Le diable en Bretagne

Contes féeriques et rustiques
Contes de Caliban (p. 215-223).

LE DIABLE EN BRETAGNE


Je pense à vous, bonnes gens de la glèbe, sur qui la nuit tombe si vite déjà dans la campagne déverdie, et à qui novembre tinte, avec celui des trépassés, le glas du chômage hivernal. De ce Paris qui flamboie en vos rêves et où vous avez quelque gars peut-être jeté dans la mêlée ouvrière, je vois, la-bas, entre mes livres, le hameau breton, noyé dans la brume violâtre dont s’encrêpent à présent nos crépuscules ; je marche à vous par les sentes ravinées où les vaches se hâtent d’elles-mêmes à la litière ; je reconnais les chaumières grises aux toitures rousses, où floconne lourdement le pompon de fumée, panache de la marmite ; et je viens pour vous distraire, car les tueurs de temps vous oublient.

Pour mon compte, soyez-en sûrs, si l’en était maître de sa vie, je n’emploierais la mienne qu’à vous raccourcir les heures lentes pendant le sommeil de la nature, car vous êtes le public idéal des conteurs. Vous croyez. Oui, vous croyez, comme au moyen âge, au temps où les douces et gaies légendes de notre florilège ethnique allégeaient le servage et trompaient la misère. Vous restez, devant le foyer rembrandtesque, où le lard de la Noël se saure, l’auditoire des « mystères » et des soties, plus crédules aux fées qu’aux anges peut-être, mais francs gausseurs du diable, amis des douze apôtres de N.-S. Jésus-Christ. Cet état d’âme, contre lequel ne prévaudra pas, à dire d’experts, la « gratuite » la plus obligatoire, est précisément celui qu’il faut à l’art des tueurs de temps, vulgo : poètes. Donc un fagot dans l’âtre, et écoutez celle-ci, que les enfants peuvent ouïr, tandis que le grillon porte-bonheur crisse comme un mur qu’on râcle et chante aux joies de la flamme.

Si vous n’avez pas connu Jean Kerlot, c’est que vous n’avez connu personne, car, pendant soixante bonnes années, on n’a vu que lui dans la paroisse. De plus avisé, qu’on en cherche ! Aussi a-t-il laissé du bien à sa parenté, mais non pas, hélas ! son intelligence, à preuve ce beau moulin sur la côte, aujourd’hui sans ailes, et qui n’est plus habité que par un couple de corbeaux centenaires, déplumés.

Jean Kerlot était parfait chrétien, le recteur a pu le dire, sans mentir, sur sa fosse. On l’a vu du reste au paradis, dans la propre loge de saint Pierre, en train de lui parler, comme je vous parle et de lui raconter les bonnes farces qu’il faisait au diable sur la terre bretonne. Car vous n’ignorez pas qu’en Bretagne, dès qu’il y vient travailler, messire Satanas devient très bête. C’est la Vierge qui veut ça et aussi Madame sainte Anne, à Auray, nos protectrices.

Jean Kerlot le savait, et il en profitait à bénédiction. Du plus loin qu’il l’apercevait, derrière les meules entre lesquelles il se cache pour effrayer les enfants, il lui jetait son chien aux mollets et le forçait ainsi à se montrer, avec des javelles plein les cornes, par conséquent ridicule, comme un épouvantail à moineaux.

— J’aurai ton âme ! lui criait le marchand de ténèbres.

— T’auras rien du tout ! rigolait le Breton, et il l’invitait, par défi, à boire une bolée.

Le diable a toujours soif, c’est son châtiment, et comme un gindre devant un four, je n’ai pas à vous l’apprendre. C’est même pour ça qu’il sort le plus qu’il peut de l’enfer embrasé et multiplie chez nous ses visites. Mais il préfère le vin de pomme au vin de vigne. Habitude prise dans l’arbre du paradis terrestre.

Or, un jour qu’ils étaient attablés ensemble, verre à verre, dans la propre maison de compère Jean, le rusé Breton dit à son hôte :

— Voilà février, mon Lucifer ; il va falloir s’occuper des semailles. Veux-tu faire un pacte avec moi ?

— Si c’est pour ton âme, entendu, j’accepte d’avance.

— Vère, tu vas trop vite ! Faut se tâter d’abord et se mettre à l’épreuve. Je me méfie de ton honnêteté !

— C’est ton droit, grimaça l’autre ; mais ces messieurs les curés exagèrent : je suis fidèle à ma parole.

— Le pacte serait pour deux ans, alors ?

— Tope. Qu’est-ce ?

— Si, pendant deux ans à la file, c’est ma récolte qui est la plus belle du pays….

— Eh bien ?

— Eh bien, pour commencer, je la partage avec toi.

— La part du diable ?

— Oui. Est-ce dit ?

— C’est dit. Signons.

— Je ne sais pas écrire.

— Une croix suffit.

— Une croix ? Tu ne le voudrais pas ! Crachons par terre.

Et ils crachèrent. Puis Jean s’en fut à son champ et il l’ensemença de graines de navets, entièrement, et d’un bout à l’autre.

Au mois d’août, la récolte était la plus belle. Jamais on n’avait vu, voire en Bretagne, pareille pelouse de grappes jaunes, hautes, larges, épanouies comme des fougères.

— Es-tu content ? demanda le diable.

— Oui, je le suis. A présent, le partage. Veux-tu le dessus ou le dessous de la récolte, ce qui est en terre ou en dehors ? Choisis.

Et comme le Déchu n’entend goutte aux choses du bon Dieu, il choisit le dehors, à cause des magnifiques fleurs jaunes. Mais, ainsi que vous pensez, il ne put rien en faire et, même en Angleterre, pour les bestiaux, il ne parvint jamais à en vendre les fanes.

L’année suivante, deuxième du pacte, Satanas jura de ne pas s’y laisser reprendre. Quand le temps du partage fut venu, le voilà qui se présente à Kerlot, le rusé, et, tout de go, sans prendre le temps de lui donner le bonjour :

— Cette fois, je veux ce qui est en terre.

Or, le Breton avait semé du froment dans le même champ, et c’était les épis de blé, gros comme en Égypte, qui le couvraient d’une chape d’or merveilleuse. Il en eut plein son moulin. C’est ainsi que le paysan se servait du démon pour sa fortune.

On m’a affirmé qu’en Normandie le Malin est beaucoup moins bête, et cela tient probablement à ce que les Normands n’ont ni pèlerinages ni pardons, et sont donc moins protégés que les Celtes. Toujours est-il que Jean Kerlot en faisait voir au « nôtre » de toutes les couleurs de la mer, et Dieu sait si elle en change ! Le diable de Bretagne s’acharnait cependant sur le meunier matois, je crois bien que c’était à cause de son cidre, du pur jus, à la vérité, et il ne lâchait point l’espoir d’avoir son âme.

— Vends-la moi, ami Jean, et fais ton prix ?

— Je ne dis pas non, traînait l’autre, en mâchonnant un brin de romarin ; mais j’ai trois enfants et je ne suis pas encore assez riche pour mourir. En outre, j’ai promis une belle aube en dentelle au pasteur de l’église, et c’est cher, à Rennes, ces chemises à chanter la messe ! Si encore mon moulin était moins vieux ! Mais il a cent ans à cette heure, et il ne prend plus le vent. Il est vrai qu’il n’en souffle guère depuis que les arbres grandissent autour.

— Abats les arbres.

— Des chênes ! moi, un Breton ? C’est comme si tu me conseillais de démolir nos calvaires. En vends-tu, du vent, Satanas ?

— Je vends de tout, fit le Maudit, déjà pris au piège.

— Eh bien, je t’en achète.

— Pour le coup, c’est-contre ton âme !

— Avant ou après confession ?

— Avant. Sois probe, voyons.

Il est certain, en effet, qu’après confession elle ne valait plus rien du tout, puisque, lavée dans l’eau de miséricorde, elle montait droit comme un I, légère et blanche, au jardin céleste. Jean en convint, mais il voulait, en fait de vent, un vent de première qualité, continu, sans saute, un vent de moulin, et, cela va sans dire, point d’avaries ni aux ailes, ni aux chênes, ni aux haies, ni même aux fleurs. A la moindre tuile tombée d’un toit, dans le village, fin du pacte, point d’âme !

— Combien de temps t’en faut-il ?

— Jusqu’au moment où il n’y aura plus rien à moudre.

— Ça va. Je souffle.

Je ne sais pas pourquoi diable le diable s’était transformé en lièvre pour souffler ce vent-là sur le moulin Kerlot, mais il est constant qu’il en fut ainsi. Vingt personnes dignes de foi l’ont vu, de leurs yeux vu, tapi dans un fossé sous cette forme, y diriger l’air d’un chalumeau qu’il avait aux babines. Le moulin tournait nuit et jour et, non seulement il tournait sans repos, mais il tournait seul dans tout le canton, et les autres, immobiles sur les coteaux les mieux situés, semblaient être d’antiques tours de télégraphe aérien hors d’usage.

De telle sorte que toutes les moissons y furent apportées, que les sacs s’empilaient, dedans et dehors, chez l’astucieux gausseur du diable et qu’autant de bons écus de trois livres tombaient dans son bas de laine arrondi et pareil à un étui de jambon. Mais tout a une fin, même en meunerie diabolique, et il ne restait plus de sacs à broyer que pour une journée, lorsque, tout à coup, les ailes se ralentirent, molles, et cessèrent de battre.

Jean Kerlot avait couru au fossé :

— Eh bien, ça ne va plus ? Qu’arrive-t-il ? N’as-tu plus de poumons, ou renonces-tu à mon âme ? Elle déborde de péchés, pourtant, tous capitaux, et tu vas manquer une proie d’élite. Je n’ai plus que vingt-quatre sacs à passer sous la meule, après quoi, c’est convenu, tu m’emportes.

Le lièvre souffla plus fort, puis de toute sa force et enfin même démesurément. Les ailes du moulin restaient inertes. Alors, Satan déchaîna l’ouragan. Les fleurs déracinées jonchaient les prés hérissés, les arbres tordus se couchaient sur les haies déchirées, les tuiles des maisons volaient en disques : une répétition de la fin du monde ! Enfin, ce fut le tour des ailes, qui, détachées par la tempête, disparurent comme des cerfs-volants dans les tourbillons.

Jean Kerlot, pour sauver son âme, les avait sciées sur le moyeu.

On n’imagine pas à quel degré le diable est bête en Bretagne.