Éditions Édouard Garand (p. 44-47).

— VIII —


La solitude, en l’accablant, le fit se rappeler qu’il avait une famille. Il l’avait oubliée depuis son départ. L’amour qu’il portait à Germaine avait suffi pour remplir sa vie. Elle lui tenait lieu de tout. Elle était sa famille, sa patrie, son univers. Hors d’elle, rien n’existait.

Le temps avait fait son œuvre. La mère Duval était morte depuis déjà deux ans, les premiers temps qu’il était en mer. On n’avait pu lui faire parvenir la nouvelle, dans l’ignorance où l’absence de lettres les tenaient sur son sort.

Louis Gervais, le mari d’Alphonsine exploitait la terre paternelle ; Albert et une petite sœur demeuraient avec eux.

Quand Victor arriva chez lui, il constata avec plaisir qu’une maison neuve et spacieuse s’élevait à côté de la masure ancienne, indice de temps meilleurs.

Sur un banc, près du seuil de la porte, le père se chauffait au soleil. Il était vieilli, ridé, courbé. Il marchait péniblement et à l’aide de deux cannes noueuses.

— Comment ça va, le père ? lui jeta-t-il en guise de bonjour.

— Ça va pas pan toute.

Sa voix aussi était cassée. Elle chevrotait…

— Depuis que je me suis fait ruer, et depuis qu’ta mère est morte je me suis pas remis.

— La mère est morte ? Quand ?

— Ça va faire deux ans betôt.

— Ça va faire deux ans betôt.

— Vous ne me l’avez pas fait savoir.

— Tu nous avais pas dit où qu’t’étais… Ça va bien mal pour moé… depuis ce temps. J’ferai pas vieux os.

— Vous êtes encore jeune, le père. Faut pas vous laisser aller.

— Moi, j’suis ben fini. J’en ai pus rien que pour queuques jours. La vieille carcasse est usée. C’t’égal, j’suis content. J’voulais pas partir sans te revoir. Pis toé, comment ça vas ?

— Ça va bien.

— Pis tes amours. As-tu eu des nouvelles d’la p’tite Bourgeois ?

— Elle est mariée.

— C’est ben mieux de même. C’était pas ane femme pour toé. T’es pas de son monde.

Il toussota. Sa tête blanchie branla, ses lèvres remuèrent fébrilement.

— Mon Victor, écoute moé. Faudra un jour que tu t’maries. Prends donc ane bonne fille de par cheu nous.

Il alla pour se lever. Cela dut lui demander un grand effort, car il y allait péniblement.

— Louis !

Le gendre apparut.

— Tiens, bonjour Victor ! Il y a longtemps qu’on t’a vu.

— En effet, Louis, il y a bien longtemps.

— T’as changé gros.

— Ça se peut.

— T’as un air farouche ! un air « rough ».

Ils aidèrent le vieux à entrer.

Il se plaignit de douleurs violentes par tout le corps, et d’un point au cœur.

— Voulez-vous qu’on fasse venir le docteur ?

— Quoi ce qu’y peut faire ? J’sais bien, moé, qu’en ai rien que pour queuques jours. Y manque d’huile dans la lampe. À va s’éteindre. Tout de même j’suis content qu’tu soyes là, mon Victor. Tes frères sont venus c’t’été. Y vont ben.

Trois jours après, il mourut.

Ses funérailles furent simples et touchantes comme sa vie.

Après le service, comme c’est la coutume à la campagne, il y eut un grand fricot. Après une dernière poignée, parents et amis retournèrent chez eux. L’oubli recouvrit de son voile celui qui fut un travailleur austère, courageux et obscur.

Deux jours après, Victor partait pour Montréal. Il avait appris à Québec, qu’après son mariage, elle irait demeurer dans cette ville, où son mari avait ses affaires.

Il avait combiné tout un plan d’action qu’il lui tardait de mettre en marche. Il avait un but nouveau. Il voulait l’atteindre à tout prix, dut-il pour cela y dépenser toute sa vie. Quand il voulait une chose, il la voulait bien.

Sa sensibilité morale était morte à jamais.

Il venait de s’en rendre compte au peu de peine éprouvée par cette brusque disparition des siens. Il en était content. C’était un obstacle de moins. Il ne connaîtrait pas ces minutes d’attendrissement qui compromettent trop souvent le succès des plus belles entreprises.

Trois ans se sont écoulés depuis que Duval a foulé, pour la première fois, l’asphalte de la métropole. Les tâtonnements des débuts sont choses finies. Finies, également, les longues journées d’attente dans l’antichambre des bureaux, les démarches ennuyeuses chez les employeurs, en quête d’un peu de travail.

Il possède un capital assez considérable, très considérable même, si l’on considère le peu de temps qu’il a mis à l’amasser et toutes les difficultés qui ont surgi devant lui.

C’est un dimanche d’octobre.

Il vient de terminer son dîner pris en commun avec les autres pensionnaires. Retiré à sa chambre, il grille un cigare, en faisant le relevé de ses activités à date, et en étudiant pour les jours qui viennent la ligne de conduite à suivre.

Sa chambre, rue St-Hubert, dans l’une de ces anciennes maisons jadis cossues, aujourd’hui converties en garnis, est vaste et donne sur le devant. Deux grandes fenêtres l’éclairent. Entre les fenêtres, accotée au mur, une table : sa table de travail. Un lit simple dans un coin, une commode, une bibliothèque et quelques fauteuils composent tout l’ameublement. Sur les murailles aucune gravure.

Regardant monter la fumée de son cigare, il repassa ses premiers hauts faits.

Vite, il a retrouvé la confiance en lui-même que son déboire d’amour lui avait fait perdre. Si les premiers jours il s’est promené par les rues, timide et honteux, rasant les bâtisses, s’imaginant que les gens riaient de sa mésaventure, il s’est vite ressaisi.

Au bout d’une semaine, il était à l’œuvre. Les journaux dépliés devant lui, aux pages des petites annonces, il avait consulté la colonne des « emplois vacants ». Rien ne lui convenait. On demandait des barbiers, des bouchers, des journaliers, des plâtriers, des hommes de métier. Un entrefilet au bas d’une page : « Agent d’assurances… » avait attiré son attention.

Dès le lendemain, il se présenta au bureau de l’Inspecteur en chef de la province. La position lui sourit d’autant mieux qu’il devinait que c’était un labeur ingrat, plein de déceptions, et qu’il demandait pour réussir beaucoup de constance. Par contre, les gains étaient illimités. Il commença donc, étude faite des diverses propositions, sa chasse aux « risques ». Il ne s’occupait pas des petites gens. Il alla voir ceux qu’on appelle « les gros bonnets » et leur parlait de polices de $10 000, $15 000 et $25 000. Les rebuffades furent innombrables. Elles le laissèrent froid. En aucune façon, elles n’altéraient son imperturbable flegme. Il forçait les consignes, s’ingéniant à trouver un tas de petits moyens pour pénétrer chez les magnats de la finance. Il se sentait chez lui partout. Il multipliait ses visites, partait à bonne heure le matin, prenait une demi-heure pour dîner, rentrait pour souper tard dans l’après-midi, et le soir, dans la veillée, il relançait ses « prospects » à domicile.

D’aucuns le recevaient brutalement. Il leur répondait sur le même ton, appuyant ses démonstrations de coups de poing sur les tables. Tenant ses yeux rivés sur ceux de son interlocuteur, il entassait arguments sur arguments, et finissait par épuiser son homme qui, de guerre lasse, signait. Quelques-uns chez qui il avait frappé lui offrirent des situations avantageuses et d’avenir. Ils flairaient chez cet être lourd d’aspect des possibilités étonnantes. Ils étaient séduits, fascinés par cette ténacité qui ne se relâchait pas.

Mais toutes les propositions, si alléchantes fussent-elles, il les avait refusées.

Ce qu’il désirait, c’était d’être son maître et non le serviteur des autres. Cette sollicitation d’assurances n’était qu’une transition ; elle était un moyen non un but. Elle lui permettait d’observer mieux les hommes de commerce et de finance, de s’initier davantage aux secrets des affaires.

Le résultat de son ardeur ne manqua pas de se faire sentir. Dès la première année, il avait « écrit » pour deux cents mille dollars, chiffre doublé l’année d’après, quadruplé récemment. Au tableau d’honneur de sa compagnie il figurait comme le meilleur vendeur du Dominion.

Il venait d’offrir sa démission malgré les perspectives les plus attrayantes. On lui proposa la gérance générale pour la province de Québec.

— Merci ! j’ai mieux que cela.

En réalité, il n’avait rien en main.

Il consulta son livre de banque. Une transaction avantageuse : l’achat d’une maison dont le propriétaire, pris dans des difficultés d’argent, avait dû se défaire à vil prix, et que lui, Victor Duval, avait revendu à gros prix. Quelques prêts à taux usuraires à des compagnons de travail, ajoutés à ses commissions légitimes, le faisaient possesseur d’un assez beau capital.

Depuis quelques mois, il surveillait les fluctuations de la Bourse. Il s’était graduellement initié à ce genre d’affaires, par des lectures, par de fréquentes visites chez les courtiers, par des questions posées judicieusement à des personnes renseignées.

Un stock entr’autres l’intéressait. Depuis un mois il montait chaque jour de un, deux, trois, quelque fois quatre points. Il prévoyait là une inflation artificielle… Il avait atteint son maximum de hausse. Parti à 238 il était rendu à 293. Quelques informations de bonne source lui avaient permis de savoir que c’était là un « boum » non justifié.

Il supputa combien cela lui prendra pour vivre durant un mois et décida de jouer le tout pour le tout, de spéculer sur la baisse, d’après ses calculs, inévitable, baisse qui sera suivie elle-même d’une réaction… dont il tirera également profit…

Vers trois heures, il prit son chapeau et sortit. Il avait besoin d’exercice physique. La température était fraîche, invitante à la promenade.

Il prit la rue Sherbrooke. Elle affluait de promeneurs et de promeneuses. Il se surprit à admirer la démarche des jeunes filles qu’il croisait. Une fois, il se retourna et suivit des yeux une passante. Sa jeunesse comprimée réclamait. Il la fit taire.

Une limousine passa près de la chaussée. Une femme était seule à l’arrière. Il crut la reconnaître. Elle lui sourit ! Gravement il salua. C’était elle…

— Patience, se dit-il… J’ai donc changé qu’elle me salue… Ça ne l’empêchera pas de payer… En effet, il n’était déjà plus le campagnard d’autrefois. Ses traits, bien que durcis, avaient un peu perdu de leur rudesse première. Il avait presque des velléités d’élégance dans son accoutrement, mais c’était une élégance fruste, si l’on peut parler ainsi. Sa démarche était restée lourde, pesante, la démarche des terriens habitués à aller lentement. Ses épaules larges, sa poitrine forte lui gardaient son air d’homme primitif, d’homme des cavernes qui rien ne pourrait lui faire perdre.

Il contourna la rue Guy, gravit les hauteurs de Westmount dont il parcourut le Boulevard.

Devant les résidences riches qui s’y dressaient, il se disait que ces gens qui vivaient dans ces belles maisons ne lui étaient aucunement supérieures et qu’un jour il pourra traiter d’égal avec quiconque d’entre eux sans la crainte d’être éclaboussé par leur luxe.

Finalement, il laissa la ville et s’enfonça dans la montagne. Il prit un sentier à pic qui court sous bois et que fréquentent les cavaliers. Peu après il déboucha sur le sommet du Mont-Royal. Il était près de l’observatoire du Belvédère. Il s’y rendit. Il n’y restait plus que quelques visiteurs. Un cocher expliquait à deux touristes ce qu’il est nécessaire d’apprendre au touriste quand il voyage en touriste.

C’était l’heure du crépuscule. L’air fraîchissait. Victor Duval s’appuya des deux mains aux remparts de pierre. Il regarda la ville où déjà dans les rues les lumières électriques s’allumaient aux poteaux. Par delà le fleuve, une traînée rouge subsistait au firmament dans la direction du lac St-Louis. On pouvait encore distinguer, bien que flous dans la pénombre qui les gagnait, les mille aspects de la ville aux « clochers dans la verdure ». Mais la verdure n’y était plus. Les arbres étaient rouillés. L’été, en s’en allant, comme le temps oxyde le métal, avait rongé la vie des feuilles.

Victor Duval embrassa le spectacle dans un coup d’œil, et ses bras s’ouvrirent comme pour étreindre le paysage dans une prise de possession. Il respira profondément et, en lui, il sentit comme une poussée de sève monter une surabondance de vie.