Éditions Édouard Garand (p. 8-10).

— II —

VISIONS DE JEUNESSE…


— I —


Une route de terre brune bordée d’arbres ; peupliers solennels et guindés, ormes majestueux et fiers, liards tourmentés et tristes.

Au bord du chemin, une maison petite près d’un lilas fleuri.

Le carré de la maison est blanc. La toiture est de bardeaux que les années humides ont verdis.

En arrière, une porcherie, une étable, et une grange. À côté de la grange, un tas de fumier. Une buée y monte. Elle répand dans ce soir frais de juin une senteur âcre d’ammoniaque. En arrière, des champs oui dévalent en pente jusqu’à une autre route qu’on distingue au bas, et qu’on appelle : Le Plateau.

Plus loin encore, le fleuve, ou plutôt la mer.

Le soleil baisse lentement. Il n’est plus là-bas, bien loin, par delà la route, par delà d’autres maisons, d’autres champs, qu’un petit rond, brillant comme une pièce d’or. Il semble flotter sur une colline que l’éloignement fait mauve. Il y demeure quelques instants et sombre dans ce mauve qui s’assombrit jusqu’au noir.

Dans la petite route qui mène à l’étable, on entend des piétinements de chevaux, le bruit des bottes lourdes sur la terre massée.

Elzéar Duval revient de labourer la pièce du trécarré à l’extrémité de sa ferme. Sur le dos d’une des bêtes, un petit gars de dix ans, bien développé pour son âge, se laisse cahoter par la démarche de sa monture. Il a les cheveux embroussaillés, de petits yeux gris, très perçants.

Il est vêtu d’une camisole, d’une paire de salopettes trop courtes, rapiécées aux genoux. De chaussures, point. Il est accoutumé d’aller nu pieds, beau temps, mauvais temps. Le soleil et le grand air ont bronzé ses jambes. Il est heureux de sa position élevée et il éprouve rien qu’à tirer sur les cordeaux, le plaisir d’une responsabilité dont il est fier. Il se sent un homme de participer en quelque sorte au travail paternel.

De la maison, par le cheminée blanche et grise, s’échappe une fumée.

À mesure qu’on s’en approche, une odeur de lard qui rôtit vient aux narines, mêlée à la saveur des œufs qu’on fait frire. L’estomac du petit garçon se réjouit d’avance, son estomac que l’air a creusé et qui réclame. Devant l’étable, il a sauté à bas d’un mouvement souple de jeune tigre et trottine vers la maison.

Le père dételle les chevaux, les faits rentrer chacun dans son entre-deux, jette un coup d’œil sur le bétail — deux vaches et une taure de l’année d’avant — distribue le fourrage et de sa démarche nonchalante de paysan, regagne à son tour, la maison familiale.

À l’entrée, il y a deux seaux et un bol à main.

Ses ablutions terminées, Elzéar Duval va se mettre à table, tout au bout, à la place d’honneur.

Âgé de cinquante deux ans, c’est un rude gaillard, charpenté en force, dur pour lui-même et pour les autres. La vie ne lui a jamais été tendre. À seize ans, il fit sa poche, et partit en chantier. La terre qu’il possède, il l’a gagnée à la sueur de son front, littéralement. Il l’a déboisée, essouchée, errochée par un labeur sans relâche, d’années en années.

Combien d’autres n’a-t-il pas vu se lever dans son existence dure ! Combien de crépuscules ne l’ont-ils pas chassé de l’ouvrage, qui, pourtant, commandait !

De cette misère, des plis profonds dans les joues, des fils blancs dans les cheveux, et de l’abattement dans le regard ont conservé le souvenir.

Mais il a peiné, sans se plaindre jamais. Soutenu par Melina Sauvageau, la jolie fille de Saint-Tite, connue lors d’une visite à son contre-maître de chantier, et épousée peu après, il a besogné ferme, élevant une famille nombreuse. L’aîné, vingt ans, est parti vers le nord, se tailler à même la forêt, un domaine à lui.

Les autres sont là, autour de la table, qu’il préside. Il y en a huit.

Arthur, 17 ans, déjà homme et fort comme un cheval, craint dans le village, parce qu’il est coléreux ; Albert qui le suit d’un an, un peu idiot mais dévoué et bon ; Victor, le plus jeune, l’ami du père, qui le caresse à sa façon, en le rudoyant. Mélina, anguleuse, sèche, déformée, la peau jaunie et étirée, sert la soupe, pendant que l’aînée des filles, Alphonsine, (qu’on appelle « Phonsine » tout court,) apporte les autres plats.

Des quatre petites filles qui la suivent, aucune n’est jolie. Elles sont toutes pauvrement vêtues, et, comme Victor, toutes, sauf Phonsine, vont nu pieds. C’est une économie de bottines et de bas, qui représente, chaque année, un montant respectable.

La pièce sert de salle à manger, de cuisine, de salon et aussi de chambre à coucher. (Dans le coin, il y a une paillasse en feuilles de blé d’inde séchées et recouverte d’un couvre-pieds à carreaux, taillé dans de vieux vêtements.)

Elle suinte la pauvreté et la misère.

Sauf la grande table, qu’une toile cirée recouvre en guise de nappe, il y a des chaises de paille, une huche à pain, un poèle à deux ponts, et un buffet luisant et laid acheté sur catalogue.

Quelques images saintes, un calendrier découpé dans un journal, une branche de sapin bénit, un almanach, sont les seuls décorations sur les murs de bois blanchi. Le plancher est peint en jaune, un jaune cru d’omelette.

— J’ai fini ma pièce du bas, Mélanie, dit le père en levant les yeux de sur son bol de soupe. Pourvu qu’y mouille pas, on va être betôt prêt pour les semences.

— Si l’année qui vient peut être meilleure que l’autre, on a ben besoin.

La conversation s’arrêta-là. On n’entendit plus que le bruit des ustensiles sur les assiettes.

La soupe terminée, Elzéar continua :

— J’ai vu « Thomas à Pierre » après-midi. Y paraît que Msieu Bourgeois notre membre de chambre a acheté sa maison avec un morceau de dix arpents sur le plateau.

— Sa propriété va aboutir à la nôtre ?

— Ça va être not’voisin. Y va venir des hommes demain pour arranger le terrain. Thomas m’a dit qu’y vont planter un tas de p’tits arbres à fleurs. Ça va y faire une tannante de belle place…

— C’est pas de valeur, eux autres, se gréer de belles propriétés, hasarda la mère, ça fait de l’argent comme de l’eau.

— Poupa, qu’est-ce que c’est ça un membre de chambre ? demanda Victor, intrigué.

Un peu embêté de définir exactement la situation d’un député, le père se gratta l’oreille.

— Un membre de chambre !… un membre de chambre !… c’est un homme qui tient des parlements dans les élections… c’est plus important encore que l’notaire et que l’docteur… ça reste dans des belles maisons à Morial ou à Québec, et pis… c’est ben riche !…

Ce fut tout.

Ce n’était pas très clair comme définition mais c’était suffisant pour que l’enfant rêvât toute la nuit de splendeurs folles, de féeries sans nom.

Près de lui, un homme demeurerait qui serait supérieur aux siens. Il y avait donc des gens qui étaient “ben riches” comme disait le père, qui vivaient dans de belles maisons, portaient de beaux habits, voyageaient, prenaient des loisirs.

Le monde n’était donc pas composé uniquement de tâcherons comme les siens, condamnés à peiner toujours, sans espérer de sort meilleur que le présent.

Et, instinctivement, il germa dans ce cerveau de dix ans une sorte de rancœur et de dégoût pour l’humble situation de sa famille. Un désir obscur de s’en affranchir se manifesta qui devait, depuis ce jour, s’imposer impérieusement, de plus en plus. Une hâte folle l’envahit de voir de près, cet homme dont la supériorité le faisait rêver.

Le dimanche qui suivit, amena la réalisation de son désir.

Il put contempler Monsieur Bourgeois. Il le vit à la sortie de l’église, la figure épanouie, la main tendue, se promener parmi les groupes des habitants attardés. Ceux-ci en lui parlant prenaient des airs humbles tenant gauchement leurs coiffures entre leurs doigts osseux.

L’enfant remarqua l’élégance contrastante des vêtements fins et seyants.

Et, dans son regard, toute la journée, il porta l’ambition d’être un jour comme ce beau monsieur.

Il en fit part à son père qui le gronda, et le traita de fou.

— Mets-toé ça dans la caboche ! Y en a qui sont nés pour un gros pain, d’autres pour un p’tit. Tes de ceux là.