Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/01/02

Éditions Édouard Garand (p. 6-7).

II

L’BOSCOT

Lorsque Martin Corbot obtint la charge de maître de poste du village de G…, tous avaient trouvé que ce n’était que juste ; même ceux qui avaient ambitionné la position, trouvaient bien le choix du Gouvernement.

— Il fallait toujours que quelqu’un eut cet emploi ! avait dit un homme de G…, un soir, alors que plusieurs habitants du village étaient réunis chez Jacques Lemil, propriétaire du plus grand magasin général de la place.

— Oui, avait répliqué un autre, car ce pauvre Corbot ! Il ne peut pas faire toutes sortes d’ouvrages.

— C’est vrai ! répliqua-t-on. Ça ne pourrait travailler fort des deux bras, comme nous, c’boscot.

— Mais ça travaille de la langue, par exemple ! avait répondu le « père Zénon », qui était présent.

Tous rirent.

— Quant à cela, c’est la vérité vraie ce que dit le « père Zénon ! fit Jacques Lemil. Pour avoir la langue mal pendue, l’boscot a mérité qu’on lui décerne la palme !

— Tu l’as dit, Lemil ! s’écria l’un des hommes présents. Ça ne lui prend pas de temps, au boscot, pour faire des choux et des raves, de la réputation des plus honnêtes gens du village et des environs. C’est méchant c’ga’s-là !

— C’est méchant et c’est bête ! s’écria quelqu’un.

— L’boscot est un homme dangereux, intervint gravement le « père Zénon ». On dirait qu’il s’en prend à l’univers entier de ce qu’il est difforme, ma foi !

— Cependant, peut-être que d’avoir obtenu la charge de maître de poste, cela lui donnera moins de temps pour s’occuper de ce qui bout dans les marmites de ses voisins, ajouta Jacques Lemil. Espérons-le !

— Oui, espérons-le ! s’écrièrent-ils tous.

Par la conversation ci-haut, on comprendra que Martin Corbot, dit l’boscot, n’était pas un homme très aimable et qu’il ne jouissait pas d’une grande popularité. Comme venait de le dire le « père Zénon », ce bossu semblait blâmer l’univers entier de ce qu’il était difforme et laid… laid, à faire peur.

Tout d’abord, Martin Corbot était très petit de taille ; c’était à peine s’il mesurait quatre pieds. Ses jambes grêles, terminées par des pieds énormes ; ses longs bras, aux mains de géant ; son corps frêle comme celui d’un enfant ; ses épaules très-hautes, surmontées d’une bosse ; sa tête, grosse trois fois comme une tête ordinaire ; ses cheveux noirs et huileux ; son visage, dans lequel étaient des yeux noirs, très noirs grands et perçants, (les uns disaient méchants) sa bouche, qui faisait penser à une caverne, et dont les lèvres, presque bleues, semblaient toujours prêtes à cracher l’injure, faisaient du boscot l’être le plus repoussant de la terre. Martin Corbot n’était pas seulement difforme ; il boitait de la jambe gauche.

Pauvre diable ! On eut pris pitié de lui, bien sûr, s’il n’eut été si méchant, car il n’est personne au monde qui ne soit porté à plaindre celui ou celle qui est infirme. Mais, l’boscot abusait de son infirmité ; éclaboussant d’injures, souvent, des hommes de taille à le pulvériser, en un tour de main ; maltraitant les enfants, surtout ceux qui osaient lui faire l’injure de l’appeler « l’boscot ». Martin Corbot insultait, aussi, les femmes les plus honnêtes, les plus respectables, par des insinuations bêtes sur leur compte, ou sur le compte de leurs maris. On prétendait que le bossu était responsable de bien des brouilles dans les ménages, de séparations même, entre les époux qui avaient paru les plus unis. Mais, que lui importait ?… Il en avait vu bien d’autres, l’boscot !

Personne ne savait, au juste, d’où venait l’boscot. Les vieux de l’endroit racontaient que, il y avait trente ans, la vieille Prudence, la diseuse d’horoscope de G…, que tous nommaient « la sorcière », était revenue au village, un soir, après en avoir été absente pendant plusieurs semaines, en tenant par la main un enfant de dix ans, un vrai monstre de laideur.

À ceux qui avaient demandé à « la sorcière » d’où venait cet enfant, elle avait répondu :

— C’est l’enfant d’une de mes amies, qui vient de mourir. Le petit se nomme Martin Corbot, et c’est tout… tout ce qui concerne les gens de G…, dans tous les cas, avait-elle ajouté.

Martin avait été mis à l’école, et Prudence avait fait comprendre à la maîtresse qu’elle entendait qu’il ne devint pas le patira des autres enfants… Le patira ?… Ce fut lui, le petit bossu, qui fit des patira des autres écoliers. Hypocrite, menteur, lâche, traître, méchant, il trouvait le moyen de faire punir ses compagnons, pour des choses qu’il avait faites lui-même, le plus souvent. N’osant se battre franchement, comme les autres garçonnets, il les frappait par derrière, au moment où ils s’y attendaient le moins, et déjà, à cet âge, il se fiait sur son infirmité, sachant bien qu’elle le protégeait, en quelque sorte. Si quelqu’écolier se vengeait, à la fin, ainsi qu’un chien battu, l’boscot allait geindre et se lamenter à la maîtresse d’école ; celle-ci punissait, alors, sévèrement le coupable, et le faisait rougir, devant toute la classe, d’avoir osé s’attaquer à un infirme, un enfant sans défense. Sans défense ?… À dix ans, Martin Corbot était déjà… favorisé de mains et de pieds énormes et il savait s’en servir. Plus d’un écolier portait, souvent, des marques de coups de poing et de coups de pied du bossu ; ces coups étaient administrés lâchement, alors qu’on ne s’y attendait nullement, je l’ai dit plus haut ; ils n’en portaient pas moins pour cela.

La maîtresse d’école avait essayé de protéger le petit monstre, en le faisant asseoir auprès d’elle ; alors, Martin Corbot s’était mis à jouer des tours à celle qui essayait de le protéger. Au moyen de braquettes, il avait, un jour, cloué le bas de la jupe de la maîtresse d’école (une toute jeune fille) à la tribune servant de piédestal à son pupitre, et lorsque celle-ci avait voulu se lever, à la hâte, avec l’intention de corriger un élève récalcitrant, elle avait été retenue à la tribune, ce qui avait fait rire toute la classe, le bossu le premier. Une autre fois, il avait, par malice, renversé, tout un encrier sur des cahiers que la maîtresse venait de corriger. Une autre fois encore, il avait enfermé une souris dans le pupitre de la maîtresse, ce qui avait effrayé la pauvre jeune fille au point qu’elle avait presque perdu connaissance.

Finalement, Martin Corbot avait été remis à la vieille Prudence ; on avait essayé de le garder, dans les deux écoles du village ; mais c’était chose tout à fait impossible.

Alors, le curé entreprit l’instruction et l’éducation du boscot ; (rude tâche, cette dernière, assurément) !