Eusèbe Sénécal & Fils (p. 5-16).

PROLOGUE.


Dans la nuit du quinze au seize novembre 18…, un homme sortait d’une maison située dans le rang St-Georges, paroisse St-Clément de Beauharnois, sautait dans une voiture qui stationnait à la porte, et prenait à la hâte, le chemin qui conduit au presbytère.

Il faisait une nuit affreuse.

La pluie tombait par torrents.

Les ténèbres épaisses n’étaient illuminées que par les éclairs nombreux qui sillonnaient les nues.

Le silence de la nuit, n’était interrompu que par le bruit du tonnerre.

Il fallait que l’homme qui se trouvait sur le chemin, en ce moment, eût une mission bien sérieuse à remplir, une mission qui ne demandait aucun délai, car par un temps semblable, pas un être humain n’eût osé sortir de sa maison, à moins d’y être forcé par des raisons de la plus haute importance.

Le cheval allait au galop. Celui qui le conduisait, trouvant qu’il ne marchait pas encore assez vite, activait sa course et de sa voix, et de son fouet qu’il faisait claquer, de temps à autre, aux oreilles de la pauvre bête.

La route entre St-George et Beauharnois, fut bientôt franchie.

En arrivant à Beauharnois, notre promeneur nocturne se dirigea du côté de l’église.

Rendu en cet endroit, il jeta les guides sur son cheval, sauta lestement en bas de sa voiture et se rendit au presbytère.

Il frappa trois fois à la porte.

M. l’abbé Clément qui était alors curé de cette paroisse, s’empressa de venir ouvrir.

— Qu’est-ce qu’il y a à votre service, demanda le ministre du Seigneur ?

— Vite, monsieur le curé, le mendiant du rang St-George se meurt et vous savez s’il a besoin de vous voir, avant d’aller paraître devant le bon Dieu.

— Tiens, c’est toi, Montpetit ; j’y vais, mon enfant, j’y vais.

Et, sans se soucier de la tempête qui sévissait dans toute sa vigueur, sans s’occuper de la fatigue qu’il allait éprouver, M. le curé Clément s’empressa de s’habiller, embarqua dans la voiture et partit avec celui qu’il avait nommé Montpetit.

La pluie continuait à tomber par torrents.

Les éclairs sillonnaient les nues et le tonnerre faisait encore entendre ses grondements sonores.

Le bon curé était trempé jusqu’aux os, lorsqu’il arriva à la résidence du malade qui avait besoin de son ministère.

Un spectacle navrant s’offrit aux yeux du prêtre, lorsqu’il entra dans la maison.

Je dis maison, mais c’est trop bien qualifier la masure dans laquelle vivait le mendiant du rang St-Georges.

J’aurais dire une grange et je ne me serais pas trompé, car c’était bien une grange qu’habitait le malheureux.

Cette masure n’avait qu’une seule pièce qui n’était éclairée, le soir en question, que par la faible lumière d’une chandelle.

Le mendiant, puisque c’est ainsi que le nommait Montpetit, était couché sur un peu de paille, dans un coin de la chambre et laissait entendre de temps à autre quelques gémissements suivis de blasphêmes et d’imprécations.

Une femme, l’épouse de Montpetit, se trouvait auprès de lui.

Le malade pouvait avoir de soixante à soixante et cinq ans.

Miné par la maladie et les privations de toutes sortes, il ressemblait à un véritable squelette.

Il avait les joues extraordinairement creuses, les yeux enfoncés dans leurs orbites ; tout en un mot, lui donnait l’apparence d’un spectre.

On attendait sa mort d’une minute à l’autre.

François Montpetit et son épouse qui étaient venus, comme ils avaient l’habitude de le faire chaque soir, apporter un peu de nourriture au malheureux, s’étaient aperçus de l’état de faiblesse dans lequel ce dernier se trouvait.

Sans lui dire où il allait, Montpetit, après avoir recommandé à sa femme de rester auprès du malade, courut chercher le prêtre.

En reconnaissant dans la personne qui entrait le curé Clément, le mendiant se mit à l’injurier de la manière la plus brutale.

Il est bon de dire ici, que depuis son arrivée à Beauharnois, ce malheureux n’avait jamais mis le pied dans l’église, et, au moment où nous le trouvons sur son lit de mort, il y avait déjà quatre à cinq ans qu’il demeurait dans cette paroisse.

Il ne paraissait croire ni en Dieu, ni en diable et détestait les prêtres de tout son mauvais cœur, sans trop savoir pourquoi.

Monsieur le curé Clément ne fut donc pas surpris de l’accueil que lui faisait le malheureux.

— Que viens-tu faire ici, Clément, dit le mendiant au curé. Ah ! tu veux me voir mourir, hein ? Tu veux assouvir ta haine en te faisant le témoin de mes souffrances… Tu as peut-être l’espoir que je vais te donner quelque chose. Vous autres prêtres, vous allez aux mourants, pour leur extorquer leur argent, c’est votre habitude. Mais je n’ai rien ; entends-tu ? je n’ai rien.

— Allons, mon ami, répondit le curé, tranquillisez-vous ; je ne vous ai jamais fait de mal, n’est-ce pas ? Pourquoi croire que je viens ici pour le simple plaisir de vous voir souffrir.

Vous supposez qu’en venant vous trouver, j’ai l’espoir de vous soutirer de l’argent. Est-ce que je ne sais pas, mon cher ami, que vous êtes pauvre ? Et sachant que vous êtes pauvre, dans quel autre intérêt pourrais-je venir, par un temps pareil, si ce n’est dans celui de vous aider à mourir, de vous préparer à paraître devant votre Juge Suprême.

— Me réconcilier avec Dieu, s’écria le malheureux, c’est inutile. J’ai commis trop de crimes, pour espérer le pardon. Je suis damné ! je suis damné ! je suis damné !

Il eut alors une crise épouvantable.

Il était sous le coup de visions affreuses et il criait :

— Le voilà !… le voilà !… la corde au cou !… Arthur !… au secours… au secours !

Et le malheureux se tordait de désespoir sur sa couche.

En entendant ces paroles, le curé et Montpetit se regardèrent et une même pensée traversa leur esprit.

Il y avait plusieurs années, un jeune homme nommé Arthur Julien, avait été trouvé pendu dans sa grange.

On crut d’abord à un suicide, mais le jeune homme était un cultivateur à l’aise et paraissait vivre heureux avec sa femme et ses enfants. On ne put jamais éclaircir ce mystère.

Les paroles du moribond, jetèrent une lumière sur cette tragédie.

Le curé et Montpetit se demandèrent dans leur esprit, si celui qui gisait à leurs pieds n’était pas Pierre Julien, disparu de Beauharnois, depuis un grand nombre d’années et si ce malheureux n’était pas le meurtrier de son frère.

Cependant tous deux restèrent silencieux.

Monsieur l’abbé Clément se sentit pris d’une nouvelle ardeur pour la conversion de cet homme.

Il s’approcha, tout en larmes, du moribond, et l’exhorta de nouveau à recourir à la clémence de Dieu. Lui montrant un crucifix, il lui dit que quand même il aurait commis tous les crimes imaginables, il ne pouvait douter de la miséricorde de Dieu, qui avait envoyé son fils sur la terre pour nous sauver. Jésus en mourant pour nous sur la croix, nous avait rachetés de la damnation éternelle.

La foi était éteinte chez ce misérable.

Il riait de ce que lui disait le prêtre.

Il essaya même, plusieurs fois d’interrompre ce dernier, en lui disant que tout ce qu’il lui racontait était faux, et qu’il était payé pour parler de la sorte.

Finalement voyant que le curé continuait à l’exhorter à demander pardon de ses fautes au Dieu de miséricorde, il s’empara du crucifix et le lança en blasphêmant, à l’autre bout de la maison.

L’abbé Clément alla le chercher sans murmurer.

On comprendra facilement, l’émotion qu’il devait ressentir, en face de l’endurcissement du malheureux qui n’avait plus que quelques instants à vivre et qui allait paraître devant le Juge Suprême dans l’état où il se trouvait.

Le crucifix dans ses mains, le bon curé se jette à genoux et adresse à Jésus crucifié, une de ces prières qui partent du cœur :

« Jésus, amour divin, voyez ce malheureux qui va bientôt mourir, et faites tomber sur lui, une étincelle de votre grâce.

« Il est impossible que vous ayez souffert toutes les ignominies, que vous ayez été flagellé, couronné d’épines, que vous soyez mort sur la croix, sans que cet homme participe aux mérites de votre passion et de votre mort.

« Jésus, agneau de Dieu, qui vous êtes immolé pour la rédemption du monde, sauvez-le. »

Le prêtre continua de prier pendant quelque temps encore.

Pendant ce temps là, le malade songeait.

Il pensait à son enfance, à sa bonne mère et aux recommandations qu’elle lui faisait quand il était petit.

Il pensait à la plus belle partie de sa vie et la comparait à l’existence qu’il avait menée, depuis le jour où il était entré dans la voie du vice.

Que de fautes au commencement, que de crimes plus tard.

Dieu écoutait la prière du prêtre et touchait de sa grâce le malheureux que la mort attendait.

Des larmes vinrent aux yeux du malade, et il pleura sur ses fautes, sur ses crimes.

L’action qu’il venait de commettre, en jetant au loin le crucifix que le prêtre lui avait présenté, lui causait surtout, une douleur amère.

Ne voyant pas le curé auprès de lui, il regarda de tous côtés, pour voir s’il avait quitté la maison.

Il l’aperçut à genoux, au milieu de la pièce, tenant le crucifix dans ses mains, le couvrant de baisers, l’inondant de ses larmes.

À la vue de ce prêtre agenouillé, pleurant et priant pour lui, le pauvre malade comprit mieux encore toute l’énormité de sa faute. Et les larmes coulèrent plus abondamment de ses yeux.

Le bon curé Clément venait de terminer sa prière. Il se leva, et se rendit auprès du mourant. On juge de sa joie lorsqu’il le vit pleurer. Il comprit que Dieu venait de faire un nouveau miracle.

— Dieu me pardonnera-t-il tous les crimes que j’ai commis, s’écrie le malheureux, en voyant le prêtre ?

— À tout péché miséricorde, mon frère. Quand même vous auriez commis toutes les fautes possibles, Dieu vous pardonnera, du moment que vous vous repentirez.

— Ma confession sera longue, monsieur le curé, et afin que ma vie serve d’exemple, je vais la conter devant Montpetit qui la dira à toute la paroisse.

Pierre Julien, car c’était bien lui qui gisait alors dans cette masure, fit le récit de sa vie.

Ce qu’il a dit, je vais le rapporter à mes lecteurs, aussi fidèlement que possible.

Avant de commencer mon récit, je dirai à ceux qui veulent bien me lire, que Pierre Julien est mort en bon chrétien, regrettant sincèrement les crimes qu’il avait commis et en en demandant pardon à Dieu.


FIN DU PROLOGUE.