Le manoir mystérieux/Rôle d’un mauvais génie

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 203-207).

CHAPITRE XXXIII

RÔLE D’UN MAUVAIS GÉNIE


Tous les deux montèrent au second étage et s’enfermèrent dans une chambre retirée. L’intendant marchait à pas lents, la tête baissée, en murmurant :

— Comment m’y prendre pour annoncer cette nouvelle ? Que va-t-il dire et faire ? N’importe, il n’y a pas à balancer.

Et relevant la tête et regardant Deschesnaux, qui se tenait debout près d’une table, avec une expression de colère sur sa figure, M. Hocquart lui dit :

— Pourquoi ce regard sombre, Deschesnaux ? Croyez-vous donc qu’un arbre qui a des racines profondes et nombreuses puisse être facilement renversé par la tempête, en supposant que le gouverneur et sa famille voulussent en déchaîner une contre moi ?

— Hélas ! M. l’intendant…

— Et pourquoi cet hélas ! Deschesnaux ? Si la crainte commence déjà à vous gagner, vous pouvez vous y soustraire en m’abandonnant. Je n’ai pas besoin de cœurs pusillanimes autour de moi pour augmenter mon embarras.

M. l’intendant, vous vous méprenez sur la nature de mes sentiments : je serai le dernier à vous abandonner dans vos épreuves. Mais pardonnez-moi si je vous dis que dans ma sollicitude pour vous je vois mieux que la noblesse de votre cœur ne vous le permet les périls dont vous êtes environné.

— Que dites-vous, Deschesnaux ? que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que si M. l’intendant était de sang-froid, il ne serait pas lent à voir, dans tout ce qui est arrivé, la main de DuPlessis, dont les secrètes menées avec madame m’ont toujours inspiré une sourde colère, quoique je fusse loin de supposer qu’elles auraient des résultats si désastreux.

— Mille tonnerres ! s’écria l’intendant, que voulez-vous donner à entendre ?

— Oh ! monsieur, rien qui touche à l’honneur de madame. Mais, malheureusement, il y a une telle coïncidence entre la requête qui fut présentée au gouverneur et la visite que fit DuPlessis au manoir de la Rivière-du-Loup, que je ne puis m’empêcher de croire que cela fut concerté entre DuPlessis et votre épouse.

M. Hocquart resta un instant muet ; puis il reprit d’une voix étouffée par la colère :

— Deschesnaux, expliquez-moi comment il serait possible que cet espion eût pénétré au manoir.

— C’est Michel Lavergne qui l’avait introduit le jour où je l’ai rencontré à la porte latérale du parc.

— Poltron, vous y avez rencontré ce conspirateur et vous ne l’avez pas étendu mort à vos pieds ?

— Monsieur, nous avons tiré l’épée l’un contre l’autre, et si le pied ne m’eût glissé, il n’aurait plus été un obstacle à vos desseins.

— Et pourquoi, serviteur infidèle, ne m’avoir pas averti de la présence, à la demeure de ma femme, de mon plus mortel ennemi ?

— Parce que, monsieur, madame me dit qu’elle allait vous avertir de cette visite, et ce n’est que ce matin, à l’arrivée de Cambrai, que j’ai appris que DuPlessis avait établi un de ses émissaires dans les environs du manoir, dans le dessein de faciliter l’évasion de madame au moment le plus favorable pour DuPlessis, c’est-à-dire quand Son Excellence, la marquise et Mlle de Beauharnais seraient en visite chez M. le commandant des Trois-Rivières, votre rival et le protecteur de ce même DuPlessis. L’agent de DuPlessis arriva déguisé en colporteur, et eut plusieurs entrevues avec madame, qui s’enfuit avec lui pendant la nuit. Elle arriva au château, où DuPlessis la logea dans son appartement.

— La preuve de ceci, Deschesnaux, la preuve, de suite !

— Voilà, monsieur, le gant de madame resté dans la chambre qu’elle a quittée. Ce matin, il y a été ramassé par ce géant de gardien que vous avez vu, qui ne connaît pas madame par son nom, mais qui a dit que c’était le gant de la dame qui habitait la chambre du capitaine DuPlessis.

— Oui, dit M. Hocquart en regardant le gant, oui je le reconnais. Elle avait l’autre dans la main qu’elle me tendait tantôt avec affection, en m’envoyant au-devant de la disgrâce, du déshonneur, de la ruine, du désespoir ! La lumière éclate à mes yeux. Je ne puis me refuser à l’évidence. L’infâme créature, elle se ligue avec mes ennemis. Et vous, malheureux, que ne parliez-vous plus tôt ?

— Je vous l’ai dit, monsieur, je n’ai possédé les preuves de ce complot que ce matin, à l’arrivée de Cambrai. Si je vous eusse averti avant de connaître les détails de cette intrigue, une larme de votre épouse vous aurait empêché d’ajouter foi à ce qui n’eût été encore que des soupçons.

— Maintenant, Deschesnaux, l’évidence est si claire que ma vengeance ne saurait être injuste ni trop précipitée. Voilà donc d’où venait la haine que la misérable avait vouée à mon fidèle serviteur. Elle abhorrait celui qui déjouait ses complots.

— Je n’ai jamais donné d’autres sujets de haine à madame. Elle savait que mes conseils tendaient à diminuer l’influence qu’elle avait sur vous, et que j’étais toujours prêt à exposer ma vie contre vos ennemis…

— Oui, Deschesnaux, je le reconnais. Mais avec quel air de noblesse elle m’exhortait à tout avouer à Son Excellence ! Est-il possible que l’imposture puisse à ce point affecter le langage de la vérité, et l’infamie prendre le voile de la vertu ? Ne serait-il pas possible qu’elle fût innocente ?

L’angoisse avec laquelle l’intendant exprima ce doute, produisit une certaine inquiétude chez Deschesnaux ; mais il se raffermit bien vite par la réflexion qu’il y avait moyen de détruire jusqu’à ce doute, reste de magnanimité, dans l’esprit de son maître. Persévérant dans sa diabolique astuce, il fit semblant de réfléchir un instant, puis il dit :

— Cependant, pourquoi ne se serait-elle pas enfuie chez son père, si elle se fût cru des torts envers vous ? Mais non, cette démarche ne se fût pas conciliée, avec le désir impatient d’être publiquement reconnue épouse de l’intendant de Sa Majesté.

— C’est évident, reprit M. Hocquart endurcissant de nouveau son cœur, en ajoutant foi aux hypocrites insinuations de son pervers confident. Elle ne voulait pas renoncer au titre et au rang du sot qui a enchaîné son sort à elle. Si, dans mon aveuglement, j’avais couru au-devant de la disgrâce et, plongé ensuite dans un désespoir facile à concevoir, quitté soudain le pays pour ne plus jamais y faire parler de moi, mes biens ici lui fussent restés en partage. Ainsi, elle m’encourageait à affronter un péril qui ne pouvait que lui être profitable. Ah ! dire que j’ai aimé cette perfide créature ! C’en est assez ! c’en est trop ! elle ne se jouera plus de moi ! il faut en finir avec elle… que je ne la revoie ni n’en entende plus parler !

— Monsieur l’intendant, dit hypocritement Deschesnaux tout réjoui en lui-même d’entendre proférer ces menaces, votre douleur et votre ressentiment ne doivent pas vous porter à des rigueurs qui, bien que légitimes, pourraient vous laisser des regrets ensuite.

— Deschesnaux, continua l’intendant en devenant de plus en plus exaspéré, tellement que son confident en était tout étonné et presque effrayé, je le répète, c’est inutile, il faut que l’un de nous deux périsse ; je vois que le sort en est jeté, et il vaut autant que ce soit elle que moi, elle la seule coupable, l’ingrate, la traîtresse, l’alliée de mes ennemis, l’empoisonneuse de mon bonheur !

Il fit signe à Deschesnaux de s’éloigner, et resta enfermé seul assez longtemps.

— Quand il sera gouverneur et moi intendant, se dit Deschesnaux en sortant, il ne pensera pas plus aux orages des passions malgré lesquelles il sera parvenu au faîte des grandeurs, que le matelot arrivé au port ne songe aux tempêtes qui l’ont assailli pendant le voyage.

Au bout d’un certain temps, la porte de la chambre s’ouvrit, et Deschesnaux, qui était resté à se promener dans un corridor adjacent, vit que M. Hocquart lui faisait signe de rentrer. Ce dernier était si pâle et son visage avait une expression si étrange, que le confident crut que son maître avait le cerveau dérangé. Mais il eut bientôt la preuve que c’était à cause du projet barbare qu’il méditait que tout son être était bouleversé.