Le manoir mystérieux/Délibérations

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 183-186).

CHAPITRE XXIX

DELIBÉRATION


Le gouverneur et sa suite étaient arrivés au commencement de la soirée, au milieu des acclamations de la population de la ville et des paroisses environnantes accourue pour jouir du spectacle de la circonstance. Après que les hôtes distingués de M. le commandant Bégon eurent pris le souper qui les attendait, les amusements commencèrent et se prolongèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit. Maître Apollon Jacques en était l’organisateur en chef. La marquise et Mlle de Beauharnais semblèrent y prendre intérêt, surtout à la représentation de chefs de tribus sauvages venant renouveler alliance avec le grand Ononthio, — père des blancs. Mais le marquis avait l’air pensif et préoccupé. En effet, il l’était.

Lorsque la foule se fut retirée du jardin et qu’il ne resta plus au château que les personnages auxquels le gouverneur y avait donné rendez-vous, on se réunit dans la grande salle, et le gouverneur communiqua à la réunion les dernières nouvelles qu’il avait reçues de France. Ces nouvelles faisaient pressentir ce qui allait bientôt arriver : la reprise des hostilités entre l’Angleterre et la France. En prévision de cette éventualité, il s’agissait de préparer le Canada à une nouvelle lutte contre les colonies anglaises de l’Amérique. C’est dans ce but que, en rendant visite à M. Bégon, le gouverneur général avait en même temps rassemblé un bon nombre de notabilités militaires et civiles du pays pour délibérer sur la situation.

D’abord, M. Hocquart, en sa qualité d’intendant, donna des renseignements sur les ressources du Canada. D’après l’état qu’il avait préparé, il y avait 4,600 miliciens dans le gouvernement de Montréal, 1,000 dans celui des Trois-Rivières, et 5,500 dans celui de Québec. La population du pays pouvait être de 55,000 âmes. La production des céréales était estimée à 900,000 minots de blé, 6,000 de maïs, 80,000 de pois, 5,000 d’orge. On comptait à peu près 75,000 animaux, dont 7 à 8 mille chevaux.

Après que M. Chaussegros de Léry, ingénieur civil distingué, le baron de Longueuil, le baron de Bécancour, le major Rigaud de Vaudreuil, et M. Beaucour, commandant de Montréal, eurent donné leur avis, il fut décidé unanimement de fortifier la frontière, surtout à la tête du lac Champlain et sur les bords des grands lacs, où l’on devait réparer les anciens forts et en élever de nouveaux si les moyens le permettaient.

On rédigea aussi une note pour informer la cour des ressources restreintes du pays, surtout en hommes, ainsi que de ses moyens de défense, et demandant des renforts.

Il était passé deux heures après minuit lorsque le conseil se leva. M. Hocquart partait pour se rendre chez le docteur Alavoine lorsque M. Bégon, par ses instances, le força à accepter l’hospitalité chez lui le temps que le gouverneur y passerait. Pour ne pas paraître animé de sentiments équivoques, l’intendant y consentit. Mais si sa personne était présente au château du commandant, sa pensée était ailleurs en ce moment.

Avant de se retirer pour le reste de la nuit, M. de Beauharnais, apercevant le capitaine DuPlessis, se souvint de la requête que ce dernier lui avait présentée et dont il avait promis de s’occuper lors de son voyage aux Trois-Rivières. S’adressant à M. Hocquart :

— Pendant que j’y pense, dit-il, nous n’avons pas vu madame Deschesnaux ce soir. N’est-elle pas encore arrivée ?

L’intendant pâlit et, pour toute réponse, appela Deschesnaux, qui était dans une pièce voisine.

M. Deschesnaux, dit-il, expliquez pourquoi cette dame (il ne pouvait se décider à dire « votre femme ») n’a pu venir présenter ses hommages à Leurs Excellences.

Deschesnaux s’avança et vint expliquer (ce qu’il croyait à cette heure) que sa femme était, par suite de maladie, dans la complète impossibilité de se rendre aux Trois-Rivières.

— Voici, continua-t-il, le message que je viens de recevoir ce soir même du docteur qui soigne ma femme, et qui m’annonce qu’il est inutile de l’envoyer chercher, qu’elle ne peut entreprendre un voyage de plusieurs lieues dans l’état où elle se trouve, ajoutant qu’elle a besoin avant tout de tranquillité et de repos.

— C’est différent, dit le gouverneur en jetant les yeux sur le papier que Deschesnaux venait de lui mettre entre les mains. Dans ce cas, M. DuPlessis, vous direz au digne M. Pezard de la Touche que, n’ayant pu voir, comme je m’y étais attendu, cette dame, à cause de sa présente indisposition, je suis obligé de remettre à plus tard mon dernier mot dans l’affaire dont il m’a saisi.

— Avec la permission de Votre Excellence, dit DuPlessis (oubliant la promesse qu’il avait faite à Joséphine), ce message est faux.

— Comment le savez-vous, reprit le gouverneur sur un ton dont il était difficile de deviner au juste la signification ; pourquoi mettez-vous en doute la parole de M. Deschesnaux et ce message qu’il a reçu ?

DuPlessis se souvint tout à coup de sa promesse, et il baissa la tête d’un air embarrassé. Le gouverneur, voyant qu’il ne répondait rien, continua :

— Votre démenti m’a étonné, M. DuPlessis, et maintenant votre silence m’étonne encore davantage.

— Excellence, répondit enfin DuPlessis confus, je ne suis pas libre de dire tout ce que je sais avant vingt-quatre heures.

— Alors, vous auriez aussi bien fait de ne pas hasarder votre contradiction, ajouta le gouverneur, puisque vous n’êtes pas capable de l’appuyer de preuves.

En disant ces mots, M. de Beauharnais se retira dans les appartements qui lui avaient été préparés, et chacun se sépara.