Edouard Garand (p. 20-22).

CHAPITRE VI

MALENTENDUS


Julie du Châtelet, après le brusque départ d’Isanta avec Tambour, demeura dans une grande perplexité. Le tumulte qu’elle avait entendu le matin, sa conversation avec la Huronne, le singulier message apporté par Tambour, l’empressement de la jeune fille à aller voir son frère, toutes ces circonstances avaient entraîné Julie dans un labyrinthe de réflexions d’où elle ne pouvait sortir.

Plus elle repassait sa conversation avec Isanta, plus elle devenait persuadée que la jeune fille allait devenir ou était déjà peut-être amoureuse du Lt. de Belmont. Il est vrai qu’Isanta n’avait pas admis la chose en termes formels, mais l’intérêt qu’elle témoignait au jeune officier menait à la même conclusion. Et puis elle se rappelait toujours cette question d’Isanta :

« Aimez-vous le Lt. de Belmont ? »

Elle se reprochait maintenant d’avoir répondu d’une manière si équivoque ; car si elle eût parlé franchement et avoué qu’elle aimait le Lt. de Belmont, la Huronne, obéissant à l’impulsion de sa vive nature, aurait renoncé à un projet dont la réalisation était dès lors impossible. Ce n’est pas que Julie du Châtelet crût, un seul instant, à la possibilité d’avoir un jour Isanta pour rivale ; mais comme toutes les femmes d’une nature ardente, la seule idée de partage en matières d’affection lui répugnait ; en un mot, elle voulait tout ou rien. Mais Julie songeait à une autre chose en pensant à Isanta. M. de Callières et sa pupille avaient espéré que la Huronne, soumise, dès son jeune âge, aux influences de la civilisation, se serait transformée, aurait oublié qu’elle était l’enfant de la forêt pour devenir l’enfant de la France. Mais, ce matin-là même, cet espoir avait disparu pour toujours. Julie songeait toujours à la brusque décision de sa compagne en recevant le message de Tambour, et au langage véhément de la jeune fille lorsqu’on lui avait demandé d’attendre le retour de M. de Callières : « Je ne saurais différer un seul instant ; je l’attends depuis dix longues années, et je ne puis désobéir à la voix des miens ! »

Julie était plongée dans ces pénibles réflexions lorsque le Lt. de Belmont entra. Elle le reçut froidement et lui demanda d’un ton moitié mécontent :

« À quoi dois-je l’honneur de cette visite matinale, M. de Belmont ? »

Le jeune homme, surpris, lui répondit :

— N’avez-vous pas entendu du bruit dans le camp des Abénaquis, ce matin ?

— L’affaire est déjà vieille, répondit-elle, et l’on m’a tout dit. Je remercie néanmoins le Lt. de Belmont de ce qu’il a bien voulu quitter son poste pour venir m’apprendre que le frère de ma meilleure amie a dû, ce matin, subir l’épreuve de la course terrible chez les Abénaquis. »

Le jeune homme comprit la raillerie, mais répondit d’un ton conciliant :

« Je puis affirmer qu’il y a à peine une demi-heure que j’ai su que le prisonnier est le frère d’Isanta.

— Lorsque le Lt. de Belmont fera sa première campagne, j’espère que, dans son intérêt, s’il fait des prisonniers, il saura distinguer entre un chef sauvage et un guerrier ordinaire.

— Je remercie Mlle du Châtelet de ses bons souhaits, répondit de Belmont un peu piqué. Je lui dirai néanmoins que, sans moi, le chef huron ne serait pas vivant aujourd’hui. En outre, si cet homme est prisonnier, il le doit à son obstination, car le jour où il a été pris, M. le marquis de Denonville lui a offert la liberté s’il voulait avouer pourquoi il rôdait autour du Fort et à quelle nation il appartenait : or, s’il a refusé de répondre au gouverneur, à plus forte raison me recevrait-il avec le même refus.

— Le Lt. de Belmont aurait fait un excellent avocat, observa Julie ; il possède à un haut degré la faculté de donner aux choses l’aspect qui lui est le plus favorable.

— Je ne vois pas, répondit le jeune homme avec chaleur, ce qu’il y a de défavorable pour moi dans cette affaire. Mlle du Châtelet me semble un peu prompte à se former une opinion sur des choses au sujet desquelles elle me parait n’avoir que des renseignements imparfaits. Tout ce que je puis ajouter, c’est que je suis désolé pour le prisonnier ; c’est un brave, et si son sort était en mon pouvoir, il serait immédiatement libéré.

— Seulement pour sa bravoure ? répliqua Julie qui semblait décidée à taquiner son amant.

— Je ne puis comprendre vos questions, Mlle du Châtelet, reprit le lieutenant à la fois vexé et intrigué.

— Les préoccupations de la prochaine campagne ont enlevé à M. de Belmont sa perspicacité ordinaire, reprit Julie, car je ne lui fais que des questions auxquelles un homme infiniment moins intelligent que M. de Belmont répondrait sans la moindre hésitation. »

— Franchement, si Mlle du Châtelet veut parler en charades, je ne suis pas forcé de la comprendre, reprit de Belmont en cherchant à contenir l’irritation que lui causaient les paroles et le ton provocant de Julie.

— Eh bien ! M. de Belmont, puisque votre intelligence semble comme endormie, reprit la jeune fille en jetant un regard inquisiteur sur de Belmont, je vais vous répéter ma question plus en détail. Vous m’avez dit que, si la chose était en votre pouvoir, vous libéreriez le Huron immédiatement. Je vous demande si vous feriez cela seulement pour ses mérites comme brave ou à cause de sa sœur Isanta ? Cette fois, M. de Belmont, me comprenez-vous ?

— Oh ! parfaitement, reprit de Belmont riant de tout son cœur ; Mlle du Châtelet souffre du mal de jalousie.

— Prenez garde, monsieur, ne vous moquez pas de moi, reprit Julie indignée. Rappelez-vous que je ne suis pas de ces personnes qui supportent les plaisanteries de caserne !

Mlle Julie du Châtelet, répliqua de Belmont, les mots « plaisanteries de casernes » ne sauraient s’appliquer à ce que je viens de vous dire, et j’ai même la conscience de n’avoir jamais employé pareil langage devant vous. Je me suis permis de rire de ce qui me semblait une idée folle que vous ne sauriez avoir sérieusement formulée.

— Peu importe ce que le Lt. de Belmont pense de cette question. J’ai des raisons qu’il ne connaît pas pour la croire sérieuse. Il peut ne pas répondre s’il le veut, mais je saurai alors quelles conclusions tirer de son silence, et n’agirai d’après ces conclusions.

Mlle du Châtelet aurait-elle, dernièrement, prêté l’oreille à quelques calomnies débitées contre moi ? Car c’est la seule supposition qui puisse m’expliquer le ton qu’elle prend aujourd’hui.

— Je n’ai jamais prêté l’oreille à des calomnies débitées contre le lieut. de Belmont. Sa conduite est son affaire personnelle.

— Nul doute, et je puis justifier ma conduite en toute circonstance. Ma conscience est mon juge, et elle me dit assez que je n’ai jamais rien fait pour me compromettre dans mes relations avec Mlle Julie du Châtelet.

— Je ne me trompais pas beaucoup en disant que le lieut. de Belmont ferait un excellent avocat.

— Si Mlle du Châtelet veut dire que je vise à l’équivoque, reprit de Belmont, ne pouvant plus supporter ces sarcasmes, je vais me voir forcé de prendre congé d’elle. »

Julie, fixant le jeune homme, s’aperçut qu’elle avait poussé la plaisanterie trop loin. Après quelques instants de silence, elle reprit d’un ton nonchalant :

« Lieut. de Belmont, je vous félicite de votre conquête ; Isanta est devenue amoureuse de vous. »

Le jeune homme ne pouvant comprendre si Julie battait en retraite en donnant à la conversation le ton de la plaisanterie, comme c’était sa coutume, ou si elle était réellement sérieuse, reprit d’un air étonné :

« Qui vous a dit cela ? »

— Je le sais de bonne source, répondit Julie.

— Eh bien ! si elle est devenue amoureuse de moi, j’en suis fâché pour elle ; mais ce n’est pas ma faute.

— Vous faites peu de cas de l’affection d’une femme, paraît-il. Vous m’en avez dit assez pour me faire comprendre que si toute autre femme devenait amoureuse de vous, la chose vous semblerait toute naturelle.

— Vous me jugez bien mal, mademoiselle, reprit de Belmont profondément mortifié.

— Voyons, dit Mlle du Châtelet, d’un ton péremptoire, avouez que vous avez joué double jeu.

— Je ne ferai jamais pareil aveu, répondit de Belmont d’une voix ferme.

— C’est-à-dire que, mis au pied du mur, vous avez peur d’admettre que tout en me faisant croire que j’étais l’objet de vos vœux, vous cherchiez à duper Isanta, en lui faisant des promesses que vous saviez ne jamais tenir.

— Je nie avoir jamais agi de la manière que vous me dites à l’égard d’Isanta, dit de Belmont dont la rougeur animait le visage. Je nie également avoir jamais parlé à Isanta de manière à lui donner de pareilles idées. Telle est ma dénégation. Maintenant, quelles sont vos preuves ?

— Je ne vous les donnerai pas.

— Mais alors, acceptez-vous ma dénégation ?

— Je répondrai plus tard ; je ne le dois pas faire maintenant.

— En d’autres termes, vous refusez d’accepter la dénégation formelle que j’oppose aux insinuations que vous faites contre moi ? reprit de Belmont d’une voix tremblante.

— Je ne cède ni aux menaces ni à la violence, dit Julie se levant avec fierté et parlant avec la plus ferme assurance. Le lieut. de Belmont a pu rencontrer d’autres femmes crédules, mais il ne me fera pas accepter une déclaration contraire à tout ce que j’ai pu constater.

— Assez, dit de Belmont n’y tenant plus ; je ne perdrai pas mon temps à combattre les rêves de la jalousie. J’ai l’honneur de saluer Mlle du Châtelet ! »

À ces mots, le jeune homme sortit précipitamment.

Un instant après, Julie du Châtelet, qui venait de soutenir cette longue lutte contre son cœur et contre les nobles instincts de sa nature, Julie du Châtelet fondait en larmes.