Le chroniqueur Proché, documents inédits/Lettres de J. N. Proché

Lettres de J. N. Proché à J. P. Tamizey de Larroque.


I


Agen 8 Frimaire an v (22 novembre 1799).


Citoyen,

Votre fils arriva hier en bonne santé[1] sous la conduite des citoyens Nadau et Melon. Nous l’avons vu avec bien du plaisir, mais j’en aurois eu encore plus, s’il était venu plutôt, car vous me permettrez de vous représenter que vous lui avez donné des vacances trop longues. C’est un temps bien difficile à réparer. Il faut cependant le faire, et je crois qu’il est dans cette intention ; de mon côté je le seconderai de tout mon pouvoir, et il ne tiendra pas à moi qu’il ne soit bientôt en état de suivre ses condisciples. Votre fils m’a remis la somme de 87 livres 10 sous pour un quartier de sa pension.

Ma femme et mes filles sont bien sensibles à votre souvenir ; elles m’ont souvent parlé de vous depuis leur retour de Gontaud, des petits jeux où elles se sont trouvées avec vous, des petites pièces que vous leur avez faites, et surtout de vos honnetetés. Amélie et Nelly regrettent encore la crême que vous leur servites un soir à souper et dont elles ne purent pas manger, parce qu’elles avoient trop bien dîné[2]. Nelly ne me dissimule pas qu’elle reviendroit demain à Gontaud. Elles me chargent toutes de vous dire mille choses de leur part.

Je suis avec un parfait attachement votre dévoué concitoyen[3].


II

Agen, 20 octobre 1803.

Monsieur,

Je fus bien fâché de partir de Gontaud sans avoir le plaisir de vous revoir, comme je l’aurois désiré j’en avois même besoin, mais il se présenta une de ces occasions qu’on trouve rarement dans votre ville, je veux dire la voiture qui avoit conduit les nouveaux mariés. Je crus devoir en profiter, mais ce ne fut pas sans avoir hésité long-temps sur le parti que j’avais à prendre. Ce qui me décida fut que je ne recevois aucune lettre de ma famille. En passant à Tonneins j’en trouvai une à la poste, qui par je ne sais quelle fatalité avait été portée à Marmande, renvoyée à Tonneins d’où elle me seroit parvenue à Gontaud le jour de mon départ. Si j’avois prevu cela, j’aurois encore resté deux jours de plus. Mais c’est une affaire faite, n’en parlons plus.

Vous me promites d’avoir la bonté de voir à Gontaud et à Marmande quelques personnes qui m’avoient parlé de leurs enfants[4]. Je serois bien aise de savoir positivement leurs intentions. Vos occupations ne vous ont peut-être pas encore permis d’aller à Marmande. Lorsque vous aurez fait ce voyage, veuillez me faire part du résultat. Pardonnez la liberté que je prends ; vous m’avez témoigné tant d’attachement que j’ose en agir aussi librement. Vous m’obligerez d’en agir de même envers moi, et dans toutes les occasions où je pourrai vous être utile.

Vous ne me laisserez pas ignorer sans doute le parti que vous aurez pris relativement à notre jeune homme[5]. Je vous avoue que je verrais avec peine qu’il restât oisif, et qu’il perdit ainsi le fruit de ses premières études. Il a maintenant des principes, il faut qu’il règle là-dessus le reste de son instruction ; il n’est plus un enfant ; c’est à lui à se décider, en se réglant toujours sur vos facultés.

Le nouveau clergé a été installé aujourd’hui avec pompe dans l’église Saint-Caprais. Les chanoines et les 38 curés du département ont prêté serment sur l’Evangile, à la préfecture, d’où ils se sont rendus, précédés par le Préfet, à Saint-Caprais, où il a été dit une messe l’évêque a ensuite fait un discours, après lui le Préfet a parlé ; on lui avoit établi un siège à côté de l’autel, vis à vis le trône de l’Evêque. Le serment a été prêté à la Préfecture à cause des ministres protestants qui l’ont prêté aussi en la même forme. Les prêtres des autres arrondissements fairont la même cérémonie devant leurs sous-préfets respectifs le 3 Brumaire prochain. J’omettois de vous dire que les curés et ministres protestants ont dîné à la Préfecture. Vous imaginez bien que tous n’y ont pas assisté[6].

Je vous prie de dire à Made Chausenque qu’on travaille à ses bamboches[7], et que je les lui ferai passer par la première commodité ; je lui présente mes respects, ainsi qu’à Mr Chausenque. Mon épouse et mes filles me chargent de vous dire mille choses de leur part, aussi bien qu’à Larroque[8].

J’ai l’honneur d’être bien sincèrement votre très humble et très obéissant serviteur.


III


Agen, 1 frimaire ’an XII (23 novembre 1803).

Monsieur,

Il est vrai que j’étais très inquiet de n’avoir pas de vos nouvelles, mais j’étais bien éloigné d’attribuer votre silence à aucun effet qui put diminuer mon extrême attachement pour vous. Je l’attribuais à quelque dérangement ou à des grandes occupations. Je vois avec peine que vous avez été malade. Vous devez imputer cette incommodité aux fatigues des vendanges[9] et vous ménager plus que vous ne faites[10]. La santé est un des plus grands biens de ce monde ; sans elle on ne jouit d’aucun plaisir. Mettez donc moins d’ardeur dans votre travail, et tâchez de vous conserver pour vous et pour vos amis[11].

J’ai différé moi-même de vous répondre dans l’espoir que je verrois quelqu’un du pays, mais personne n’a paru. Il y a plus, j’ai écrit plusieurs lettres à Gontaud ou aux environs, il y a plus d’un mois, je n’ai reçu aucune nouvelle ; je ne sais qu’en penser. Je vous prie de vouloir m’expliquer cela, et de me dire pourquoi Madame Ricaud n’envoie pas son fils[12], non plus que Mr Dariscon. Le fils de M. Lucinet est encore à arriver[13].

Je doute beaucoup que l’abbé Geraud aille à Grateloup. Les habitants de la paroisse d’Unet l’ont demandé à l’évêque ; il est venu lui-même ici à ce sujet ; il se plait beaucoup à l’endroit où il est ; je crois qu’il y restera.

Vous avez donc un curé. Je vous en féliciterais si l’on ne m’avait assuré qu’il n’y resterait pas un an[14]. J’ignore comment on l’entendait. M. l’évêque est très embarrassé, il pleut chez lui un déluge de démissions, de pétitions, de réclamations, etc. Il est vrai que son premier travail n’a pas été au gré de tout le monde, mais aussi il est bien difficile de satisfaire tous les esprits.

Je vous salue bien affectueusement.

P.-S. Nous avons depuis quelques jours un superbe régiment de Hussards, beaux hommes bien montés, bien équipés. Le colonel est un jeune homme grand ami de Bonaparte qui a fait avec lui le voyage d’Egypte. On voit ici ce corps avec plaisir, mais comme la caserne ne peut contenir que 500 hommes, le reste loge chez des particuliers. J’ai chez moi le chirurgien major, ce qui me dispensera d’avoir des Hussards. Le corps des officiers est composé de jeunes gens d’élite ; je crois que nos dames s’apprivoiseront peu à peu à leurs énormes moustaches. Au reste la troupe est très bien disciplinée[15].


IV

Agen, 2 Septembre 1813.

Monsieur,

Mon plus grand empressement, à la réception de votre lettre, a été de me procurer les renseignements que vous me demandez relativement à la levée de 300,000 hommes. Dès que le Senatus Consulte parut, je pensai à vous et à votre fils. Je prévis les inquiétudes que cela allait vous donner. Je serais tenté de lui faire des reproches, car il y a de sa faute ; il devait se marier. Vous savez que nous en parlames lors de mon dernier séjour à Gontaud. Vous m’ apprenez qu’il y pensait dans ce moment. C’est un peu tard, mais enfin il est un remède à tout. Mr votre fils a déjà une dispense ; c’est une très bonne pièce ; les mêmes raisons qui la lui firent accorder existent sans doute encore ; cela joint aux amis que vous employerez doit vous faire espérer qu’il s’en sortira. Si de mon côté, je puis vous être utile, veuillez croire que je ne m’épargnerai pas. Mon plus grand plaisir est de trouver des occasions de vous obliger.

D’après les instructions que le prefet a receues, la levée doit commencer à l’an 1806 en remontant par 1782 et trois mois. La seconde commencera à 1787, en descendant jusqu’à 1813. D’après cet arrangement votre fils sera des premiers appellés, puisqu’il se trouve de la conscription de 1806. Il est peut-être déjà appellé, ceux d’Agen le sont pour le 5 de ce mois. Il me tarde beaucoup de vous voir délivré de cette peine. Ma femme et ma fille sont animées des mêmes sentimens ; elles me chargent de vous dire mille choses obligeantes ainsi qu’à Mr votre fils que j’embrasse.

J’ai l’honneur d’être avec le plus parfait attachement votre dévoué serviteur et ami.

Je vous prie de présenter l’assurance de mon respect à Mr et Made Chausenque.




  1. Mon père était alors âgé de 13 ans, étant né le 3 juin 1786. Il conserva toute sa vie le meilleur souvenir de son séjour dans la maison d’éducation de la rue Saint-Antoine, maison dont Adolphe Magen a dit qu’elle était « honorée de l’estime publique ».
  2. Mon grand-père était très bon, très gai, très aimable, et il remplissait avec le plus généreux entrain les devoirs de l’hospitalité. Il avait l’habitude d’offrir à ses convives, comme complément du festin, des beignets et des crêpes accompagnés de la crême tant regrettée des demoiselles Proché. Mais s’il était le meilleur des hommes, il ne souffrait pas que l’on abusât de sa candeur. On a jadis souvent raconté (et la légende est encore chante dans le pays Gontaudais) qu’un de ses voisins de campagne lui apporta, le premier jour de l’an, un vieux merle d’une effrayante maigreur. Mon grand-père reçut les funestes étrennes sans sourciller et invita son homme à venir déjeuner après le messe. Le campagnard, une heure plus tard, accourt avec d’immenses espérances et un immense appétit. Mon grand-père lui fait servir l’infâme oiseau et loi dit de son air le plu narquois : J’ai cru ne pouvoir mieux te régaler qu’en te donnant le rôti que tu me destinais. Le merle était si coriace et si dur que l’invité dût renoncer à y mordre et se retira non moins penaud qu’affamé.
  3. Dans une lettre d’affaires du 6 décembre 1802, je prends seulement quelques lignes : « Ma femme et moi avons bien ri de l’embarras où se sont trouvées toutes les parties pour compléter leur contingent et de l’offre faite des Soques au porteur du billet. [C’eût été, en vérité, un étrange payement qu’un payement en Soques, chaussure que l’on portait encore en ma ville natale pendant mon enfance]. Nous vous remercions de la bonté que vous avez eu d’avancer pour nous 150 livres. Votre fils est en parfaite santé et s’applique ses, divers exercices. Je suis véritablement mortifié de toute la peine que nous vous donnons, mais puisque vous avez bien commencé, il faut finir. »
  4. On voit que le brave Proché voulait transformer l’ancien officier de cavalerie en capitaine de recrutement.
  5. Son élève Alexandre Tamizey de Larroque.
  6. Proché a donné beaucoup moins de détails dans sa Chronique sur la mémorable journée. Voici tout ce qu’il en dit (page 94) : « Le nouveau clergé organisé d’après les arrêtés du gouvernement des consuls, a été installé le 20 octobre 1803, par Mgr Jacoupy, évêque. Les curés ont prêté serment sur l’Evangile en présence du préfet et des autres autorités, dans l’église Saint-Caprais, qui, à l’avenir, sera la Cathédrale, et portera le nom de Saint-Etienne, patron du diocèse. »
  7. Le mot n’a pas été admis (avec cette acception) dans le Dictionnaire de l’Académie française. Cette sorte de chaussure contemporaine des Soques, dont nous avons trouvé mention plus haut, a disparu de la circulation à peu près en même temps.
  8. C’était le nom sous lequel mon père était connu. J’ai entendu beaucoup de vieillards qui ne l’appelaient qu’ainsi, y compris son compatriote et ami Vincent de Chausenque.
  9. Mon grand-père soignait avec une véritable passion son vignoble de Larroque qui lui donnait en abondance un vin très renommé. Que les temps sont changés ! Le vignoble actuel ne produit qu’une quantité de vin dérisoire, vin qui n’a pas la moindre ressemblance avec le nectar classique.
  10. Le correspondant de Proché se garda bien de suivre d’aussi excellents conseils et il ne se ménagea jamais. Dans la belle saison il se levait régulièrement à trois heures du matin et, devançant l’aurore, partait aussitôt pour Larroque (son petit-fils dégénéré s’accuse de s’être rarement levé avant quatre heures !) Si l’on me permettait de rappeler ici une petite anecdote, je dirais que mon grand-père, qui était très lié avec son curé, l’abbé Descures, ne manquait pas, en passant devant le presbytère, de frapper de sa canne (au risque d’être accusé du délit de tapage nocturne) les contrevents de la chambre à coucher de son vieil ami, en lui criant : Surge, piger ! c’est le moment de dire Matines ! La chronique ajoute que le vénérable curé, furieux d’être ainsi brusquement réveillé, ripostait à l’interpellation quotidienne par une malédiction non moins quotidienne. Mais la chronique est-elle bien informée ?
  11. Mon grand-père survécut 24 ans à ce souhait affectueux. On voit dans l’acte de décès (Etat Civil de la commune de Gontaud) que Jean Pierre Tamizey de Larroque, propriétaire, ancien officier de cavalerie, fils d’Antoine et de dame Marie-Anne de Massoneau, veut de dame Anne-Germaine Traversat de Montardy (sic), mourut à l’âge de 76 ans dans la nuit du 25 au 26 décembre 1827, vers minuit.
  12. C’était Marguerite Chausenque, laquelle avait épousé, en septembre 1788, Pierre Laurent de Ricaud, conseiller à la Cour des Aides de Guyenne, mort le 19 juin 1803, et en avait eu Thomas Laurent, condisciple de mon père et son grand ami. Dans une lettre non datée, mais de la fin de juin ou du commencement de juillet 1803, Proché disait : « Nous avons perdu vous et moi un ami, en perdant M. Ricaut. Je le regrette sincèrement par rapport à lui et par rapport à sa famille qui avait besoin qu’il vécut plus longtemps, au moins jusqu’à ce qu’il eut terminé sa grande affaire (un long et grave procès). Le ciel en a disposé autrement ; cela est bien fâcheux… »
  13. C’est un appel presque désespéré que fait entendre le malheureux chef d’institution. La famille Lucinet habitait Puymiclan et la famille Dariscon habitait Gontaud. Plusieurs membres de cette dernière famille (de très vieille noblesse) seront mentionnés dans le Recueil de documents inédits Gontaudais annoncé plus haut.
  14. L’abbé Bernard-Alexandre Courrège fut nommé curé de Gontaud en octobre 1803. Il occupa ce poste jusqu’à sa mort (7 janvier 1817). Il eut pour successeur l’abbé Alexandre Descures, dont la famille avait habité Gontand pendant presque tout le xviiiie siècle. On retrouvera plusieurs fois le père et le grand-père de l’abbé Descures dans le recueil cité en la note précédente.
  15. J’ai négligé deux lettres de novembre 1803 et de janvier 1804 qui ne m’ont pas paru mériter l’honneur de l’impression. Je tire seulement de chacune de ces lettres deux petits passages relatifs à un incident que j’appellerai l’incident du miroir : « La dernière fois que j’étais à Gontaud, je fus prié par M. Flottard de Lubersac (sic pour Libersac) de retirer un miroir qu’il avait laissé ici chez une demoiselle. Je l’ai retiré, en effet, mais je ne sais comment le lui faire passer. Ni patron, ni voiturier ne veulent en répondre. M. Flottard me proposa de me le céder pour 12 livres. C’est là toute sa valeur. Si cela lui convient, je vous prie d’avoir la bonté de lui compter cette somme de laquelle je vous tiendrai compte. » La commission fut faite et l’arrangement conclu, comme nous l’apprend la lettre suivante « Je vous remercie des soins que vous avez bien voulu vous donner envers M. Flottard dans l’affaire du miroir ; il a bien fait d’accepter la proposition, car le miroir peut avoir perdu de sa valeur ; il sert à la toilette de mes filles depuis qu’il est dans la maison. Cette année-là, Proché n’acheta pas seulement le miroir, mais bien une prairie. On lit dans la lettre du 30 janvier 1804 Nous venons d’achetter une pièce de pré d’environ deux journaux, qui est entièrement enclavé (sic) dans nos possessions ; elle nous coute tout compris deux mille trois cens livres. »