-là, quand nos amis se couchèrent ; ils étaient épuisés de fatigue, après leur rude cheminement de l’après-midi. Magdalena rêva qu’elle était encore à L’Aire, dans la serre aux roses, avec Claude… Lorsque, le lendemain matin, elle se réveilla dans sa chambre à coucher, à La Hutte, ce fut incontrôlable ; elle fondit en larmes.