Le féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848/I/2

CHAPITRE II

LES RAPPORTS DES SEXES


I. Le mariage sous Louis-Philippe d’après les féministes. II. La réforme du mariage. — III. Le divorce. — IV. rôle de la mère dans la famille. — V. La question de prostitution. — VI. Les théories de l’union libre.
I

Avant de songera réclamer, pour la femme les mêmes droits politiques et civils que pour l’homme, il fallait trois réformes préalables : assurer son indépendance morale, sa vie matérielle, réformer son éducation.

C’est sur la première de ces trois questions : réglementer d’une façon définitive et pour le plus grand bonheur de tous les rapports de l’homme et de la femme, que s’est porté pendant toute cette période le principal effort des féministes de tous les partis ; ils ont émis sur cette question des théories innombrables très différentes selon les partis féministes et même parfois selon les hommes.

Un point sur lequel sont d’accord les féministes de tous les partis est celui-ci : la forme de mariage qui existe à leur époque doit disparaître à brève échéance, car la femme y est dans un état d’infériorité flagrante.

Le mariage, disent-ils tous, est un simple contrat de vente où, après une sorte de mise aux enchères, l’on adjuge la jeune fille au plus offrant ; de consulter ses goûts, ses aspirations sentimentales, il n’en est aucunement question. Aussi le mariage, « affaire de bourse qu’on traite par courtage…, alliage monstrueux de la beauté et de l’amabilité avec la décrépitude et le radotage[1] », ne diffère-t-il pas de la prostitution, « La société entière, dit Flora Tristan avec l’exagération qui la caractérise, n’est qu’une immense maison de prostitution… où les pères vendent leurs filles… avec infamie ou avec honneur, à un seul misérable ou à plusieurs[2]. » Flora Tristan est, nous l’avons dit, une exaltée ; mais la même idée est venue à tous les autres féministes et, tous, ils ont employé, pour la rendre, la même expression. Les rédactrices de la Femme libre la répètent à satiété ; George Sand appelle le mariage « une prostitution jurée[3] », et il n’y a pas jusqu’à Balzac, pourtant peu féministe, qui ne reprenne la même comparaison dans la Femme de trente ans.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant, il est même naturel, que l’homme, ayant acheté sa femme par un contrat en bonne et due forme, la « regarde… comme sa propriété, sa chose[4] », qu’après le viol légal qui suit le mariage[5], il fasse de son amour « un droit », de celui de sa femme " un devoir[6] ». La femme mariée, dans de telles conditions, ne peut aimer son mari, devenu bientôt son tyran[7], et se réfugie dans l’adultère, sinon dans la prostitution[8].

Deux romans de George Sand : Indiana et Valentine, illustrent cette thèse de façon saisissante. Le premier nous montre une femme, de corps frêle et d’esprit délicat, mariée à un vieux soldat grossier, lourd et brutal, qui pourrait bien être le portrait du baron Dudevant. Après avoir souffert en silence (et souffert physiquement autant que moralement), elle se décide à braver en face son tyran et à se réfugier dans un amour adultère, où elle est d’ailleurs tout aussi malheureuse.

Quant au roman de Valentine, il nous présente une jeune fille sacrifiée par ses parents à des convenances mondaines, forcée d’épouser un homme qu’elle n’aime pas, qui la rend malheureuse et la ruine, alors qu’elle en aime un autre à qui elle ne pourra jamais appartenir, et ne trouvant de refuge que dans la mort.

II

Cette soumission absolue de la femme à son mari pouvait encore, disent les féministes, se comprendre quand le christianisme régnait dans le monde et que ses principes avaient pénétré profondément les âmes. Les femmes malheureuses sur la terre pouvaient, comme tous les humbles et tous les déshérités de ce monde, aspirer à une revanche dans la vie future ; mais, une fois éteintes les lumières du ciel, « il est absurde et inique, dit la Revue indépendante[9], de conserver dans vos codes le serment d’obéissance de la femme, quand vous ne pouvez plus lui montrer le prix de l’obéissance ».

Une réforme radicale s’impose donc, et d’abord il faut faire du mariage d’amour, exception trop rare, la règle générale. Ce but (c’est l’avis d’un certain nombre de féministes) ne sera atteint que par la suppression de la dot.

C’est de la dot, dit la Gazette des Femmes[10], que vient tout le mal, et Cabet émet la même idée dans sa brochure sur la Femme et dans son Voyage en Icarie ; aussi les dots sont inconnues en cet heureux pays et ne s’y produit-il que des mariages d’inclination. Mais, même chez des couples unis par amour, il se produit parfois des tiraillements, des froissements, des heurts de toute sorte venant d’une opposition des caractères. Aussi « les jeunes Icariens, considérant le mariage comme le paradis ou l’enfer de cette vie, n’acceptent-ils leur épouse que quand ils se connaissent parfaitement et, pour bien se connaître, ils se fréquentent pendant six mois au moins[11] ». Les jeunes filles icariennes possèdent d’ailleurs une « entière liberté de converser ou de se promener avec les jeunes gens de leur âge ». C’est le système qui est appliqué communément de nos jours dans les pays anglo-saxons.

Une fois unis, « l’époux et l’épouse sont égaux dans le mariage[12] ». La femme doit jouir des mêmes droits que son mari, « disposer de ses biens et embrasser la profession qu’elle voudra sans l’autorisation de son mari[13]». Avant tout, il faut rayer de la loi la disposition qui oblige la femme à prêter à son mari serment d’obéissance. C’est « une bassesse[14]» qui consacre toutes les inégalités. En conséquence, le 1er août 1837, Mme de Mauchamp, directrice de la Gazette des Femmes, présenta à la Chambre une pétition pour obtenir la suppression complète de l’article 213 du Code civil, livre I, chapitre vi, ainsi conçu : « La femme doit obéissance à son mari. » Cette disposition, dit Mme de Mauchamp, est contraire aux principes posés par la Charte de 1830. Celle-ci ayant consacré l’égalité de tous les Français (par conséquent, dit Mme de Mauchamp, de toutes les Françaises), il est illégal qu’une moitié de la nation soit subordonnée à l’autre. De plus, l’article 212 du Code, lequel déclare que « les époux se doivent mutuellement secours, fidélité et assistance », met la femme sur le même pied que l’homme et est « antipathique » à l’article 213. L’on objecte que, le mariage étant une association, il est nécessaire qu’une volonté supérieure puisse s’imposer de temps à autre, sinon l’association où deux volontés également fortes tireront dans des sens opposés risquera fort de péricliter : « Eh ! bien, répond Mme de Mauchamp, justement parce que le mariage est une association, il faut que, comme partout ailleurs, les coassociés jouissent des mêmes droits. Tout travail étant fait pour le bénéfice de la communauté, si les volontés sont divergentes, chacune étant égale, le travail ne sera pas exécuté ; il en résultera une perte de bénéfice pour la communauté, et les associés comprendront qu’il est de leur intérêt d’harmoniser leurs volontés[15] »

Une autre disposition à rayer des codes, et pour les mêmes raisons que la précédente, c’est celle qui porte (art. 214) que : « La femme est obligée d’habiter avec son mari et de le suivre partout où il lui plaira de résider. »

Cette loi, dit Mme Mauchamp dans une autre pétition présentée à la Chambre[16], est en opposition flagrante avec l’article 1er de la Charte qui a établi l’égalité ; en outre, elle n’est même pas logique avec elle-même puisque le mari peut bien, « après une procédure longue et coûteuse[17] », faire ramener par les gendarmes son épouse au domicile conjugal, mais non pas « sous peine de séquestration… la retenir, la renfermer pendant une seule minute[18] ». Et cette cohabitation forcée, qu’il n’est même pas possible d’imposer matériellement, peut être nuisible aux deux époux si leurs intérêts les appellent en des lieux différents.

D’ailleurs, et cette raison dispense de toutes les autres, ces deux lois sont nulles de plein droit puisque les femmes n’ont pris aucune part à leur rédaction[19].

Si le serment d’obéissance est une bassesse, le serment de fidélité est, dit George Sand, une absurdité[20]. Personne, en effet, « nulle créature humaine ne peut commander à l’amour[21] ». Aussi doit-on sinon rayer ce serment de la loi, du moins en supprimer les sanctions pénales, « que le sacrement ne soit jamais une obligation, une loi, un esclavage imposé avec du scandale, des prisons et des chaines en cas d’infraction » dit Georges Sand dans La Comtesse de Rudolstadt[22], et Mme de Mauchamp reprend et développe la même idée dans une pétition présentée à la Chambre le 1er octobre 1836. L’adultère, dit-elle, n’est pas un crime puisqu’il n’est pas passible de la cour d’assises, ni un délit car les magistrats qui ont la juridiction des délits ne peuvent le punir de leur propre autorité, ni même une contravention puisqu’il ne trouble pas l’ordre public.

Enfin il y a une monstrueuse iniquité à ce que la sanction pénale du serment de fidélité s’applique aux femmes seules ; à ce que le mari trompé puisse faire emprisonner sa femme pendant deux ans, bien mieux, ait le droit de la tuer tandis que la femme n’a aucun recours contre l’époux infidèle et peut tout au plus, s’il entretient une maîtresse au domicile conjugal, lui faire infliger une amende de deux mille francs prise sur les biens de la communauté[23].

Tous les féministes ne sont pas d’ailleurs d’avis, comme George Sand et la Gazette des Femmes, que l’adultère est une chose de peu d’importance et qui ne mérite pas de sanction pénale. Cabet émet l’idée juste contraire. En Icarie, dit-il, l’adultère serait regardé comme un crime abominable et « le séducteur poursuivi de l’exécration publique, traité d’assassin par toutes les femmes, de voleur par tous les maris, et d’ennemi par toutes les familles[24] ». Cette contradiction apparente se résout fort bien si l’on considère que George Sand et Mme de Mauchamp se placent au point de vue de la société telle qu’elle existe et Cabet au point de vue d’une société idéale.

III

Mais toutes les réformes proposées précédemment ne pourront être efficaces ; les époux, surtout la femme, ne pourront goûter par elles le bonheur que si on les complète par une autre plus radicale : celle qui consiste a briser l’indissolubilité du mariage chrétien par le rétablissement du divorce.

La question du divorce a été très agitée sous la monarchie de Juillet, et il n’y a pour ainsi dire pas une année où elle n’ait été remise sur le tapis.

En 1831, c’est la brochure d’une anonyme et celles d’Olinde Rodrigues[25] ; en 1832, un ouvrage du comte de Sacy[26], la Femme libre (1832-34), et la Gazette des Femmes (1836-38) contiennent de nombreuses protestations en faveur du divorce. Il en est de même dans le roman de Mme Dupin : Marguerite (1834) et dans l’ouvrage de Mme Allart : la Femme dans la démocratie (1836). En 1838, c’est Flora Tristan qui dépose à la Chambre une pétition pour le rétablissement du divorce[27] ; enfin, la question est reprise dans les ouvrages de Cabet (la Femme, 1845), Voyage en Icarie, 1840), dans certains articles de la Démocratie pacifique (1843-48) et effleurée dans l’Humanité, de Pierre Leroux[28] (1848). Il convient d’ailleurs d’ajouter que beaucoup ne font que poser la question et que (du moins parmi les ouvrages dont j’ai pu prendre connaissance, et il m’en manque deux sans doute assez importants) seules la brochure anonyme de 1838 et surtout la pétition présentée à la Chambre le 1er septembre 1836 par Mme de Mauchamp, la traitent d’une manière précise et approfondie. Nous allons voir quels sont leurs arguments en faveur du divorce.

D’abord, dit Mme de Mauchamp, le mariage « comme toute association doit contenir une clause résolutoire[29] ». Pas plus que dans une autre association les coassociés ne doivent engager définitivement leur liberté. « De nombreux désordres et de touchantes douleurs[30]… » montrent d’ailleurs combien il est inique de vouloir enchainer pour la vie deux êtres qui ne s’aiment plus. Enfin, dans un mauvais ménage, c’est toujours la femme qui est la plus malheureuse[31]. Mais, diront les adversaires du divorce, les époux ne sont jamais liés éternellement puisqu’ils peuvent faire appel à la loi de séparation. Sous le régime de la loi de séparation, les époux continueront d’être malheureux, car le lien conjugal, relâché seulement et non rompu, ne leur permet pas de contracter une nouvelle union ; et ne pouvant, dit Mme de Mauchamp chercher un compagnon selon leur cœur, les époux séparés se préparent une vieillesse triste et solitaire. La femme surtout marchant « seule dans la vie »[32], sans protecteur, sans répondant, sera toujours malheureuse, sa faiblesse sera exploitée de toutes manières[33].

Encore les hommes peuvent-ils chercher des consolations passagères. L’homme, dit Mme de Mauchamp, peut avoir une maîtresse, la femme n’a légalement pas le droit d’avoir un amant et peut être condamnée de ce fait à deux ans de prison pour adultère. Si malgré tout elle se décide à vivre en union libre avec un homme et qu’elle en ait des enfants, ils n’appartiennent pas légalement au véritable père, mais bien à l’époux séparé, qui ne peut les désavouer et a le droit de les réclamer.

De toutes manières, la femme est donc en état d’infériorité sous le régime de la séparation. En conséquence, la loi du divorce existant déjà dans certains pays étrangers et ayant déjà été pratiquée en France, Mme de Mauchamp propose à la Chambre la loi suivante :

Dans tout contrat (art. 1er) il y aura une clause constatant la possibilité du divorce et stipulant les conditions financières qui peuvent en dériver pour les enfants. Aussi le lien conjugal pourra-t-il se relâcher très facilement. Sur simple déclaration devant un notaire ou devant un maire (art. 2 et 3), la femme devra être autorisée à quitter le domicile conjugal.

À partir du moment où les époux ont déclaré vouloir divorcer, ils auront, par devant le maire et les notaires, quatre entrevues à trois mois d’intervalle où on essayera de les réconcilier (art. 4 et 5). Si ces tentatives échouent, le maire prononce (art. 6) la rupture du mariage. Au bout de neuf mois, les époux pourront se remarier. Quant aux enfants, si les deux époux les réclament, ils seront mis en pension jusqu’à leur majorité ; au cas où les parents seraient indigents, l’État ferait les frais de cette pension.

Enfin si, au moment du divorce, la femme est enceinte et déclare que l’enfant qu’elle porte n’est pas de son mari, l’enfant considéré comme un enfant naturel appartiendra en propre à la femme et le mari n’aura sur lui aucun droit.

On voit que cette loi, qui établissait le divorce par consentement mutuel et sans procédures longues, coûteuses et compliquées, brisait presque automatiquement le lien conjugal, était de beaucoup en avance non seulement sur les idées du temps mais même sur la loi Naquet.

Il s’en faut d’ailleurs que tous les féministes envisagent comme un bien une si grande facilité de divorce.

Même parmi les saint-simoniens, chez qui nous allons trouver la plupart des partisans de l’union libre, beaucoup considèrent, avec Pierre Leroux, le divorce comme « une règle exceptionnelle et temporaire… contraire à l’idéal[34]. Le divorce est très rare en Icarie, et Olinde Rodrigues déclare que « nul ne serait en état normal pour être marié, qui désirerait ou accepterait le mariage en voyant devant lui le divorce[35] ». Pourtant il l’admet comme une exception, car avec le divorce, dit-il, l’adultère et la séduction disparaissent. Il est permis de penser qu’Olinde Rodrigues se faisait des illusions.

IV

Pour que la femme soit véritablement l’égale de son mari, il reste une dernière réforme à opérer : relever sa condition en tant que mère ; lui donner sur ses enfants la même autorité que son mari. D’abord la femme doit être véritablement la mère de ses enfants ; pour cela, dit la Mère de Famille, il ne suffit pas qu’elle leur ait donné la vie ; il faut, et cela tous les journaux du groupe féministe chrétien le répètent à satiété, que la mère nourrisse elle-même son enfant, au lieu de « le livrer à des soins mercenaires[36] ». Il y aura à cela tout avantage et pour la mère et pour l’enfant. Mais, pour qu’elle puisse remplir dignement son rôle de mère, elle doit savoir en quoi il consiste. Le Conseiller des Femmes, la Mère de Famille, la Mosaïque lyonnaise multiplient les articles sur l’allaitement maternel, sur les maladies des enfants, l’hygiène des nouveau-nés. En Icarie on fait des « cours de maternité », que les femmes en état de grossesse sont obligées de suivre. Dans ces cours, faits par des mères de famille, « se discutent les mille questions relatives non seulement à l’allaitement de l’enfant, mais au sevrage, à sa dentition, à sa nourriture[37] ». Comme la femme doit être l’éducatrice de la première enfance, on met la mère au courant « de toutes les questions d’éducation intellectuelle et morale[38] », et « la République Icarienne fait imprimer un journal des mères[39] » où sont recueillies toutes les observations sur ces divers sujets.

Jouant désormais un rôle de première importance vis-à-vis de ses enfants, la mère pourra revendiquer sur ses enfants comme une autorité légitime. Elle aura le droit au même titre que son mari de donner ou refuser son consentement au mariage de ses enfants, qui ne pourront pas plus se passer de ce consentement que de celui de leur père ; il en sera de même pour les mineurs qui désireront embrasser une profession quelconque[40]. Certains féministes (très peu nombreux d’ailleurs) vont plus loin dans cette voie. L’égalité de la femme et de l’homme dans le mariage ne leur suffit pas ; Flora Tristan, James de Laurance, Mme E. A. C. veulent, eux, la prééminence de la mère sur le père. En effet, disent-ils, dans la conception de l’enfant, c’est « la mère qui a joué le plus grand rôle[41] ». C’est elle qui a eu toutes les fatigues, qui a subi toutes les souffrances ; elle a été à la peine, il est juste qu’elle soit à l’honneur.

De plus, « la paternité n’étant qu’une croyance, tandis que la maternité seule est une certitude[42] », Mme E. A. C. demande que l’enfant prenne le nom de la mère et James de Laurance que l’héritage se transmette par les femmes ; ces idées sont loin d’ailleurs d’être aussi originales qu’elles le paraissent, puisqu’elles ne feraient que nous ramener au matriarcat, tel qu’il a existé dans la plupart des sociétés primitives[43].

V

Toute forme de mariage qui n’est point l’union libre « suppose, selon l’expression de M. Naquet[44], la prostitution ouverte comme soupape de sûreté ». Aussi, la question de la prostitution a-t-elle fortement préoccupé les féministes partisans du mariage. Beaucoup se sont apitoyés sur la condition misérable, sur la détresse physique et morale des prostituées[45]. D’autres[46], précurseurs d’Alexandre Dumas fils, font entendre des paroles d’espoir et prédisent la réhabilitation par l’amour. Mais bien peu ont essayé de donner une solution générale et vraiment pratique. Nous devons seulement relever l’idée originale de Mme E. A. C. dans la brochure que nous avons déjà citée : la Femme, c’est la famille. Les filles publiques, dit celle-ci, étant reconnues nécessaires, on devrait les honorer, non les mépriser. Mais, pour qu’il en puisse être ainsi, il faut les dégager de tous les soins domestiques, leur donner une éducation qui « forme leur jugement et orne leur esprit », le tout aux frais de l’État. Leur mission sera alors « vraiment sainte », car elles seront " le refuge des affligés ». Si bizarre que cette conception paraisse, elle a été bien souvent réalisée, depuis les courtisanes sacrées de Babylone et les bayadères de l’Inde jusqu’aux mousmés des Yoshivaras japonais, instruites dans la littérature et excellant dans tous les arts, jusqu’à ces courtisanes grecques, les seules femmes, au dire de Démosthène, avec qui un homme cultivé pût avoir un commerce intellectuel.

VI

Certains féministes, considérant que le lien conjugal, si relâché soit-il, est pour la femme une entrave et que d’ailleurs, comme nous l’avons dit, le mariage suppose la prostitution, n’ont pas voulu s’en tenir à une réforme du mariage. Ce qu’il leur faut, c’est la suppression radicale et l’union libre ; on ne peut pas dire d’ailleurs qu’ils aient eu une théorie de l’union libre ; ils ont eu des théories très nombreuses et que l’on peut ramener à cinq : la théorie de la Femme libre, la théorie d’Enfantin, la théorie de Claire Démar, la théorie de Fourier, la théorie de George Sand.

Pour la première, l’union libre sera seulement le droit à l’amour, la possibilité pour la femme, convaincue, contrairement aux principes de l’Évangile, de la légitimité « des besoins et des jouissances de la chair[47] », de se livrer à ses passions sans contrainte. « J’appelle à moi, dit Joséphine Félicité, les femmes qui aiment… les plaisirs des fêtes…, trouvent le courage de braver l’opinion et n’ont pas eu la force de résister à qui leur a parlé d’amour[48]. » Une telle conception de l’union libre, de telles proclamations quelque peu exagérées, ont donné lieu à la légende de la femme libre saint-simonienne, impudique et dévergondée ; les adversaires du saint-simonisme en ont fait à tort le prototype des saint-simoniennes, alors qu’elle n’en représente qu’une infime minorité et que certaines femmes, comme Mme Allart, pourtant bien loin du saint-simonisme, partagent les mêmes idées.

L’union libre, suivant Enfantin, ne convient pas à tous les hommes, mais seulement à certaines catégories de caractères.

Les hommes en effet se divisent, suivant Enfantin, en trois « natures » : les « constants », les « mobiles », les « calmes ». Les premiers contracteront un mariage unique et en principe indissoluble : pourtant ils pourront divorcer, lorsque leurs deux personnalités, s’étant développées d’une façon différente, entreront en conflit, détruisant le bonheur conjugal. Aux mobiles conviennent les mariages successifs, sans aucune règle, sans aucune limite. Enfin les calmes, qui réunissent la nature du « constant et celle du mobile », joindront « à un mariage permanent une série d’unions passagères[49] ». Ces deux dernières catégories d’individus pratiqueront donc l’union libre, mais, on le voit, une union libre très différente de celle que nous concevons aujourd’hui, puisque d’une part elle serait restreinte à certaines catégories d’individus et que, d’autre part, ces unions sont envisagées comme étant essentiellement très courtes. Il s’en faut même de peu qu’elles ne conduisent à la communauté des femmes, tant reprochée à Enfantin par des saint-simoniens même[50] et dont il s’est toujours véhémentement défendu[51]. Enfantin déclare en effet qu’il appartiendra seulement à la femme de savoir si l’enfant doit connaître son père[52]. De plus, nous voyons qu’un homme peut appartenir à la fois à deux ou plusieurs femmes.

C’est encore en partant d’un tout autre principe que Claire Démar arrive à l’union libre. Pour elle, en effet, le mariage, quoique non consacré par la société, qui, dit-elle, donne une publicité odieuse à l’acte d’amour, doit être, en principe, indissoluble. Mais, dit-elle, il est dans le mariage un principe matériel dont on ne tient pas suffisamment compte : « Alors même qu’on reconnaîtrait l’existence de rapports intimes… de deux âmes, alors même qu’on aurait conscience d’une parfaite unité de sentiments, de pensées et de vouloirs, tout cela pourra bien encore se briser contre une dernière épreuve décisive, mais nécessaire, indispensable… l’épreuve de la matière par la matière, l’essai de la chair par la chair[53]. » En d’autres termes il peut arriver que des fiancés qui s’adorent fassent des époux malheureux, et c’est la thèse développée, mais sans qu’il prétende généraliser, par Balzac dans la Femme de trente ans. Aussi Claire Démar demande-t-elle qu’avant de contracter une union, les futurs époux aient fait « un essai tout physique de la chair par la chair[54] ». Nous sommes donc ramenés dans la pratique à l’union libre mais une union libre considérée comme le prélude plus ou moins long et plus ou moins répété d’un mariage définitif.

Si maintenant nous examinons la société phalanstérienne de Fourier, nous y verrons fonctionner une nouvelle forme d’union libre. Arrivés à l’âge de seize ans, les jeunes gens, suivant leur nature, peuvent entrer dans le « vestalat » ou dans le » damoisellat[55] ». Les premiers ne devront pratiquer l’amour libre qu’à partir de vingt ou vingt et un ans ; les autres immédiatement, c’est-à-dire dès seize ans. Damoiseaux et vestels devront d’ailleurs être fidèles à la compagne qu’ils auront choisie, pendant tout le temps que durera leur union ; ils n’auront pas le droit, et c’est là la profonde différence avec la conception d’Enfantin, de contracter plusieurs unions à la fois. La fidélité réciproque des contractants est même, chose curieuse dans un régime d’union libre, garantie par l’État ; tout damoisel ou vestel surpris en flagrant délit d’infidélité, sera chassé ignominieusement de sa corporation.

Parmi tous les féministes, une seule, George Sand, a émis la théorie véritablement moderne de l’union libre : Deux êtres jeunes et libres s’unissent pour fonder une famille, se marient ensemble « à la face de Dieu… sans autre prêtre que leur amour[56] ». Leur union ne sera pas, comme le conçoivent les saint-simoniens, passagère et fragile ; la seule force de leur amour rendra le lien aussi solide et aussi durable que s’il avait été consacré par la société. Mais ils seront en droit, quand l’harmonie cessera de régner entre eux, de revendiquer hautement leur liberté et de se séparer sans aucune formalité.

C’est cette théorie que George Sand développe dans Lélia et surtout dans Jacques. L’héroïne du premier de ces deux romans, Lélia, se considère après une union libre comme « veuve devant Dieu[57] » et se refuse toujours à contracter une nouvelle union.

Quant à Jacques, il nous montre tout un groupe de personnes pour qui l’union libre est la loi naturelle[58] et la règle générale, sur elle s’établissent des rapports sociaux et mondains. Cela est si vrai que Jacques, quoique marié suivant les formes consacrées, se considère toujours comme vivant en état d’union libre ; il ne se reconnaît pas même le droit de s’irriter contre sa femme lorsqu’elle cesse de l’aimer et pousse l’abnégation jusqu’à s’effacer devant son rival. Dénouement invraisemblable, certes, mais où se montre l’une des plus hautes aspirations de George Sand : les droits imprescriptibles de tout être humain au bonheur et à la liberté ; le devoir pour tout autre homme de ne pas être une entrave à cette liberté, mais de l’aider de tout son pouvoir dans la recherche de ce bonheur.

Il s’en faut d’ailleurs de beaucoup que George Sand considère l’union libre comme devant assurer à la femme la félicité parfaite. Tous les essais d’union libre tentés par ses héroïnes, Lélia, Indiana, Louise (dans Valentine), Sylvia (Jacques), sont malheureux. Dans l’union libre, moins encore que dans le mariage, la femme peut être l’égale de l’homme[59], et la conclusion singulièrement décourageante de tous les romans de George Sand est celle-ci : il n’y a pas pour la femme de bonheur sur cette terre.

  1. Pol Justus, Liberté des Femmes, p. 10.
  2. L’Union ouvrière.
  3. Consuelo, t. II.
  4. La Femme libre, no 10.
  5. George Sand, Valentine, p. 200 ; Louis Blanc, Revue du Progrès, 1840.
  6. George Sand, Isidora, p. 20.
  7. Louis Blanc, Revue du Progrès, 1840.
  8. Claire Démar, Appel d’une femme au peuple.
  9. Article anonyme du début (no 1), septembre 1841.
  10. Avril 1837.
  11. Cabet, Voyage en Icarie, chap. xiii.
  12. Pierre Leroux, De l’Humanité. Aphorisme » (à la fin du volume).
  13. La Femme libre, n° 10.
  14. George Sand, Jacques, p. 30.
  15. La Gazette des Femmes, numéro du mois d’août 1836.
  16. La Gazette des Femmes, décembre 1836.
  17. Ibid., décembre 1836.
  18. Ibid.
  19. Ibid. (différents numéros). — La Femme libre, no 11.
  20. Jacques (loc. cit.).
  21. G. Sand, ibid.
  22. Tome II.
  23. La Gazette des Femmes, octobre 1836.
  24. Voyage en Icarie, chap. xiii.
  25. Sur le Divorce (Bibl. nat., C 2681).
  26. Bien qu’il figure à la Bibliothèque nationale au catalogue de l’Histoire de France, je n’ai pu en avoir communication.
  27. N’existe pas à la Bibliothèque nationale.
  28. Aphorismes (loc. cit.).
  29. La Gazette des Femmes, no 3.
  30. La Femme libre.
  31. Brochure anonyme de 1830.
  32. Brochure anonyme de 1830, p. 17.
  33. Ibid.
  34. De l’Humanité. Aphorismes.
  35. Sur le Divorce, p. 30.
  36. La Mère de famille, octobre 1834.
  37. Voyage en Icarie, chap. xiii.
  38. Ibid., chap. xiii.
  39. Ibid.
  40. Pétitions de Mme de Mauchamp dans la Gazette des Femmes, avril et mai 1837.
  41. Mme E. A. C, la Femme, c’est la famille, p. 28.
  42. James de Laurance, les Enfants de Dieu, cité par la Femme libre, no 15.
  43. Cf. Bachofen, le Matriarcat.
  44. Article sur le divorce, le Journal, 13 février 1908.
  45. Divers articles dans la Gazette des Femmes et la Femme libre.
  46. Monfroy, À la Prostituée ; George Sand, Isidora.
  47. Transon, Prédication pour l’affranchissement des femmes.
  48. La Femme libre, no 7.
  49. Coignet, le Saint-Simonisme, Nouvelle Revue, janvier 1883, p 155.
  50. Olinde Rodrigues, Aux Saints-Simoniens, p. 30.
  51. Adresse présentée à la Chambre des députés en 1830.
  52. Olinde Rodrigues, Aux Saint-Simoniens, p. 10.
  53. Cl. Démar, Ma Loi d’avenir.
  54. Cl. Démar, Ma Loi d’avenir.
  55. Fourier, les Quatre Mouvements. (D’après Dessignole.)
  56. Jacques, lettre 95.
  57. Lélia, 5e partie.
  58. Nous voyons l’un des héros inviter chez lui l’amant de sa sœur ; l’une des héroïnes déclarer tout naturellement qu’elle a eu « des amants ».
  59. Lélia, 5e partie.