Le fort et le château Saint-Louis (Québec)/09

Texte établi par Librairie Beauchemin, Limitée (p. 100-116).
IX. — Le fort Saint-Louis, résidence de tous les gouverneurs de la Nouvelle-France…


IX


Le fort Saint-Louis, résidence de tous les gouverneurs de la Nouvelle-France — Un visiteur étranger. — Kalm et le Canada en 1749. — Les intendants de la Nouvelle-France. — Le château Saint-Louis, demeure suzeraine.



On a vu que le fort Saint-Louis avait été habité par Champlain et Montmagny avant la construction du premier corps de logis désigné sous le nom de « Château. » Celui-ci fut habité successivement par Louis d’Ailleboust, Jean de Lauzon, d’Argenson, d’Avaugour, Mésy, Courcelles, Frontenac, La Barre, Denonville, et une deuxième fois par Frontenac, qui le fit démolir. Quant au deuxième château Saint-Louis, il fut habité, sous le régime français, d’abord par Frontenac, puis par Hector de Callières, Philippe de Vaudreuil, Charles de Beauharnois, La Galissonnière, La Jonquière, Duquesne de Menneville et Pierre de Vaudreuil-Cavagnal (1755-59). Ce dernier conserva le titre de gouverneur-général jusqu’au 8 septembre 1760, date de la capitulation de Montréal.

Parmi les personnages qui reçurent l’hospitalité au château, nous devons mentionner un savant botaniste, naturaliste et géologue, le docteur Pierre Kahn, suédois de nation, qui visita le Canada sous l’administration du comte de la Galissonnière, un autre savant doublé d’un marin et d’un homme d’état, et se trouva à Québec lors de l’arrivée du marquis de la Jonquière.

Kalm a publié, en langue suédoise, un journal de son voyage dans l’Amérique du Nord, qui a été traduit en anglais, en allemand et en hollandais. La partie qui concerne le Canada a aussi été traduite en français par Monsieur L. W. Marchand, avocat, de Montréal, qui a de plus donné une analyse du reste de l’ouvrage. Ce journal est extrêmement intéressant. Nous en détachons quelques pages où l’auteur fait connaître la physionomie canadienne de l’époque et donne quelques renseignements sur la résidence du gouverneur-général.

« 1er août 1749. — Le gouverneur-général du Canada réside habituellement à Québec, mais il vient souvent à Montréal, et y passe généralement l’hiver. Le séjour de Québec est plus commode en été, à cause des arrivages fréquents de vaisseaux du roi, qui apportent au gouverneur des lettres auxquelles il doit répondre, et pour l’expédition d’autres affaires propres à cette saison. Pendant sa résidence à Montréal, il habite le château, qui est une grande maison en pierre, bâtie par le gouverneur-général Vaudreuil, encore aujourd’hui la propriété de sa famille, qui la loue au roi. Le marquis de la Galissonnière, paraît-il, préfère Montréal à Québec, et, de fait, la situation de la première ville est beaucoup plus agréable que celle de la seconde…

Montréal est la seconde ville du Canada… Elle est passablement bien fortifiée, et entourée d’un mur élevé et épais[1]. À l’est, elle est protégée par la rivière St-Laurent, et sur tous les autres points par un fossé profond, rempli d’eau, qui défend les habitants contre tout danger d’une incursion soudaine des troupes de l’ennemi. Quelques maisons dans la ville sont bâties en pierre ; la plupart le sont en bois de charpente, mais très élégamment construites. Les maisons de première classe ont une porte donnant sur la rue, avec un siège de chaque côté de la porte, où l’on vient s’asseoir pour causer et se récréer matin et soir. Les rues principales sont droites, larges et coupées à angles droits par les petites rues. Il y en a qui sont pavées, mais c’est l’exception. La ville a de nombreuses portes : à l’est, du côté de la rivière, on en compte cinq, deux grandes et trois petites ; et sur l’autre côté il y en a pareillement plusieurs…

« 2 août 1749. — Ce matin, de bonne heure, nous nous embarquâmes pour Québec, en compagnie du second major de Montréal, M. de Sermonville. Nous descendîmes la rivière St-Laurent, qui est ici passablement large, ayant à notre gauche, au nord-ouest, l’île de Montréal, et à notre droite plusieurs îles et le rivage. Une population dense habite les bords de l’île de Montréal… Les maisons sont bâties en bois, ou en pierre, et blanchies à l’extérieur. Les dépendances, telles que granges, étables, etc., sont toutes en bois. Le terrain dans le voisinage de la rivière est converti en champs de blé ou en prairies. Çà et là nous apercevons des églises qui se font face sur chaque côté du fleuve… À six lieues de Montréal, nous passons en vue de plusieurs îles de différentes grandeurs, la plupart habitées ; celles qui ne le sont pas sont converties en champs de blé, plus souvent en prairies.

« Les fermes du Canada sont séparées les unes des autres de manière que chaque propriétaire a son bien entièrement distinct de celui de son voisin. Chaque église, il est vrai, est entourée d’un petit village ; mais il est formé principalement du presbytère, d’une école pour les garçons et filles, et des demeures des commerçants et artisans, rarement d’habitations de fermiers… Les maisons des paysans sont généralement bâties sur les bords de la rivière, à une distance plus ou moins grande de l’eau, et à trois ou quatre arpents les unes des autres. Quelques cultivateurs ont des vergers, c’est le petit nombre ; mais chacun a son jardin potager…

« Les maisons des fermiers sont généralement bâties en pierre, ou en bois de charpente, et contiennent trois ou quatre chambres… Un poêle en fonte chauffe toute la maison. Les toits sont couverts en bardeaux… Les dépendances sont couvertes en chaume.

« De distance en distance, on voit des croix plantées le long du chemin, qui court parallèlement au rivage. Cet emblème est multiplié en Canada, sans doute afin d’exciter la foi du voyageur… Les calvaires érigés près des églises sont couverts de sculptures représentant tous les instruments qu’ont dû employer les Juifs pour crucifier Notre-Seigneur…

« Le paysage de chaque côté de la rivière est charmant, et l’état avancé de la culture des terres ajoute grandement à la beauté de la scène. On dirait un village continu, commençant à Montréal et finissant à Québec, sur une ligne de plus de cent quatre-vingts milles. Les maisons des fermiers, à peu d’exceptions près, ne sont séparées les unes des autres que par une distance de trois à cinq arpents. La vue est très belle, surtout lorsque la rivière court en droite ligne l’espace de quelques milles ; alors les habitations paraissent plus rapprochées les unes des autres, et offrent davantage l’aspect d’un village bâti sur une seule rue se prolongeant indéfiniment.

« Toutes les femmes du pays, sans exception, portent le bonnet. Leur toilette consiste en un court mantelet sur un jupon qui leur va à peine au milieu de la jambe ; une croix d’argent est suspendue à leur cou. En général, elles sont fort laborieuses ; cependant j’en ai vu quelques-unes qui, comme les Anglaises des colonies, ne faisaient rien que caqueter toute la journée. Lorsqu’elles travaillent en dedans de leurs maisons, elles fredonnent toujours, les filles surtout, quelques chansons dans lesquelles les mots amour et cœur reviennent souvent…

« 6 août 1749. — Québec, la ville la plus importante du Canada, est située sur la côte occidentale de la rivière Saint-Laurent, tout au bord de l’eau… La montagne sur laquelle la haute-ville est située s’étend bien au-dessus des maisons de la basse-ville, bien qu’elles aient trois ou quatre étages de haut ; rien qu’à jeter un coup d’œil du palais[2] sur la basse-ville, dont partie se trouve immédiatement au-dessous, est assez pour donner le vertige…

« Le palais… (château Saint-Louis) est situé sur le côté ouest (du fleuve Saint-Laurent) et le côté le plus escarpé de la montagne, juste au-dessus de la basse-ville. Ce n’est pas précisément un palais, mais un grand bâtiment en pierre, à deux étages, s’étendant du nord au sud. L’entrée est à l’Ouest, sur une cour entourée partie par un mur, partie par des maisons. Une galerie, large d’environ deux brasses (12 pieds), pavée en dalles et fermée par une balustrade en fer, règne tout le long de la façade de l’Est, qui donne sur lat rivière ; on y a une vue splendide de la cité et du fleuve. C’est le promenoir par excellence de l’après-dîner, et aussi de ceux qui ont affaire au gouverneur-général, en attendant qu’il puisse les recevoir. Le palais est la résidence du gouverneur-général du Canada ; un piquet de soldats y monte la garde, tant devant la grande porte que dans la cour, et à l’entrée ou sortie du gouverneur ou de l’évêque, ces militaires doivent présenter les armes au son du tambour. Le gouverneur-général a une chapelle privée, ce qui ne l’empêche pas d’aller souvent entendre la messe à l’église des Récollets, qui est proche du palais. »

Après avoir donné une description de tous les édifices publics de la ville et des beaux jardins dont quelques-uns sont entourés, le narrateur continue :

« La plupart des maisons de Québec sont bâties en pierre, et dans la haute-ville elles n’ont généralement qu’un étage, les édifices publics exceptés. J’ai vu quelques maisons en bois dans la ville, mais il ne sera pas permis de les rebâtir lorsqu’elles viendront à tomber en ruine. La brique n’est pas employée dans la construction des maisons ou des églises dans la cité ; on se sert d’un schiste calcaire noir extrait de la montagne même sur laquelle Québec est assis… Les toits des édifices publics sont couverts en ardoises communes que l’on fait venir de France.

« L’ardoise des toits posés depuis plusieurs années ne paraît pas avoir souffert par suite des variations de l’air et du temps. Les demeures des particuliers sont couvertes en planches ajustées parallèlement aux chevrons ou aux bords des toits, et quelquefois obliquement.

« Les coins des maisons et les ceintres des croisées sont faits d’une pierre calcaire grise, à petits grains, qui jette une odeur forte pareille à celle de la pierre puante, plus utile dans ce pays que l’ardoise, qui est sujette à se fendre sous l’action de l’air. L’intérieur des maisons est généralement blanchi. Les fenêtres sont placées en dedans des murs, les double-châssis étant en usage à Québec. Le milieu du toit repose sur deux ou tout au plus sur trois chevrons, couverts en planches seulement.

« On chauffe les chambres en hiver avec de petits poêles en fer, qu’on enlève l’été…

« La poudrière — au sud du palais — occupe le sommet de la montagne sur laquelle la cité est bâtie…

« Les marchands (de Québec) s’habillent fort élégamment et poussent la somptuosité dans les repas jusqu’à la folie.

« Les femmes sont tous les jours en grande toilette et parées autant que pour une réception à la cour…

« 15 août 1749. — Le nouveau gouverneur-général de tout le Canada, le marquis de la Jonquière, est arrivé la nuit dernière dans le port de Québec ; mais, comme il était tard, il a remis son entrée officielle à aujourd’hui. Parti de France le 2 juin, il n’a pu parvenir plus tôt au lieu de sa destination…

« Ce jour est un jour de grande fête : celle de L’Assomption de la Vierge Marie, qui est célébrée avec la plus grande pompe dans les pays catholiques-romains. Le 15 août de cette année sera donc une date doublement remarquable, tant à cause de la fête qu’à cause de l’arrivée du nouveau gouverneur-général, qui est toujours reçu avec beaucoup d’éclat, ce fonctionnaire ayant ici le rang d’un vice-roi.

« Vers huit heures, les principaux habitants de la ville se sont assemblés dans la maison, de M. de Vaudreuil, qui vient d’être nommé gouverneur des Trois-Rivières et dont le père a été gouverneur-général du Canada. Sa maison est dans la basse-ville. M. le marquis de la Galissonnière, gouverneur-général jusqu’à ce jour, et qui partira pour la France à la première occasion, y vint pareillement, accompagné de tous les officiers publics. Je fus invité à assister à la cérémonie. À huit heures et demie, le nouveau gouverneur-général est descendu de son vaisseau dans une chaloupe couverte d’un tapis rouge, et au même moment les canons, du haut des remparts, donnèrent le signal de mettre en branle toutes les cloches de la ville. Les personnes de distinction descendirent au rivage pour rendre hommage au gouverneur, qui, à son débarquement de la chaloupe, fut reçu par le marquis de la Galissonnière. Après qu’ils se furent salués l’un l’autre, le commandant de la ville présenta au nouveau gouverneur-général, dans le langage le plus éloquent, une adresse à laquelle il répondit fort laconiquement et qui fut suivie d’une salve générale des canons des remparts. Toute la rue jusqu’à la cathédrale était bordée d’hommes sous les armes appartenant pour la plupart à la classe bourgeoise. Le gouverneur-général se dirigea vers la cathédrale, passant entre cette double haie. Il portait un habillement rouge tout galonné d’or. Ses gens, en livrée verte, le précédaient le fusil sur l’épaule. À son arrivée à la cathédrale, il fut reçu par l’évêque du Canada[3] revêtu de ses habits pontificaux, la tête couverte d’une large mître dorée, une haute crosse d’argent massif à la main et entouré de son clergé. Après une courte adresse de l’évêque au gouverneur-général, un prêtre, accompagné de deux autres ecclésiastiques, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche, qui tenaient en mains des cierges allumés, survint, apportant un crucifix d’argent fixé au bout d’un long bâton et le lui donna à baiser.

« Ensuite le cortège se dirigea vers le chœur, en passant par la grande allée, dans l’ordre suivant : l’évêque suivi de son clergé, les gens du gouverneur marchant tête couverte et le fusil sur l’épaule, puis le gouverneur lui-même avec sa suite et la foule. À l’entrée du chœur, le gouverneur-général et le général de la Galissonnière s’arrêtèrent devant une stalle couverte d’un tapis rouge et y restèrent pendant tout le temps de la messe, qui fut célébrée par l’évêque lui-même. De l’église il se rendit au palais (le château St-Louis), où les personnages de marque vinrent lui rendre leurs hommages. Les religieux des différents ordres, avec leurs supérieurs respectifs, vinrent lui témoigner leur joie de son arrivée.

« De toute cette foule qui s’était portée au devant du gouverneur, aucun ne resta pour le dîner, à l’exception de ceux qui avaient été invités d’avance, et j’eus l’honneur d’être de ce nombre. Le repas dura fort longtemps et fut aussi somptueux que l’occasion le demandait.

« Le gouverneur-général, marquis de la Jonquière, était un homme de haute taille et paraissait alors âgé d’un peu plus de soixante ans. Il s’était battu avec les Anglais sur mer dans la dernière guerre ; le combat fut acharné, mais les Anglais étant de beaucoup supérieurs en nombre, tant en vaisseaux qu’en hommes, il perdit la bataille et fut obligé de se rendre. Il fut blessé en cette occasion par une balle qui lui traversa l’épaule de part en part.

« Quoique d’un caractère affable il savait conserver sa dignité avec ceux qui recherchaient sa faveur…

« 25 août 1749. Toute la contrée est en état de culture et divisée en champs, en prairies ou pâturages. La plupart des terres sont couvertes de riches moissons de blé, d’avoine blanche et de pois. La campagne est parsemée de fermes et d’habitations dont quelques-unes sont fort belles…

« 29 août 1749. — Vus de la rivière, les environs de Québec sont des plus pittoresque. La ville est très élevée, et ses églises et ses monuments s’aperçoivent de fort loin. Les vaisseaux dans la rivière, au-dessous de la cité, ornent le paysage de ce côté. La poudrière, qui ronronne le sommet de la montagne sur laquelle s’élève la ville, domine tous les autres édifices. La campagne qui se déroule sous nos regards le long de notre course ne nous offre pas un aspect moins enchanteur…

« 11 septembre 1749. — Le marquis de la Galissonnière[4] …, âgé d’environ cinquante ans, est un homme de petite stature, à la taille un peu déformée, et d’un extérieur agréable ; son savoir est vraiment étonnant et s’étend à toutes les branches de la science, surtout à l’histoire naturelle, dans laquelle il est si bien versé que, lorsqu’il commença à discourir sur cette matière, je crus entendre un autre Linné. M’entretenant avec lui de l’utilité de l’histoire naturelle, de la meilleure méthode à suivre pour l’apprendre et l’employer ensuite à améliorer l’état d’un pays, je fus étonné de le voir tirer ses raisons de la politique, aussi bien que de la philosophie, des mathématiques et d’autres sciences. Je confesse que mes conversations avec ce gentilhomme m’ont été très instructives et que j’en ai toujours tiré beaucoup de notions utiles. Il m’a indiqué plusieurs moyens d’employer l’histoire naturelle à des fins politiques en vue de rendre un pays assez puissant pour humilier ses voisins envieux. Un plus grand protecteur de la science n’a jamais existé et n’existera peut-être jamais en Canada. Il ne fut pas plus tôt installé dans sa charge de gouverneur-général qu’il combina cette série de mesures pour obtenir des informations sur l’histoire naturelle, que j’ai mentionnées plus haut. Lui arrive-t-il de voir des gens qui ont séjourné dans quelqu’un des établissements les plus éloignés du pays, ou les ont parcourus, il ne manque jamais de les questionner sur les arbres, les plantes, le sol, les pierres, les minéraux de ces localités. Il s’informe également de l’usage que les habitants font de ces choses, de leur méthode de culture, des lacs, rivières ou passages de ces pays, et de nombre d’autres détails. Il ne laisse partir ceux qui paraissent avoir des notions plus claires que les autres qu’après en avoir obtenu une description circonstanciée de ce qu’ils ont vu. Il prend note de toutes ces informations, en rédige lui-même des rapports, et grâce à cette grande application si peu commune chez les personnes de son rang, il s’est bientôt acquis une connaissance parfaite des parties les plus éloignées de l’Amérique. Les prêtres et les commandants des forts qui se rencontrent chez lui, en visite, à leur retour de contrées quelquefois très distantes les unes des autres, sont surpris des questions qu’il leur pose et émerveillés de le voir si bien renseigné ; il n’est pas rare qu’il leur dise que, près de telle montagne ou tel rivage, où ils sont allés souvent faire la chasse, il y a telle plante particulière, des arbres de telle espèce, que le sol est de telle ou telle qualité, qu’on y trouve un certain minéral ; or, toutes ces informations, dont l’exactitude étonne les voyageurs, il les a obtenues d’avance. Mais quelques-uns de ses administrés, qui ne sont pas dans le secret, l’entendant faire une description de toutes les curiosités de lieux situés quelquefois à deux cents milles suédois de Québec, et où il n’a jamais mis le pied, croient qu’il a une connaissance surnaturelle des choses. Il n’y a jamais eu un meilleur homme d’État que lui, et personne ne peut prendre des mesures plus judicieuses et choisir des moyens plus efficaces pour l’amélioration d’un pays et l’accroissement de sa prospérité. »

Kalm parle ensuite de la flore et de la faune canadienne, de la fabrication du sucre d’érable, etc. ; puis il donne des détails sur le prix des animaux des fermes et des produits du sol. À la date du 27 septembre 1749, il écrit :

« Un cheval de moyenne encolure coûte maintenant quarante francs et plus. Un beau cheval vaut cent francs[5] Une vache se vend cinquante francs, mais il y a des gens qui se rappellent le temps où l’on pouvait s’en procurer une pour dix écus (trente francs). Un mouton coûte cinq francs… Un cochon d’un an, pesant cent cinquante à deux cents livres, se vend quinze francs. M. Couâgne, le marchand, m’a dit avoir vu un cochon du poids de quatre cents livres chez les Indiens. Un poulet vaut de dix à douze sous, un coq d’Inde vingt sous. Un minot de bled… coûte quarante sous. Le maïs vaut toujours le même prix que le bled, parce qu’il n’y en a que très peu ici, et ce peu est accaparé par ceux qui font le commerce avec les Indiens. Un minot d’avoine vaut quelquefois quinze à vingt sous… Les pois ont toujours la même valeur que le bled. Le beurre coûte ordinairement huit à dix sous la livre… Une douzaine d’œufs ne coûte généralement que trois sous… Il ne se fabrique pas de fromage à Montréal. »

Le savant botaniste se laisse gagner par l’enthousiasme en parlant des environs de Québec et des plateaux de Lorette, de Charlesbourg et de Beauport, couverts d’une admirable, végétation. « Les hautes prairies, en Canada, sont excellentes, dit-il, et de beaucoup préférables à celles des environs de Philadelphie et des autres colonies anglaises. Plus j’avance au nord, plus elles sont belles, et plus le gazon en est riche et fourni. »

Il y a loin de ces affirmations à ce que Voltaire écrivait à M. de Moncrif, le 27 mars 1757 : « … On plaint ce pauvre genre humain qui s’égorge dans notre continent à propos de quelques arpents de glace en Canada. »[6]

Les habitants des campagnes canadiennes avaient toujours sur les lèvres quelques chansons des vieilles provinces de France. Ils vivaient de peu, étaient ingénieux, hardis, honnêtes, d’humeur joyeuse. Ils avaient le culte de la mère-patrie et servaient le roi avec un désintéressement, une bravoure, une loyauté qui ne se démentirent jamais. Kalm dit que les habitants du voisinage de Québec apportaient à la ville presque tous les produits de leurs terres, ne se réservant pour eux que ce qui était strictement nécessaire à leur subsistance. Pourtant, remarque-t-il, ils sont gais. Dans les communautés religieuses de Québec et de Montréal, dont le voyageur suédois parle avec sympathie, quoique protestant, vivait aussi une population pauvre mais gaie. En somme, la colonie de la Nouvelle-France, pauvre encore dans un sens absolu, était à l’aise dans un sens relatif. Les penseurs qui comptent le « renoncement. » comme un facteur important dans la condition économique d’un peuple ont raison.

Une grande partie des habitants de la ville de Québec étaient nés en France ou appartenaient à des familles récemment établies dans la colonie.

Encore quelques citations empruntées au Voyage dans l’Amérique du Nord :

« … La différence entre les manières et les coutumes des Français de Montréal et du Canada et celles des Anglais des colonies américaines est la même qui existe entre ces deux nations en Europe. Ici, les femmes, en général, sont belles ; elles sont bien élevées et vertueuses, et ont un laisser-aller qui charme par son innocence même, et prévient en leur faveur. Elles s’habillent beaucoup le dimanche, mais les autres jours, elles s’occupent assez peu de leur toilette, sauf leur coiffure, qu’elles soignent extrêmement… » Elles sont « dures au travail, surtout parmi le peuple : on les voit toujours aux champs, dans les prairies, aux étables, ne répugnant à aucune espèce d’ouvrage… Les hommes sont extrêmement polis, et saluent en ôtant leurs chapeaux, chaque personne, indistinctement, qu’ils rencontrent dans les rues…

«  Chose curieuse ! tandis que beaucoup de nations imitent les coutumes françaises, je remarque qu’ici, ce sont les Français, qui, à maints égards, suivent les coutumes des Indiens, avec lesquels ils ont des rapports journaliers. Ils fument, dans des pipes indiennes, un tabac préparé à l’indienne, se chaussent à l’indienne et portent jarretières et ceintures comme les Indiens. Sur le sentier de la guerre, ils imitent la circonspection des Indiens ; de plus, ils leur empruntent leurs canots d’écorce et les conduisent à l’indienne ; ils s’enveloppent les pieds avec des morceaux d’étoffe carrés au lieu de bas, et ont adopté beaucoup d’autres façons indiennes. Un étranger entre-t-il dans la maison d’un paysan ou cultivateur canadien, aussitôt il se lève, salue le visiteur d’un coup de chapeau, l’invite à s’asseoir, puis il remet son chapeau et s’assied lui-même. Ici tout le monde est Monsieur ou Madame, le paysan aussi bien que le gentilhomme, la paysanne comme la plus grande dame…

«  Il y a une distinction à faire entre les dames canadiennes, et il ne faut pas confondre celles qui viennent de France avec les natives. Chez les premières on trouve la politesse qui est particulière à la nation française. Quant aux secondes, il faut bien faire une distinction entre les dames de Québec et celles de Montréal. La Québecquoise est une vraie dame française par l’éducation et les manières ; elle a l’avantage de pouvoir causer souvent avec les personnes appartenant à la noblesse, qui viennent chaque année de France, à bord des vaisseaux du roi, passer plusieurs semaines à Québec. À Montréal, au contraire, on ne reçoit que rarement la visite d’hôtes aussi distingués. Les Français eux-mêmes reprochant aux dames de cette dernière ville d’avoir beaucoup trop de l’orgueil des Indiens et de manquer d’éducation. Cependant, ce que j’ai dit plus haut de l’attention excessive qu’elles donnent à leur coiffure s’applique à toutes les femmes du Canada. Les jours de réception, elles s’habillent avec tant de magnificence qu’on serait porté à croire que leurs parents sont revêtus des plus grandes dignités de l’État… Les dames canadiennes, celles de Montréal surtout, sont très portées à rire des fautes de langage des étrangers ; mais elles sont excusables jusqu’à un certain point… ; au Canada on n’entend presque jamais parler le français que par des Français, les étrangers n’y venant que rarement. Quant aux Sauvages ils sont trop fiers pour s’exprimer dans une autre langue que la leur, et les Français sont bien obligés de l’apprendre… Pour continuer la comparaison entre les dames de Québec et celles de Montréal, j’ajouterai que celles-ci sont généralement plus belles que les premières.

« Les manières m’ont semblé quelque peu libres dans la société de Québec… À Montréal, les filles sont moins frivoles et plus adonnées au travail. On les voit toujours occupées à coudre quand elles n’ont pas d’autres devoirs à remplir. Cela ne les empêche pas d’être gaies et contentes ; personne ne peut les accuser non plus de manquer d’esprit ni d’attraits. Leur seul défaut, c’est d’avoir trop bonne opinion d’elles-mêmes. Notons à leur louange que les filles de tout rang, sans exception, vont au marché et rapportent avec elles les provisions qu’elles y ont achetées. Elles se lèvent de bonne heure et se couchent aussi tard. que qui que ce soit dans la maison. D’après ce qui m’a été dit, je suis porté à croire que leur dot, en général, est peu considérable, à cause du grand nombre d’enfants dans chaque famille et de la modicité des revenus… Les jeunes gentilshommes qui viennent de France, chaque année, sont captivés par les dames de Québec et s’y marient ; mais comme ces messieurs vont rarement à Montréal, les jeunes filles de cette dernière ville n’ont pas souvent semblable fortune. »

Comme la plupart des voyageurs, le naturaliste Suédois était porté à conclure du particulier au général, ce qui lui a fait commettre quelques inexactitudes. Néanmoins son journal respire une bonne foi évidente, et jette une vive lumière sur les développements qu’avait pris la Nouvelle-France sous les longs et sages gouvernements du marquis Philippe de Vaudreuil et de son successeur le marquis Charles de Beauharnois.

Kalm ne paraît pas avoir accordé d’attention particulière à un personnage qui venait d’arriver dans la colonie, où il devait se rendre tristement célèbre : François Bigot, nommé « intendant de justice, police, finances et marine en Canada, Louisiane et toutes les terres et îles dépendantes de la Nouvelle-France, » par commission datée du 1er janvier 1748. Il succédait dans cette charge d’intendant à Talon, Bouteroue, Duchesneau, Demeulles, Champigny, François de Beauharnois, Raudot, père et fils, Bégon, Dupuy, d’Aigremont[7] et Hocquart.

Une des fonctions de l’intendant était de recevoir la foy et hommage des seigneurs canadiens. Cette cérémonie devait s’accomplir au château Saint-Louis, résidence suzeraine pour tous les fiefs et seigneuries de la Nouvelle-France.

  1. Le séminaire de Saint-Sulpice paya le tiers du coût de ces fortifications. — E. G.
  2. Kalm appelle palais le château Saint-Louis, et il appelle maison de l’intendant le palais de l’intendant. Le nom de « palais », donné à la résidence de l’intendant, est dû au fait que le Conseil Supérieur y tenait ses réunions. Lorsque, exceptionnellement, le Conseil Souverain (appelé plus tard Conseil Supérieur) se réunit au fort Saint-Louis, il tint ses séances « dans la première ou dans la deuxième salle du château. » — E. G.
  3. Mgr de Pontbriand. Il devait, trois années plus tard, assister M. de la Jonquière à son lit de mort. — E. G.
  4. Rolland-Michel Barrin, comte de la Galissonnière, fut nommé commandant général de la Nouvelle-France par lettres-patentes du mois de juin 1747. Voici le préambule de ce document :

    « Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre ; à tous ceux qui ces présentes verront, salut.

    « Le sieur marquis de la Jonquière, chef d’escadre de nos armées navales, que nous avions pourvu du gouvernement général de la Nouvelle-France, ayant été fait prisonnier dans un combat qu’il a soutenu contre une escadre anglaise, en faisant route pour s’y rendre, et estimant nécessaire de commettre au commandement général de la dite colonie un officier capable d’en remplir tous les objets avec le zèle, la capacité, l’expérience, la valeur et la prudence qu’ils exigent, nous avons choisi le sieur comte de la Galissonnière, l’un de nos plus anciens capitaines de vaisseau, et commissaire général d’artillerie, en qui nous avons eu occasion de reconnaître toutes ces qualités par les preuves qu’il en a données, et par les services importants qu’il nous a rendus en diverses occasions.

    « À ces causes et autres bonnes considérations à ce nous mouvans, nous avons commis, constitué, ordonné et établi, etc… »

    Cette commission fut signée par Louis XV à Bruxelles, le 10 juin 1747, deux ans après la bataille de Fontenoy. — E. G.

  5. Tous les chevaux canadiens, dit encore Kalm, sont forts, vifs, bien faits… On se plaint généralement que le peuple de la campagne commence à élever un si grand nombre de chevaux que les bestiaux manquent de fourrage en hiver. »

    Voir la petite étude sur les chevaux canadiens insérée à l’appendice de ce volume.

    .
  6. Lire, à ce sujet, le mémoire de M. Joseph Tassé, publié par la Société Royale du Canada et intitulé : Voltaire, Madame de Pompadour et Quelques Arpents de Neige. (1892). — E. G.
  7. Celui-ci était commissaire ordonnateur.