Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 203-208).


CHAPITRE L.

le bourgeois Philibert.

I.

Le bourgeois venait de finir une bonne journée de travail, et enfoncé dans un moelleux fauteuil, il goûtait maintenant les délices du repos.

Avec la paix, la confiance était revenue, et les affaires prenaient un essor extraordinaire.

Les mers étaient libres et les vaisseaux, chargés de toutes sortes de produits, pouvaient les sillonner en tous sens. Le long des quais de la Friponne, le long des quais du bourgeois, les navires se hâtaient de prendre leur cargaison, car l’hiver approchait, et il fallait descendre le fleuve avant que les glaces n’étendissent leur infranchissable barrière.

Tout le monde était à la besogne, et les soldats de la garnison eux-mêmes s’unissaient aux matelots et aux manœuvres pour embarquer les marchandises.

Cependant le temps était doux, calme, limpide. L’onde étincelait comme sous un soleil d’été ; la brise soufflait tiède et parfumée comme au printemps. C’était l’été de la St. Martin ; c’étaient les plus beaux jours de l’automne, un retour fugitif de l’été envolé !…

II.

Les fenêtres de la maison du bourgeois s’ouvraient ce jour-là, à la brise et au soleil. Dame Rochelle, assise dans l’une de ces fenêtres, un livre de Jurieu sur les genoux, le tricot à la main, regardait de temps en temps, et tour à tour, les gens qui passaient dans la rue Buade, les mailles de son tricot et les préceptes de son grand prêtre vénéré.

De temps en temps aussi, en vraie calviniste qu’elle était, elle déposait ses lunettes sur un passage difficile, comme le libre arbitre et la nécessité de la grâce, puis les yeux fermés, elle s’imaginait voir clair dans ces mystères.

III.

Le retour de Pierre Philibert avait rempli de joie le cœur de la nonne dame Rochelle, et maintenant, la nouvelle de son prochain mariage avec Amélie de Repentigny mettait le comble à sa félicité. Elle était radieuse, la bonne vieille, dans son sévère vêtement noir, et la gaieté faisait irruption à travers ses airs sombres de puritaine. C’est qu’elle estimait fort mademoiselle Amélie et qu’en présence de ses hautes vertus, elle sentait tomber ses préjugés. Elle la comparait presque à la grande Marie, la sainte des Cévennes.

Le mariage promettait d’être une grande affaire, et les fêtes de la noce seraient dignes de la maison de Repentigny et de la fortune de Philibert.

Le bourgeois ouvrait ses coffres et versait l’or à pleines mains ; il ouvrait son cœur et se répandait en actions de grâces !

Son âme était ensoleillée comme la nature, calme comme les Champs déserts, limpide comme les eaux. L’orage grondait peut-être, mais loin, sous l’horizon ; il ne le voyait point, ne l’entendait point.

Le but de sa vie allait être rempli : son fils allait faire un brillant mariage, après avoir conquis les lauriers du champ de bataille, et la couronne de la gloire. Et lui, le vieillard fortuné, il n’aurait plus bientôt qu’à s’écrier, comme cet autre vieillard heureux de la bible : Nunc dimittis, servum tuum, Domine, in pace  !

IV.

Chrétien, il se réjouissait de la paix qui rayonnait de nouveau sur le monde ; citoyen, il était heureux de voir le territoire national intact, la patrie sauvée ! père, il songeait à racheter pour son fils, les riches domaines que l’injustice et la jalousie lui avaient enlevés en Europe.

Il songeait à les racheter, car il avait de l’or et il n’aimait pas les recours à la justice, même pour revendiquer ses droits méconnus.

Ses agents à Paris avaient ordre de tout racheter, à n’importe quel prix. Ces domaines avec le château seraient le cadeau de noce des jeunes époux.

V.

Après avoir longtemps rêvé à ces choses, le bourgeois leva la tête et regarda dame Rochelle.

Dame Rochelle ajusta ses lunettes et ferma son livre.

— Pierre est-il de retour ? demanda-t-il.

— Non, maître ; il m’a prié de vous dire qu’il est allé à Lorette avec mademoiselle Amélie.

— Ah ! je suppose qu’Amélie a fait quelque vœu à Notre-Dame de Lorette et qu’il veut prendre sa part de l’obligation ! Cela promet, n’est-ce pas, dame Rochelle ?

Et il se mit à rire candidement, complaisamment, comme il avait coutume de faire.

Dame Rochelle se releva un peu comme pour parler plus facilement :

— Pierre et Amélie sont dignes l’un de l’autre, fit-elle ; il n’y a pas, en dehors du ciel, de couples mieux assortis. S’ils ont fait des vœux à Notre-Dame de Lorette, ils les accompliront fidèlement, comme s’ils les avaient faits au Seigneur lui-même.

La bonne vieille huguenote ne se serait pas montrée si accommodante s’il ne se fut agi de Pierre et d’Amélie.

VI.

Le bourgeois reprit :

— Bonne dame Rochelle ! vous allez rajeunir pour vivre maintenant avec Pierre et Amélie. Ils veulent que vous habitiez avec eux. Amélie a bien pleuré quand je lui ai raconté votre navrante histoire.

Dame Rochelle laissa tomber ses yeux pleins de larmes sur la robe de deuil qui lui rappelait de si lamentables et si lointains souvenirs.

— Merci, maître ! dit-elle, merci ! Avec ces chers enfants, mes derniers jours seraient sans doute des jours de bénédiction ; mais je veux rester avec vous, car vous aussi vous avez pleuré, et vous connaissez les douleurs de la vie.

— Je vous comprends, dame Rochelle, mais voici que mon âme s’éveille à la joie et que le souvenir des jours mauvais s’efface devant la clarté d’un jour nouveau. Mes yeux n’auront plus de larmes maintenant, et ma bouche va sourire toujours ! Le bonheur m’inonde ! Nous allons tous ensemble retourner dans notre vieux château de Normandie.

Dame Rochelle fit un bond en joignant les mains.

— Que dites-vous là, maître ! nous allons retourner en France ?… Ah ! je pourrai donc reposer près de lui, dans la verdoyante vallée de la Côte d’or !

— Je ferai pour Pierre, continua le bourgeois, ce que je n’aurais jamais fait pour moi-même : je le réinstallerai dans le château de ses pères et obtiendrai qu’on lui rende les titres et les honneurs de sa famille. N’est-ce pas là un magnifique couronnement à ma carrière ?

VII.

Ô maître ! répliqua dame Rochelle, ce beau rêve s’accomplira-t-il ?… Laisserez-vous jamais la colonie ? Vous êtes aimé ici, mais vous êtes haï. Ceux qui vous aiment voudront vous garder au milieu d’eux, et ceux qui vous haïssent désireront votre mort ! Vous-même, pourrez-vous vous éloigner de ces lieux où tant d’années de votre vie se sont écoulées ? Ne voudrez-vous pas mourir à l’ombre de ce Chien d’Or où vous avez si heureusement vécu ?

Elle baissa la tête un moment, puis la relevant, elle regarda le bourgeois d’une façon singulière.

— Maître, dit-elle, j’ai une chose à vous demander.

— Qu’est-ce donc, bonne dame ? répondit-il.

— N’allez pas au marché demain.

Le bourgeois la regarda tout surpris.

Elle faisait jouer ses aiguilles, et les yeux demi fermés, les lèvres frémissantes, elle semblait contempler quelque chose d’étrange et de douloureux.

— Ô mon maître, reprit-elle, vous ne retournerez jamais en France !… Mais Pierre sera rétabli dans la maison des Philibert !…

Le bourgeois n’ajoutait pas une foi entière à ses rêveries ; il s’en moquait assez souvent. Cependant, il éprouva un malaise alors :

— Je me résigne à tout, répondit-il, et je serai heureux de me sacrifier pour mon fils…

Dame Rochelle joignit les mains et se mit à prier comme pour conjurer un danger prochain.

Le bourgeois la regardait avec une vive attention.

— Un marchand de la Nouvelle-France qui se moque des décrets de l’Intendant, un exilé qui veut rentrer dans ses droits et ses possessions peut s’attendre à bien des contrariétés, observa-t-il, tranquillement ; mais n’anticipons point, et mettons notre confiance en Dieu.

— Et n’allez point au marché, demain, répéta dame Rochelle.

— Voilà qui est drôle, après tout ! répliqua le bourgeois. Quelle est cette fantaisie ?…

Pourquoi n’irais-je pas ? C’est le jour de la saint Martin, et les pauvres vont m’attendre. Si je n’y vais point, plusieurs s’en retourneront les mains vides.

— Ce n’est pas une fantaisie, affirma dame Rochelle, j’ai vu aujourd’hui deux gentilshommes du palais regarder en passant votre enseigne, et parier qu’il y aurait bataille demain entre Cerbère et le Chien d’Or.

Je me souviens de mes leçons de mythologie, ajouta la vieille.

— Moi aussi, reprit le bourgeois, et je comprends l’allusion. Mais cela ne m’empêchera point de me rendre au marché ; seulement, je me tiendrai sur mes gardes.

— Faites-vous donc accompagner par votre fils ! implora la ménagère.

VIII.

Le bourgeois se prit à rire sur les craintes frivoles de la bonne dame, et commença à plaisanter sur les inconvénients d’avoir une prophétesse dans sa maison.

Dame Rochelle n’insista pas. Elle connaissait au reste la ténacité du vieillard.

— Maître, cria-t-elle soudain, voici l’un des gentilshommes qui ont parié au sujet de la bataille de Cerbère et du Chien d’Or.

Le bourgeois courut à la fenêtre et reconnut de Péan. Il reprit aussitôt son siège tranquillement en disant :

— C’est en effet une des têtes du Cerbère qui garde la Friponne, mais il n’est pas dangereux, ce chevalier-là.

De Péan tourna le premier coin et galopa vers la rue St. Louis. Il se rendait chez Angélique Des Meloises.