Traduction par Wikisource.
George Redway (p. 42-52).

CHAPITRE III

LES PREMIERS TÉMOINS DE LUCIFER


Le fait que les témoins de Lucifer soient dans tous les cas affiliés à l’Église romaine, qu’ils soient prêtres ou laïcs, n’est pas surprenant quand on sait qu’en dehors de cette Église, il n’y a pas d’hostilité envers la franc-maçonnerie. Par exemple, Proofs of a Conspiracy de Robison est presque le seul ouvrage d’une certaine importance, méritée ou non, jamais écrit par un auteur protestant ou indépendant directement hostile à la fraternité. De plus, l’hostilité des catholiques décroît quand on s’éloigne du centre de la hiérarchie ecclésiastique. Ainsi, en Angleterre, il existe principalement à l’état latent, ne s’exprimant pas ou peu, à moins que la hiérarchie ne fasse pression, tandis qu’en Amérique, l’application de l’encyclique Humanum Genus a été l’une des graves erreurs du présent pontificat concernant ce pays. La bibliographie de la littérature anti-maçonnique catholique est toutefois très vaste et ne se limite pas à un pays ou à une époque particulière ; elle date de près de 150 ans et concerne l’essentiel du continent européen. Celle de France, la plus proche de nos portes, nous est naturellement la plus familière ; c’est aussi l’une des plus productives et on peut estimer qu’elle est représentative de l’ensemble. La littérature qui nous intéresse ici est seulement celle postérieure à la prétendue fondation du Palladium Nouveau et Réformé. Au cours de cette période, elle se répartit évidemment dans deux groupes, celui des publications qui ont précédé la révélation de l’institution en question et celui des publications postérieures à la diffusion de cette thèse. Dans le premier, nous retrouvons principalement les vieilles accusations qui ont depuis longtemps cessé d’exercer une influence notable, à savoir l’athéisme, le matérialisme et les complots révolutionnaires. Sans disparaître entièrement, celles-ci ont été largement remplacées dans le deuxième groupe par des accusations de magie et de diabolisme, à propos desquelles les dénonciations ont été fortes et violentes. Une accusation supplémentaire relie les deux groupes dans un certain sens, car elle est commune aux deux ; c’est celle d’une débauche débridée favorisée par l’existence des loges d’adoption. Nous constaterons qu’au cours de la première période la franc-maçonnerie a été ouvertement décrite comme une institution diabolique et satanique, et il est nécessaire d’insister sur ce point car il risque de brouiller les cartes. Avant 1891, le diabolisme associé à la franc-maçonnerie était presque exclusivement intellectuel. C’est-à-dire que son soi-disant athéisme, du point de vue de l’Église catholique, était une opinion diabolique en matière de religion ; son prétendu matérialisme était une philosophie diabolique en matière de science ; ses prétendus complots révolutionnaires, visant particulièrement l’Église catholique, constituaient une politique diabolique. De tels jugements paraîtront assez arbitraires pour la plupart des personnes qui ne voient pas le monde depuis les fenêtres du Vatican, mais ils sont indéniablement cohérents à Rome.

Du véritable diabolisme avant cette date, il n’existe, je crois, que l’accusation isolée de Mgr de Ségur et faisant référence à une période bien antérieure. Il déclare qu’en 1848, il y avait une loge maçonnique à Rome, où la messe du diable était célébrée en présence d’hommes et de femmes. Un ciboire était placé sur un autel entre six bougies noires ; chaque personne, après avoir craché sur un crucifix et l’avoir piétiné, déposait dans le ciboire une hostie consacrée achetée ou reçue à l’église. Les objets sacrés étaient poignardés par l’ensemble de l’assemblée, les bougies étaient éteintes à la fin de la messe et on faisait une orgie, similaire, dit Mgr de Ségur, à celles des « mystères païens et des réunions des manichéens ». Cependant, cette sorte d’abomination était rare et l’histoire que nous venons de rapporter ne repose sur rien qui puisse être qualifié de preuve.

Au cours des années qui se sont écoulées entre 1870 et 1891, il est possible de chercher en vain dans la littérature anti-maçonnique française un indice sur le Palladium. En 1884, Louis d’Estampes et Claudio Jannet publièrent un ouvrage intitulé La franc-maçonnerie et la révolution qui affirme que l’immense majorité des maçons, y compris ceux les initiés aux plus hautes grades, ne sont pas au fait des vrais secrets ; en fait de secrets, il s’agirait seulement des desseins de la fraternité visant à instaurer l’athéisme à la place de la religion et le socialisme en politique.

Le Palladium Nouveau et Réformé est lié à l’Ordre du Temple par sa supposée possession de la véritable idole du Baphomet, mais en 1882, Mgr Fava n’en savait rien, il niait tout lien entre les Templiers et les maçons, et attribuait la fondation de la franc-maçonnerie à Fausto Socin, à la suite de l’abbé Lefranc dans son Voile levé pour les curieux. L’évêque de Grenoble pense si peu à un aspect mystique ou diabolique de la fraternité que dans son Secret de la franc-maçonnerie, il affirme que son seul projet est de remplacer le christianisme par le rationalisme.

Le troisième et dernier volume de la grande compilation du père Nicolas Deschamps sur Les sociétés secrètes et la société étaye, au contraire, l’hypothèse rejetée par Fava. Il récite beaucoup de faits datés concernant les loges d’adoption, les Illuminés, les Ordres de Philalèthes, de Martinez Pasquales et de Saint-Martin, dont peu d’auteurs peuvent dire quoi que ce soit de neuf ; mais, se consacrant spécialement à l’activité politique de la fraternité dans toute l’Europe, Deschamps ne nous dit rien du complot qui a donné naissance au Palladium Nouveau, bien que la prétendue collaboration de Mazzini lui ait donné une forte dimension politique ; de Pike rien ; du diabolisme toujours rien. J’ajoute que son travail prétend être vérifié sur tous les points.

En 1886, un autre ecclésiastique, Dom Paul Benoit a publié deux redoutables volumes sur La franc-maçonnerie et les sociétés secrètes, faisant partie d’un ouvrage plus vaste intitulé La Cité antichrétienne au xixe siècle. Comme d’Estampes et Jannet, il fait la distinction entre un petit nombre d’initiés et une vaste foule de dupes qui grossissent les rangs de la fraternité. « Beaucoup de francs-maçons gravissent les échelons sans recevoir la révélation des mystères. » Les plus hautes fonctions de la plupart des loges seraient données aux dupes, tandis que les véritables chefs se cacheraient derrière de modestes titres. Il est en outre avancé que, dans certains pays, il existe des rites secrets supérieurs aux rites ordinaires et qui ne sont ouverts qu’aux vrais initiés, ce qui ressemble à une allusion vague et informe concernant une direction centrale ; mais loin de supposer qu’une telle institution puisse exister dans la franc-maçonnerie, l’auteur affirme que l’unité y est impossible : « Image de l’enfer et enfer anticipé, la franc-maçonnerie est le royaume de la haine et par conséquent de la division. Les chefs se méprisent mutuellement, se détestent, cherchent sans cesse à se tromper et à se supplanter les uns les autres. Une haine commune de l’Église et de ses institutions régulières les unit ; mais à peine ont-ils obtenu une victoire qu’ils se font la guerre et s’entre-dévorent. » Les premières graines de l’accusation de manichéisme se trouvent dans le deuxième volume, mais le terme n’est pas utilisé dans le sens du transcendantalisme luciférien d’Albert Pike, mais simplement comme un équivalent du protestantisme coloré par l’idée de son lien avec l’hérésie socinienne. En harmonie avec cette opinion, Dom Benoit s’associe à l’hypothèse templière, affirmant que les albigeois et les Chevaliers du Temple sont les ancêtres immédiats de la franc-maçonnerie. Mais le point qui intéresse le plus notre enquête est celui où Dom Benoit affirme que Satan est le dieu de la franc-maçonnerie, citant un degré obscur dont le rituel est lié au culte du serpent et à un autre degré dans lequel on adjure l’initié au « nom sacré de Lucifer », de « déraciner l’obscurantisme ». Ce n’est cependant qu’une accusation vague et générale, car il dit aussi que la divinité maçonnique est « la créature », c’est-à-dire l’humanité, l’esprit de l’homme, la raison humaine ; c’est aussi « l’infâme Vénus » ou la chair ; enfin, « toutes les divinités de Rome, de la Grèce, de la Perse, de l’Inde et de tous les peuples païens sont les dieux de la franc-maçonnerie ». Il s’agit simplement d’une diffamation à l’aveugle, sans force ni diligence, et l’auteur ne sait évidemment rien d’un véritable culte de Lucifer existant dans les loges de la fraternité. Il en va de même quand, ailleurs, il déclare que les excès sexuels sont parfois accompagnés dans la franc-maçonnerie de profanations de l’Eucharistie, il n’a que les récits obsolètes de Mgr de Ségur pour l’appuyer, et lorsqu’il fait allusion à des pratiques magiques, c’est seulement d’une manière générale, et il fait apparemment référence à des actes de maçons isolés. Dans un autre passage intéressant, il note, en guise de rapport, que des apparitions du démon se sont produites « récemment » dans des assemblées maçonniques, « où il aurait même présidé sous une forme humaine ». Alors qu’il n’y a aucune mention du palladisme ou de Pike dans son traité, nous pouvons considérer Dom Benoit comme un précurseur de l’accusation à venir, parlant vaguement de choses à moitié entendues.

Un peu avant 1888, Paul Rosen, Souverain Grand Inspecteur Général du 33e et dernier degré du rite français, était parvenu à la conclusion que les mystères de la franc-maçonnerie sont abominables et il publia cette année-là un ouvrage, intitulé Satan et Cie, laissant penser que, dans notre enquête, un témoin était enfin arrivé à point nommé ; en fait, l’auteur nous fait avancer un peu plus loin que Benoit. Pour autant que je sache, il est le premier anti-maçon français qui mentionne Albert Pike, à une exception près, qu’on considèrera séparément dans le prochain chapitre. Il le décrit comme le Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil Mère de tous les Suprêmes Conseils du rite écossais ancien et accepté, et il raconte l’histoire de la fondation de ce rite, mais il ne sait rien d’Isaac Long, du Palladium, ou du crâne. Il cite aussi certains ouvrages que Pike a écrit pour l’usage exclusif des initiés, apparemment des grades supérieurs de ces rites, à savoir, le Sephar H’Debarim, Éthique et dogmes de la franc-maçonnerie et Legenda Magistralia. Mais loin d’attribuer à l’ordre un aspect surnaturel, il affirme que son cri de guerre est l’annihilation et l’anathème. Le but de la franc-maçonnerie est, en fait, l’anarchie sociale, le renversement de la monarchie, et la destruction de la religion catholique. Le satanisme imputé à la franc-maçonnerie par Paul Rosen est donc d’un ordre arbitraire et fantastique, n’ayant pas de lien réel avec notre enquête. Deux ans plus tard, le même auteur publia un volume plus petit, L’Ennemie sociale, qui ne contient aucun élément d’importance pour notre enquête, mais qui est préfacé par un bref pontifical, transmettant la bénédiction de Léon XIII, à l’auteur de Satan et Cie.

Nous passons maintenant à 1891, l’année de la révélation.