Edouard Garand (p. 13-17).

CHAPITRE IV

JULIE ET ISANTA


Dans une chambre contiguë à celle de M. de Callières, deux jeunes filles étaient assises et discutaient, à voix basse et tremblante, la cause du tumulte que l’on entendait près du Fort. Toutes les deux savaient que l’on préparait une expédition contre les Iroquois, mais elles étaient bien sûres que le départ n’avait pas encore eu lieu, car M. de Callières les en aurait informées la veille au soir. Elles s’étaient demandé si le tumulte n’était pas causé par une attaque des Iroquois ; mais la présence de la plus grande partie des soldats à l’intérieur du Fort était un indice certain que ces terribles sauvages n’avaient pas encore fait leur apparition. Après s’être perdues en conjectures, les jeunes filles se résignèrent à attendre l’explication que leur donnerait M. de Callières, leur protecteur, à qui elles s’en rapportaient pour toutes les nouvelles à l’intérieur et à l’extérieur du Fort.

Julie du Châtelet, dont nous avons déjà mentionné le nom, venait d’avoir dix-huit ans, l’âge où la jeune fille devient femme par le caractère. Elle était grande, mais parfaitement proportionnée. Son visage ovale joignait une grande beauté à une expression de douceur inaltérable. Ses yeux grands, noirs et vifs étaient ombragés par de longs sourcils. Sa chevelure noire et épaisse tombait en touffes brillantes sur un cou d’une blancheur d’ivoire. Mais ce n’était pas seulement par sa beauté que Julie du Châtelet commandait l’admiration de tous ceux qui l’entouraient. Dès l’enfance, son esprit avait été nourri de ces connaissances solides qui permettent à une femme de ne pas toujours rester absorbée par les conversations frivoles des salons et de se livrer à des occupations plus sérieuses que la broderie et autres passe-temps frivoles. M. de Callières, qui, dans sa vie active de soldat, n’avait jamais oublié ses auteurs classiques, s’était muni d’une collection de bons auteurs qu’il regardait comme la plus précieuse partie de ses bagages et qu’il emportait dans tous ses voyages. Sa pupille, Julie, avait accès à cette bibliothèque : M. de Callières se faisait un plaisir d’agir comme son précepteur, et, en son absence, il était remplacé par un des chapelains des troupes. La pupille de M. de Callières était devenue une des femmes les plus instruites de la colonie, et, sous ce rapport, elle ne le cédait en rien aux dames les plus accomplies de la cour du roi de France.

La compagne de Julie du Châtelet était une jeune sauvagesse du même âge qu’elle et que l’on appelait Isanta, nom qui, dans le dialecte huron, signifie « lys de la forêt ». Cette jeune fille avait été amenée dix ans plus tôt à Montréal par le Serpent, avec d’autres captifs ; elle appartenait à la nation huronne. Elle était aussi intelligente que belle et avait attiré l’attention de M. de Callières qui résolut d’en faire la compagne de sa pupille. Dans ce but, il paya sa rançon, se chargea d’elle et la fit instruire et baptiser par les missionnaires. Julie du Châtelet se prit d’une vive affection pour la compagne des jeux de son enfance. Travaux, chagrins et plaisirs, tout était commun entre elles : deux sœurs ne se seraient pas aimées davantage.

La jeune Huronne était aimée de tous. Elle commandait l’affection. Simple, vive et sincère, elle était chérie de tous les colons. En outre, parmi les femmes de sa race, c’était une beauté. Ses traits ne présentaient pas les défauts que l’on remarquait chez les naturels de sa tribu ; ils étaient fins, délicats ; on eût dit une femme du midi de l’Europe plutôt qu’une sauvagesse du Canada. Ses yeux surtout, impressionnaient au premier abord. Ils étaient grands et rêveurs, et, par moments, on eût dit que la jeune fille était absorbée par quelque contemplation mystérieuse, céleste. Dans ces instants elle semblait soumise à quelque charme que rien ne pouvait dissiper, pas même la voix douce et joyeuse de Julie du Châtelet. Elle portait le même costume que sa compagne, et, à la grâce naturelle à l’enfant des forêts, elle joignait tous les avantages du maintien d’une Européenne. Le seul indice de son origine était un collier de perles qu’elle portait constamment depuis qu’elle vivait parmi les Européens et qu’elle n’avait jamais voulu quitter, même à la sollicitation pressante de son amie, Mlle du Châtelet.

Rompant le silence qui durait depuis quelque temps : « Je me demande, dit Julie à sa compagne, quelle est la cause du bruit que nous avons entendu ce matin près du Fort ?

— Les Abénaquis se seront enivrés, répondit Isanta.

— Mais on a tiré des coups de feu et nous avons entendu de grands cris, objecta Julie.

— C’est que les Abénaquis, reprit Isanta, auront bu de l’eau de feu et, dans leur ivresse, ils auront pris quelques-uns des leurs pour des Iroquois et tiré sur eux. Ne vous ai-je pas dit, quand nous avons entendu les coups de feu, que le son venait du côté de la clairière ? Or, vous savez que, des deux côtés de la clairière, la forêt s’étend jusqu’au lac, et que, dans le cas d’une attaque, les Iroquois doivent venir par là ?

— Oui, vous m’avez dit cela, Isanta ; mais je ne crois pas que les Abénaquis aient bu, parce que le marquis de Denonville a donné les ordres les plus stricts de ne pas vendre de spiritueux aux sauvages.

— Et les Abénaquis se soucient bien des ordres du marquis ! Quand on refuse de leur vendre de l’eau de feu, ils la volent.

— Ah ! Isanta, vous détestez encore les Abénaquis, et je crains bien que vous ayez oublié les leçons du père Martin qui nous commandent de pardonner à nos ennemis !

— Les Abénaquis ont tué ma mère et ma sœur ; puis-je oublier cela ?

— Et vous vengeriez leur mort si vous le pouviez ? Mais, malgré tous les efforts de nos missionnaires, les Abénaquis sont païens, et vous, vous êtes chrétienne, Isanta.

— J’hésiterais peut-être à venger de ma main la mort de mes parents, mais je ne serais pas fâchée de voir les Iroquois accomplir cette vengeance.

— Hélas ! Isanta, je crains que vous oubliiez les enseignements de notre sainte religion !

— Êtes-vous chrétienne, Julie ?

— J’espère que oui.

— Eh bien ! si vous voyiez le Serpent tuer le lieut. de Belmont comme il a tué mes parents, et si, un instant après, M. de Callières tuait le Serpent, blâmeriez-vous l’acte de M. de Callières ? »

Julie rougit et répliqua, d’un air confus :

« Vous radotez, Isanta, et vous voudriez me faire partager vos folies ! »

La Huronne resta quelques instants silencieuse, puis, tout à coup, elle reprit :

« Quel âge a le lieut. de Belmont ? »

Le visage de Julie devint pourpre, et elle reprit timidement :

« Comment le saurais-je, Isanta ? Mais pourquoi me faites-vous cette question ?

— Parce que je pensais à mon frère, celui que le Serpent n’a pas pu tuer en même temps que le reste de ma famille, et ce frère aurait vingt-cinq ans s’il vivait jusqu’à la prochaine chute des feuilles.

— Eh bien ! Isanta, je ne sais pas au juste quel est l’âge du lieut. de Belmont, mais j’ai entendu dire à M. de Callières qu’il a de vingt-quatre à vingt-cinq ans. Mais comment avez-vous appris que votre frère est mort et pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé avant aujourd’hui ?

— Je ne l’ai entendu dire qu’hier. Le Serpent a envoyé un Abénaquis me dire qu’il avait un Iroquois prisonnier, et cet Iroquois aurait dit qu’il avait pris mon frère et l’avait mis à mort. Je ne crois pas à cette nouvelle. Mon frère était un chef trop puissant pour s’être laissé prendre par un Iroquois. Je serais allé voir le prisonnier hier et j’aurais su de lui la vérité, si M. de Callières ne nous eût pas enjoint de rester dans nos chambres jusqu’au départ de l’expédition. Mais je le verrai ce soir à tout prix.

— Vous ferez mieux de rester ici jusqu’à l’arrivée de M. de Callières. Il nous dira tout.

— J’aimerais mieux questionner M. de Belmont que M. de Callières.

— Et pourquoi, Isanta ? demanda Julie en regardant la Huronne d’un air tout à fait étonné.

— Parce que, répondit Isanta, le lieut. de Belmont est beaucoup plus jeune que M. de Callières, et que je suis bien plus à l’aise avec un jeune homme qu’en face d’un vieillard. »

Julie partit d’un grand éclat de rire à ce naïf aveu de sa compagne ; mais se reprenant aussitôt :

« N’aimeriez-vous pas autant interroger M. Tambour que le lieut. de Belmont ? »

Isanta fixa un instant Julie avec un air de gravité et répondit d’un ton emphatique : Non !

— Monsieur Tambour aurait-il eu le malheur de vous déplaire ?

— Jamais. Au contraire, il m’a toujours traitée avec bienveillance. Quand je suis seule, il m’accompagne, et, la semaine dernière, il aurait transpercé le Serpent qui avait osé m’adresser la parole, si je ne l’eusse pas empêché.

— Mais, dites-moi, Isanta, aimez-vous M. Tambour pour tous ces services ?

— Monsieur Tambour me dit que pour tous ses services, il ne demande qu’un sourire de moi. Mais dites-moi, maintenant, si vous aimez le lieut. de Belmont ?  »

À cette question si subite, Julie du Châtelet pâlit et rougit tour à tour. Puis, jetant sur sa compagne un regard significatif :

« C’est une question que je ne me suis jamais faite à moi-même et à laquelle il me serait bien difficile de répondre.

— Si j’étais Julie du Châtelet et si j’aimais le lieut. de Belmont, reprit Isanta d’un air sérieux, je ne laisserais pas ce secret me ronger le cœur, mais je le confierais à Isanta. »

Julie du Châtelet, qui connaissait trop bien la nature franche et ingénue de sa compagne pour se formaliser de ses paroles, mais qui désirait, en même temps, donner un autre tour à la conversation, reprit en souriant :

« Si vous vouliez être franche, Isanta, je vous demanderais une réponse à la même question au sujet de M. Tambour.

— Julie du Châtelet, répondit la Huronne, je ne saurais dire que je l’aime, car ce ne serait pas la vérité.

— Mais vous a-t-il avoué son amour ?

— Bien des fois.

— Et qu’avez-vous répondu, Isanta ?

— Rien ; parce que j’aurais craint de l’affliger, et l’on m’a enseigné à ne pas faire de peine aux autres. »

À ce moment, on entendit à la porte quelques faibles coups précipités, et un instant après entrait M. Tambour, faisant un gracieux salut, qui indiquait qu’il n’avait point passé toute sa vie dans les camps.

« Vous arrivez au bon moment, M. Tambour, dit Julie. Nous sommes très inquiètes d’apprendre quelle est la cause du tumulte ce matin, chez les Abénaquis. Pouvez-vous satisfaire notre curiosité ?

— Avec plaisir, répondit M. Tambour. Le bruit était causé par un prisonnier que le Serpent avait capturé et qui est sorti sain et sauf de l’épreuve de la course terrible. Par mon saint patron, je n’ai jamais vu homme plus brave ni en Europe, ni en Amérique. Non seulement il s’est échappé, mais il a donné le coup de mort au meilleur coureur des Abénaquis ; mais, ce qu’il y a de mieux, il a failli tuer aussi ce misérable Serpent.

— Qui était le prisonnier ? demanda Isanta avec anxiété.

— Il dit qu’il appartient à la nation des Hurons.

— À la nation des Hurons ! s’écria Isanta d’une voix tremblante d’émotion. Il faut que j’aille le voir, car il pourra peut-être m’apprendre quel est le sort de mon frère.

— Le prisonnier m’a chargé d’une commission, dit M. Tambour. Il m’a demandé s’il y avait une Huronne au Fort. J’ai répondu que j’en connaissais une, la plus jolie qui fût jamais (jetant un regard d’admiration à Isanta), et que je serais plus fier de lui porter un message que de recevoir du roi de France ma commission d’officier dans ses gardes de corps. » Et Tambour parlait évidemment de cœur en disant ces mots.

« De quel message le Huron vous a-t-il chargé pour moi ? demanda Isanta d’un ton à la fois inquiet et impatient. Faites-moi d’abord part du message et j’écouterai ensuite vos beaux compliments.

— Je vois, dit Tambour avec un air de désappointement, que vous vous souciez plus du message que du porteur. Mais je ne vous blâme pas, Isanta ; il est naturel que vous songiez plutôt à l’un des vôtres qu’à un étranger. Voici donc le message ». À ces mots, Tambour tira de sa poche un petit rouleau d’écorce de bouleau qu’il remit à la Huronne.


Il lui présenta un rouleau d’écorce de bouleau.

Isanta l’ouvrit rapidement, l’examina quelques secondes, puis le laissa tomber en s’écriant : « Le prisonnier est mon frère, le grand chef Huron, Hendiarack ! »

Tambour ramassa le morceau sur lequel était tracé un cercle dans lequel était enfermée la grossière image d’un rat.

— Expliquez-moi ce mystère, M. Tambour, dit Julie du Châtelet à la fois surprise et alarmée.

— Pas maintenant, pas maintenant, reprit la Huronne agitée ; venez avec moi, dit-elle à Tambour en lui prenant le bras.

— Isanta, Isanta, dit Julie d’un ton suppliant, attendez que M. de Callières arrive ; il pourra peut-être sauver votre frère.

— Je ne saurais différer un seul instant. Je l’attends depuis dix longues années et je ne puis désobéir à la voix des miens.

À ces mots, elle quitta la chambre, entraînant presque Tambour avec elle, et sans s’excuser auprès de Julie du Châtelet de la précipitation de son départ.