Le féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848/II/3

CHAPITRE III

LA LITTÉRATURE FÉMININE


I. La Poésie. — II. Le Roman. — III. Le Théâtre. — IV. Histoire. — V. Philosophie.
I

Il n’est peut-être pas une époque, même la nôtre, qui, pour la fécondité de la littérature féminine, puisse se comparer au règne de Louis-Philippe. Un nombre infini de femmes se sont alors senties prises du besoin d’écrire ; toutes les classes de la société ont participé à ce mouvement, depuis les grandes dames, la duchesse d’Abrantès et la princesse de Salm, jusqu’aux ouvrières, comme Antoinette Quarré, femmes de lettres par occasion.

Le genre de littérature que les femmes cultivèrent peut-être alors le plus et avec le plus de succès fut la poésie. On compterait bien des poétesses par dizaines. Laissons de côté les Hermance Sandrin, les Clémence Robert, les Adèle Daminois, les Victoire Babois, les Eugénie Niboyet, les innombrables femmes qui collaborèrent à divers journaux de littérature féminine[1], et qui d’ailleurs ont été parfois capables de produire de jolies pièces de vers[2], et arrêtons-nous seulement à quelques poétesses dont notre époque a, il est vrai, oublié les noms, mais qui jouirent de leur temps d’une grande célébrité et furent appréciées par leurs contemporains jusqu’à l’égal de leurs confrères masculins.

Louise Colet, née à Aix en 1810, envoya dès sa première adolescence des poésies à des journaux de Marseille. Mariée au compositeur Hippolyte Colet, elle vint à Paris et commença à se faire connaître par un Hymne à la Vierge, poésie de forme régulière et de pensée touchante, qui parut dans le Citateur féminin (1835). Son recueil de poésies intitulé Fleurs du Midi (1836) acheva de la mettre en lumière. Les journaux du temps en firent un compte rendu assez élogieux, lui reprochant seulement de la froideur, critique qui, d’après ce que j’ai lu de Louise Colet, me paraît assez justifiée. En tout cas, ses vers sont d’une forme parfaite. Ce fut sans doute ce mérite que voulut récompenser l’Académie française lorsque, par deux fois (1839 et 1843), elle donna à Louise Colet le prix de poésie. Entre temps, la jeune poétesse avait fréquenté le salon de Mme Récamier et s’était liée avec Cousin, Villemain et Musset. Son livre Lui, où elle raconte l’histoire de ses liaisons avec Musset et Flaubert, est le pendant exact d’Elle et Lui de George Sand.

Anaïs Ségalas fut de son temps plus célèbre encore. Née en 1814, elle publia dès l’âge de dix-sept ans (un trait commun à toutes les poétesses de cette époque, c’est leur extraordinaire précocité) son premier recueil de vers, les Algériennes (1831), et, cinq ans après, les Oiseaux de passage, autre recueil de poésies qui lui donna du coup la célébrité. Les Oiseaux de passage, où se trouvent de très jolies poésies, mais qui paraissent souvent imiter (consciemment où non) les procédés de style de Victor Hugo[3], furent jugés dignes « par leurs mélodieux accords d’une poésie suave et parfumée »[4] d’être mis à côté des chefs-d’œuvre poétiques les plus hauts. Le bibliophile Jacob (Paul Lacroix) plaçait A. Ségalas au rang de nos plus grands poètes, et la Phalange, citant, le 1er février 1837, une pièce de vers des Oiseaux de passage, ne trouve « rien à mettre au-dessus, rien peut-être à mettre à côté chez nos premiers poètes[5] ». Anaïs Ségalas porta sa renommée au comble par son poème de la Femme, ouvrage qui d’ailleurs n’était pas féministe, comme son titre le pourrait faire supposer. Bien au contraire, A. Ségalas, qui devint en 1848 féministe militante, se défend de faire œuvre de « rebelle », d’avoir produit « le moindre hémistiche saint-simonien » et « d’entonner la Marseillaise[6] ». Elle veut seulement nous montrer que les femmes de toutes les conditions, paysannes, femmes du monde, grisettes ou femmes de lettres peuvent exercer une influence heureuse sur l’humanité, « combattre les fléaux sans autres armes que l’amour et les affections[6] ». Elle développe cette idée dans une série de poésies joliment tournées et d’un rythme varié, fraies et pimpantes lorsqu’il s’agit de la grisette « l’alouette de Paris », nobles et sévères quand elle nous montre la religieuse priant dans son cloître pour le salut de l’humanité, ou Moïse brisant le veau d’or :

Moïse, l’aigle saint, du feu dans la prunelle,
Quittait le Sinaï, piédestal du Seigneur,
Quand il vit un veau d’or radieux de splendeur,
Couleur de la lumière et reluisant comme elle.

L’admiration enthousiaste qu’inspira A. Ségalas était évidemment excessive ; ses pièces les plus belles ne soutiennent pas la comparaison avec Moïse ou la Tristesse d’Olympio. Mais elles peuvent être placées à côté de certaines pièces de Hugo ou de Lamartine, et c’est suffisant pour que l’oubli où elles sont tombées aujourd’hui soit tenu pour injustifié.

Amable Tastu fut célèbre surtout avant l’époque qui nous occupe. Une poésie pour le sacre de Charles X lui avait acquis vers 1825 la célébrité et une pension de la Couronne ; sa gloire déclina ensuite. Pourtant, elle publia encore en 1835 un recueil de poésies, « nées du cœur » selon l’expression de Sainte-Beuve et dont le critique appréciait la « grâce modeste ». La renommée d’Amable Tastu obtint une consécration officielle : le prix d’éloquence que lui donna l’Académie pour son éloge de Mme de Sévigné.

L’œuvre purement poétique de Gabrielle Soumet est moins importante que celle des précédentes. Fille d’Alexandre Soumet, l’auteur de la Divine Épopée et de nombreuses pièces de théâtre, elle publia, en 1836, les Filiales et plus tard le poème de Berthe et Bertha. Elle aussi fut très appréciée de ses contemporains. E. Deschamps[7] constate qu’elle jouit d’une grande vogue ; les poésies de Gabrielle Soumet sont, dit-il, d’une originalité frappante sans être jamais bizarres ; il loue « la sévère pureté du style et de la composition ».

Enfin, ce qui caractérise bien la poésie féminine de cette époque, c’est, comme le dit Mme Tastu[8], « l’apparition d’un essaim chantant de jeunes filles sorties des rangs du peuple ». Trois d’entre elles furent assez célèbres : Élisa Mercœur, Louise Crombach et Antoinette Quarré.

La première, simple institutrice de Nantes, obtint une grande vogue vers 1830 ; elle fut encouragée dans sa vocation poétique et protégée par Chateaubriand. Ses poésies donnent l’impression d’une âme délicate et tendre, douée d’un sens artistique véritable ; son style est élégant et pur ; en un mot, elle me parait avoir été douée d’un talent poétique bien supérieur à tous ceux dont je viens de parler : elle surpasse surtout ses contemporains (qui s’enflamment souvent un peu à froid) par la profondeur et la sincérité du sentiment, mais n’eut pas le temps d’achever son œuvre ; cette rêveuse jeune fille disparut à vingt-six ans (1835), minée par la phtisie.

Son âme avait brisé son corps.

Louise Cromhach et Antoinette Quarré sont loin d’avoir la même valeur. La première, auteur de deux élégies, la Jeune Libérée et Hélène et Laurence, obtint avec l’une d’elles le prix Montyon. Mais, gardienne à Saint-Lazare, elle fut accusée d’avoir fait évader une détenue, condamnée pour ce fait, et elle disparut de la scène poétique[9].

Antoinette Quarré, « la muse de Dijon », simple ouvrière lingère, ne me semble pas mériter tous les éloges que lui adressa la Phalange, lors de la publication de son recueil, et la lettre enthousiaste que lui adressa Lamartine. Ses poésies sont, il est vrai, très correctes, mais, autant que j’ai pu en juger, froides et dépourvues d’originalité. La reine des poétesses du temps fut Mme Desbordes-Valmore. Son nom est encore trop connu aujourd’hui pour que j’aie à insister. Je me contenterai de mentionner, à propos d’elle, sa fille Ondine Desbordes-Valmore, exemple bien remarquable de précocité poétique. Dès l’âge de dix ans en effet, la jeune Ondine publia dans le Conseiller des Femmes, 24 mai 1834, un sonnet, d’ailleurs de facture trop parfaite pour que je ne soupçonne pas sa mère d’y avoir mis la main[10].

II

Les romancières sont moins nombreuses que les poétesses. La production d’un roman exigeait plus de travail et de temps que celle de quelques poésies. Pourtant il s’en faut de beaucoup que George Sand ait été la seule romancière de son temps ; des femmes se sont essayées dans presque tous les genres de roman.

Le roman philosophique, le roman à thèse, comme nous dirions aujourd’hui, fut surtout l’œuvre de George Sand, dans sa première période littéraire, à l’époque d’Indiana, Jacques, Lélia, Valentine.

Ces romans sont des romans féministes. Il en est à peu près de même des romans que Mme Marbouty publia sous le nom de Claire Brunne. George Sand s’occupait surtout de la condition des femmes dans le mariage : Claire Brunne, dans trois nouvelles « écrites avec facilité, souvent même avec élégance, s’occupe surtout de leur éducation, dont elle demande la réforme[11] ». Le Pair de France, où Mme de Carlovitz réclamait le divorce, et l’Athée de Mme Sophie Panier sont aussi des romans à thèse. Mme de Girardin, fit, elle, du roman psychologique sous une forme fantaisiste dans le Lorgnon. Peu de femmes s’y essayèrent après elle. Mais on peut rattacher à ce genre d’études psychologiques le Journal où Eugénie de Guérin, note ses impressions.

Dans la période qui nous occupe, le roman historique était fort à la mode. Sous l’influence de Hugo et d’Alexandre Dumas, beaucoup de femmes cultivèrent ce genre. Citons les célèbres romans de la comtesse Dash, La Jeunesse de Mirabeau, de Louise Colet, et Catherine II et ses filles d’honneur, d’Eugénie Niboyet, dont la Démocratie pacifique, dans son numéro du 24 juin 1847, fit un compte rendu élogieux. La duchesse d’Abrantès et Eugénie Foa firent du roman de mœurs, la première dans ses Scènes de la vie espagnole, la seconde dans différents romans et nouvelles où elle décrivait la société juive du temps de la Régence. Citons encore, parmi les romancières, Mme Allart de Méritens, Henriette Reybaud, la belle-sœur de Louis Raybaud, collaboratrice assidue du Constitutionnel et de la Revue des Deux Mondes, Mme Desbordes-Valmore elle-même, qui fît paraître un feuilleton, Domenica, dans la Démocratie pacifique, et Daniel Stern, qui publia plusieurs nouvelles et romans dans la Revue des Deux Mondes.

III

La plupart des femmes dont nous avons parlé, poétesses ou romancières, abordèrent avec succès le théâtre. Ainsi Mme de Girardin obtint un réel succès avec ses tragédies de Judith et de Cléopâtre, Louise Colet, qui fit jouer à la Renaissance la Jeunesse de Gœthe, Anaïs Ségalas, avec la Loge de l’Opéra, représentée à l’Odéon. Gabrielle Soumet collabora avec son père pour deux tragédies représentées aux Français, le Gladiateur et Jane Grey. La seconde de ces pièces obtint un grand succès. « Elle renferme, dit le Génie des Femmes de 1844, des beautés hors ligne, et le caractère des personnages est traité de main de maître. Le rôle de Jane peut être placé au rang des plus beaux de la scène française. »

La plus célèbre des auteurs dramatiques féminins de cette époque fut Mme Ancelot, de son temps véritable auteur à succès. Femme d’Ancelot, romancier et auteur dramatique médiocre, quoique académicien, elle fit d’abord de la peinture, puis se consacra entièrement au théâtre. La Comédie-Française, le Gymnase, le Vaudeville, les Variétés jouèrent un grand nombre de ses pièces, où les contemporains prisaient la peinture exacte des caractères et la légèreté de la touche. Son plus grand succès fut Marie, pièce représentée aux Français en 1836 et « l’un des meilleurs rôles de Mlle Mars[12] ». Mme Ancelot montrait, dans cette œuvre dramatique, dont le sous-titre était les Trois époques, « la femme sacrifiée comme fille, épouse et mère ; mais, loin de l’exciter à la révolte, elle voulait lui enseigner la résignation, la louer, la consoler dans les sacrifices de tous les jours, et aussi la réhabiliter et la défendre contre les accusations et les calomnies[13] ».

IV

Beaucoup moins nombreuses furent les femmes qui s’adonnèrent à l’histoire. La plus célèbre d’entre elles est Mme Allart, qui écrivit l’Histoire d’Athènes et l’Histoire de Florence, ouvrages assez appréciés de leur temps, le second surtout, qui se répandit jusqu’en Italie et qui valut à son auteur le titre de membre d’une des académies de Florence. Plaçons à côté d’elle : Mme de Torcy, parente de Charles Nodier, auteur des Chroniques franc-comtoises, scènes de l’histoire du moyen âge ; Mme Augustin Thierry, Scènes de mœurs et de caractère aux dix-huitième et dix-neuvième siècles ; la duchesse d’Abrantès, pour son Histoire des Salons de Paris sous Louis XVI et sous le Directoire ; enfin, Élisa Guizot, la seconde femme de l’homme d’État, qui publia divers articles historiques dans la Revue française. L’histoire de la littérature est représentée par Mme d’Hautpoul, romancière célèbre avant 1830, qui, en 1834, fit paraître un Manuel de littérature française. Quant aux mémoires, on peut citer ceux de la duchesse d’Abrantès (Mémoires (1831-1834) ; Mémoires sur les premières années du règne de Louis-Philippe (1836) ; les Souvenirs de la princesse de Salm et les Mémoires de Mlle Ancillon, femme de chambre de l’impératrice Joséphine[14]. On peut encore citer, parmi les auteurs de mémoires, Ida, dite la Contemporaine, qui a laissé des souvenirs sur le règne de Louis-Philippe.

V

Les questions philosophiques qui intéressèrent le plus les femmes furent celles qui se rattachent à la pédagogie. Les plus célèbres des ouvrages d’éducation écrits par des femmes étaient ceux d’Élisabeth Celnart, l’une des collaboratrices du Journal des Femmes (son Manuel des nourrices fut adopté par le conseil général des hospices de Paris), ceux de Mme Tastu et surtout l’Éducation progressive, œuvre de Mme Necker de de Saussure, fille du célèbre botaniste et cousine de Mme Staël ; ce remarquable ouvrage, auquel l’Académie française décerna le prix Montyon, est tout imprégné d’un profond sentiment moral et religieux ; on y trouve, à côté d’idées et de procédés de style qui viennent directement de l’Émile, des théories toutes modernes : il faut faire dans l’éducation une grande place à la culture physique ; il ne faut pas se borner à donner à l’enfant une éducation purement livresque ; on doit le mettre en contact avec la réalité des choses et lui donner quelque apprentissage des métiers manuels ; enfin on ne doit pas enfermer l’enfant dans les limites d’une règle stricte, mais lui laisser la possibilité de faire preuve d’initiative.

Les femmes apportent leur contribution à la science sociologique de l’époque avec l’Union ouvrière de Flora Tristan, ouvrage où elle étudie la condition des ouvriers et les moyens de l’améliorer, et le Paupérisme anglais (1843) de Marie Meynier, « éloquente monographie où « mieux que personne » l’auteur expose la question et discute les tentatives faites pour la résoudre[15] ».

La même Marie Meynier avait publié en 1839 des Eléments d’économie politique. Quant à la philosophie pure, elle n’est guère représentée que par l’Essai sur la liberté considérée comme principe et comme fin de l’activité humaine, de Daniel Stern, et quelques articles du même auteur, publiés dans la Revue indépendante.

  1. Le Citateur féminin, le Génie des Femmes, le Journal des Femmes.
  2. Comme l’Absence, poésie d’Eugénie Goyet ; certaines poésies de Mme Waldor.
  3. Ces deux vers par exemple, dans une pièce qui exprime les aspirations voyageuses d’un jeune homme :

    Je veux poser le pied où vous n’avez jamais
    Vous tous posé que la pensée.

  4. Le Journal des Femmes, 21 décembre 1836.
  5. A. Ségalas, Préface de la Femme.
  6. a et b A. Ségalas, Préface de la Femme.
  7. Les Femmes célèbres contemporaines.
  8. La Revue indépendante, 1841, no 1.
  9. Voir Maillard, la Légende de la femme émancipée.
  10. Citons encore, parmi les poétesses, Mme de Girardin, auteur d’un volume de poésies, et Mlle Bertin, que nous retrouverons plus loin.
  11. La Revue indépendante, 25 juin 1843.
  12. Maurice Tourneux, dans la Grande Encyclopédie.
  13. La Phalange, 20 octobre 1836.
  14. Ces mémoires sont soupçonnés d’être apocryphes.
  15. La Phalange, 1841.