Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 5-20).

LE CHIEN D’OR

LÉGENDE CANADIENNE

CHAPITRE XXXVI.

les parques.

I.

— Fanchon se dirigea vers la maison pour aller voir son oncle. Alors, dès qu’elle fut seule, la Corriveau prit une expression épouvantable, et ses yeux, pleins d’un feu sombre, se fixèrent sur le sol, comme pour regarder les abîmes intérieurs.

Elle demeura ainsi pendant quelques minutes, les bras croisés sur la poitrine, morne, ouvrant et fermant les doigts par une secousse nerveuse, et comme pour accompagner le mouvement mesuré de son pied qui frappait la terre.

— C’est pour tuer, ce n’est pas pour chercher des bijoux que cette fille a besoin de moi, grinça-t-elle.

Et l’ivoire de ses dents parut comme un éclair livide entre ses lèvres minces et cruelles. Elle continua :

— Elle a une rivale et elle veut que je l’en débarrasse charitablement, en lui servant de la manne de l’aïeul Nicolas. Angélique Des Meloises est audacieuse, fausse et rusée comme vingt femmes, et elle est discrète comme une nonne. Elle est riche, ambitieuse et elle empoisonnerait volontiers la moitié du genre humain pour arriver à ses fins. Elle est une femme selon mon cœur et mérite que je m’expose avec elle… Si elle réussit dans son projet, elle aura des richesses immenses… et moi, en possession de son secret, je la tiendrai bien ! moi je serai sa maîtresse et la maîtresse de toute sa fortune ! de tout son or ! de tout son or ! Et puis…

Elle revit d’un coup d’œil la destinée fatale de ses aïeux…

Et puis, ajouta-t-elle, j’aurai peut-être besoin, un jour de la protection de l’Intendant… qui sait ?

Un frisson étrange lui passa dans les veines, mais elle se remit aussitôt.

— Je sais ce qu’elle veut, reprit-elle, je vais en emporter ! Elle connaîtra le secret de Béatrice Spara ; ce sera ma sauvegarde ! Elle est digne de le savoir, tout aussi digne que la Brinvilliers !

II.

La Corriveau entra dans sa chambre, ferma la porte sur elle, tira de son sein un paquet de clefs et se dirigea vers un meuble de forme singulière rangé dans un coin. Ce meuble était d’un bois noir importé d’orient. Un vieil ouvrier italien fort habile, y avait sculpté des figures étranges, d’après des dessins Étrusques et l’avait muni de tiroirs secrets et de cachettes invisibles.

Il avait appartenu à Antonio Exili, qui le fit confectionner, pour y serrer, disait-il, ses formules cabalistiques et ses préparations alchimiques, quand il cherchait la pierre philosophale et l’élixir de vie ; mais en réalité, pour y cacher les drogues d’où ses alambics tiraient l’aqua tofana, et ses creusets la poudre de succession.

Dans le coin le mieux dissimulé de ce meuble, se trouvaient quelques petites fioles pleines d’un liquide cristallin, dont chaque goutte pouvait détruire une existence. La Corriveau prit ces fioles et les plaça soigneusement dans un coffret d’ébène pas plus grand qu’une main de femme. Il y avait déjà dans ce coffret plusieurs petits flacons de pilules, semblables à de la graine de moutarde. C’étaient des essences de poisons qui, mêlés à l’aqua tofana, donnaient au meurtre infâme toute l’apparence d’une mort naturelle.

Dans ce coffret d’ébène se trouvait aussi le sublimé d’une poussière noire, mortelle, qui servait à tempérer les rougeurs ardentes de la fièvre et à faire pourrir la racine de la langue. Là encore, la fétide poudre de stramonium, qui s’attache aux poumons et fait râler comme l’asthme ; la quinine qui glace et fait trembler comme les miasmes des marais Pontins ; l’essence de pavot dix fois sublimé qui tue comme l’apoplexie ; et enfin cette plante sardonique qui donne à la victime le rire douloureux de la folie.

La connaissance de toutes ces plantes, de toutes ces herbes maudites, avec le moyen de s’en servir et de pratiquer les enchantements, venaient d’abord de Médée de Colchide, qui s’enfuit avec Jason. La Grèce et Rome ensuite furent en possession de la fatale science. Puis une longue succession d’empoisonneurs et de sorciers la fit descendre, après des siècles, jusqu’à Exili, et à Béatrice Spara qui la léguèrent à la Corriveau.

III.

Mais la Providence ne cesse jamais de s’élever contre les projets des méchants. Elle sait tirer le bien du mal et désire la réhabilitation de l’homme. En face des actions coupables elle place les bonnes œuvres, en face du mensonge la vérité.

Les recherches des alchimistes et des empoisonneurs conduisirent à des découvertes chimiques importantes, et des hommes de bien utilisèrent, pour sauver leurs semblables, ces drogues redoutables qui, jusque-là, n’avaient servi qu’à les tuer. L’axiome similia similibus curantur devint l’étendard ou le cri de ralliement des plus illustres écoles de médecine.

La Corriveau ouvrit un autre tiroir secret et en tira, d’une main hésitante, comme si elle n’eut pas été tout-à-fait décidée, un petit stylet luisant, aigu, dont la seule vue faisait passer du froid dans les veines. Elle en toucha la pointe avec son pouce, machinalement, par habitude, et le cacha dans sa robe.

— Cela peut servir, murmura-t-elle… pour me défendre, ou pour achever mon œuvre. Béatrice Spara aimait mieux ce stylet que le poison.

Elle se releva satisfaite d’avoir tout prévu, plaça le coffret dans sa poitrine et sortit de sa chambre.

L’avenir lui souriait en ce moment-là. D’abord, il y avait l’appât de l’argent, puis l’honneur d’essayer son habileté et d’exercer son art sur une grande dame, comme le faisaient Exili et la La Voisin, au temps glorieux de Louis XIV.

Elle était prête et ne demandait plus qu’à partir. Le bonhomme Dodier amena la calèche à la porte de la maison.

C’était une lourde voiture à deux roues, portée sur des ressorts de frêne. Le cheval, un vigoureux poney Normand, lisse, lustré, bien harnaché, était évidemment l’objet des prédilections de son maître, et paraissait fort sensible à ses caresses.

La Corriveau monta dans la calèche avec une agilité remarquable pour son âge, s’assit à côté de Fanchon, et donna du fouet au cheval qui partit comme une flèche.

— Pourquoi du fouet ? murmura le bonhomme en branlant la tête… un cheval si vigoureux !

Bientôt les deux femmes furent hors de vue.

IV.

Angélique ne sortit pas de la journée. Les heures lui parurent longues et la pensée de sa confiante rivale fut sans cesse comme un fardeau pesant qui l’écrasait.

La nuit arriva. Les lampes furent allumées et la flamme de l’âtre prit une teinte de sang dans l’obscurité.

Angélique avait défendu sa porte. Pas d’exception ! Elle avait donné congé à Lizette pour jusqu’au lendemain, et elle attendait la Corriveau avec anxiété.

Sa magnifique robe de bal gisait toujours là, d’un tas, sur le plancher, où la veille elle l’avait laissée tomber… comme sa robe d’innocence !

Elle était belle, mais son expression cruelle rappelait Médée jurant de se venger de Créuse. Un de ses bras était nu, ses cheveux d’or tombaient jusqu’à terre, ses lèvres serrées indiquaient une résolution inébranlable, ses yeux flamboyaient, ses mains jointes se crispaient comme du fer sur un brasier, et ses pieds semblaient marquer les mesures du chant de mort qui montait du fond de son âme.

Une pensée de pitié se réveilla un instant : elle la chassa.

— Si elle ne meurt pas, se dit-elle, moi, je mourrai !…

Nous ne pouvons plus vivre toutes deux. L’une de nous est de trop !… Et je le tuerais lui aussi s’il hésitait dans son choix… Mais que son sang retombe sur elle-même et sur lui !… Non, ce n’est pas moi qui l’ai voulu…

V.

L’insensée ! elle s’aveuglait au point de rejeter sur ses victimes le crime qu’elle méditait ! au point de se croire presque innocente quand elle aurait payé une main étrangère pour le perpétrer ! Comme si elle pouvait se mentir à elle-même, comme si elle pouvait tromper l’œil de Dieu !…

— Pourquoi, se disait-elle, pourquoi cette femme s’est-elle trouvée sur mon chemin ? Pourquoi est-elle allée à Beaumanoir ?… Pourquoi Bigot m’a t-il refusé une lettre de cachet ?… je ne lui aurais pas fait de mal à cette étrangère ; je l’aurais seulement envoyée loin d’ici !…

Elle s’assit et demeura silencieuse. L’horloge, dans le calme profond, faisait entendre son tic tac régulier, presque lugubre. Le vent soufflait à la fenêtre, un grillon sous le foyer de pierre jetait son cri monotone ; dans le bois de la cloison, la vrillette invisible tintinnait comme une montre qui aurait marqué les secondes pour les morts. Dehors, la cloche du couvent sonna minuit et le chien se mit à hurler dans la cour.

Aussitôt, Angélique entendit le craquement léger d’une porte qui s’ouvre avec précaution, et le frôlement d’une robe sur les marches de l’escalier. Elle frissonna, puis, se levant comme si elle avait été poussée par un ressort, elle murmura avec terreur :

— La voici ! Elle est venue ! et avec elle tous les démons qui aiment le meurtre !

Un coup fut aussitôt frappé dans sa porte, et d’une voix qui s’efforçait en vain de paraître assurée, elle dit d’entrer.

VI.

Fanchon ouvrit la porte, fit une révérence et introduisit la Corriveau qui s’avança d’un pas ferme et se trouva bientôt en face d’Angélique.

Les deux femmes se regardèrent instinctivement, curieusement, profondément, comme pour surprendre leurs plus intimes pensées. Elles se devinèrent et comprirent qu’elles pouvaient compter l’une sur l’autre, pour le mal sinon pour le bien.

Ce fut un pacte entre elles, avant qu’une parole fut prononcée, et les esprits mauvais qui les possédaient se serrèrent la main.

Et cependant, comme ces deux créatures étaient différentes l’une de l’autre aux yeux des hommes ! Mais comme elles se ressemblaient aux yeux de Dieu qui sonde les cœurs et les reins !

Angélique, rayonnante de jeunesse et de beauté, avec sa chevelure d’or comme une couronne de lumière autour de la tête, avec ses grâces parfaites, faisait aimer l’œuvre du Créateur et bénir sa puissance ;

La Corriveau, sévère, noire, anguleuse, la figure sillonnée de lignes cruelles, perverses ; la Corriveau, sans pitié dans le regard, sans pitié sur les lèvres, sans pitié dans le cœur, de glace pour la vertu, de feu pour le mal, faisait haïr l’humanité…

Et cependant, ces deux femmes étaient comme deux esprits nés du même souffle.

L’une aurait pu être l’autre. L’orgueilleuse beauté ne possédait pas un meilleur cœur que la Corriveau, et la sorcière de Saint Valier n’aurait pas été moins séduisante, ni moins ambitieuse qu’Angélique, si elle fut née riche et belle.

VII.

La Corriveau salua mademoiselle Des Meloises. Celle-ci fit signe à Fanchon de se retirer. Fanchon sortit à regret, car elle avait espéré assister à l’entrevue de sa tante avec Angélique. Elle soupçonnait quelque chose de plus intéressant que la perte des bijoux.

Angélique invita la Corriveau à ôter son chapeau et son manteau ; puis elle s’assit près d’elle dans sa chaise moelleuse, et la conversation commença. Une conversation banale, insignifiante, qui dura longtemps. Elles semblaient avoir peur l’une et l’autre d’aborder le sujet véritable qui les réunissait à cette heure de la nuit.

— Madame est bien la plus belle que j’aie vue, toutes les femmes l’admettent, tous les hommes le jurent, commença enfin la Corriveau.

Et sa voix âpre et dure grinça comme la porte de l’enfer qu’elle entr’ouvrait avec cette parole flatteuse.

Angélique sourit pour toute réponse. Un compliment, même de la Corriveau, c’était toujours un compliment ; mais elle éprouvait une poignante anxiété ; elle marchait au bord de l’abîme. Encore une minute et il lui faudrait s’y précipiter. L’explication allait venir.

La Corriveau continua avec cette intonation captieuse qu’elle prenait pour faire des dupes :

— Vous pouvez tout espérer en ce monde, mademoiselle, vous pouvez aspirer à la plus haute fortune : et pour cela, nul besoin de sorciers ni de sortilèges, vos charmes incomparables suffisent ! Les plus belles perles de la mer ne pourraient rien ajouter à la richesse et à l’éclat de votre étonnante chevelure !… Permettez-moi de la toucher un peu, mademoiselle.

La Corriveau souleva une tresse épaisse et la mit en regard de la lumière ; les cheveux eurent des reflets d’or. Angélique se retira vivement, comme sous la morsure du feu, arracha sa tresse des mains de la sorcière, et frémit d’horreur et de honte.

C’était le dernier avertissement de son ange gardien…

VIII.

— Ne touchez pas à mes cheveux ! s’écria-t-elle avec vivacité. J’ai joué mon âme et ma vie sur un coup de la fortune, mais j’ai consacré ma chevelure à Notre-Dame de Sainte Foy. Elle n’est plus à moi ; n’y touchez pas, madame Dodier.

Angélique, toute jeune, s’était en effet agenouillée devant la niche de la Madone, à Sainte Foy, pour faire le sacrifice de sa plus belle parure.

— Je veux la garder pure, continua-t-elle ; je dois la garder pure, vous le comprenez. Ainsi, bonne dame Dodier, pardonnez-moi ce mouvement un peu vif ; ne soyez pas fâchée.

— Bah ! riposta la Corriveau avec une moue dédaigneuse, je ne me fâche pas pour si peu, et je suis accoutumée à ces bizarreries d’humeur. Ceux qui réclament mes services se brouillent toujours avec eux-mêmes avant de s’accorder avec moi.

— Savez-vous pourquoi je vous ai fait venir, à pareille heure, bonne dame Dodier ? demanda Angélique, brusquement.

— Appelez-moi la Corriveau ; je ne suis pas la bonne dame Dodier ! Mon nom est maudit et je l’aime à cause de cela ! Et vous aussi, mademoiselle, vous devriez le préférer, car ce n’est pas pour une œuvre sainte que vous m’avez mandée. Du moins, les gens qui prient ne l’appelleraient point ainsi. Vous voulez que je vous aide à retrouver vos bijoux ? Est-ce bien cela ?

La Corriveau n’en croyait rien, c’était visible.

— C’est ce que j’ai dit à Fanchon… Il fallait un prétexte. Je savais bien que vous devineriez un motif plus sérieux. On ne fait pas venir une femme de Saint Valier à Québec, pendant la nuit, pour chercher quelques misérables joyaux.

— C’est bien ce que je pensais, fit la sorcière, en montrant dans un sourire sardonique, une rangée de dents blanches aussi menaçantes que celles des fauves. C’est bien ce que je pensais ! Le joyau que vous avez perdu, c’est le cœur de votre bien aimé, et vous espérez que la Corriveau va vous le rendre au moyen de quelque charme. N’est-ce pas cela ?

IX.

Angélique se dressa soudain, puis, fixant audacieusement la vieille femme :

— Oui, exclama-t-elle, c’est cela !… c’est plus que cela !… Ne devinez-vous point ? Vous êtes sagace, pourtant, et vous n’avez pas coutume d’avoir besoin qu’on vous en dise si long…

— Ah ! ah ! murmura la Corriveau, en la regardant à son tour avec des yeux verts où s’allumait la cupidité. Ah ! ah ! vous avez une rivale !… je comprends ! Une femme plus puissante que vous, malgré votre beauté et les séductions de votre esprit, a charmé les yeux et ravit le cœur de celui que vous aimez, et vous voulez que je vous aide à triompher de l’impertinente et à ramener l’infidèle. N’est-ce pas cela, cette fois ?

— Oui, c’est cela, vous dis-je, mais c’est plus encore ! Ne pouvez-vous pas deviner ? Voyons ! devinez donc !

Et, appuyant lourdement sa main gauche sur l’épaule de la méchante vieille, elle se pencha à son oreille et lui murmura quelques paroles horribles. La Corriveau l’entendit et la comprit cette fois. Elle la regarda sérieusement.

— Oui, je le sais, répondit-elle, vous voulez vous débarrasser de votre rivale. Vos yeux, votre bouche, votre cœur demandent sa mort ; mais votre main a peur et n’ose obéir ! Vous voulez que la Corriveau fasse votre ouvrage… Tuer sa rivale, c’est sans doute, pour une femme, une tâche agréable. Mais pourquoi me mêler de cela, moi ? Qu’ai-je à y gagner ? que m’importent votre amoureux et vos amours, mademoiselle Des Meloises ?

X.

Angélique écoutait avec terreur, tomber de la bouche d’une étrangère, les paroles de mort qu’elle méditait elle-même et n’osait prononcer. Elle fut sur le point de nier, de se révolter ; elle tremblait ; cependant elle persista dans sa résolution.

— Je comprends, reprit-elle, que mes amours vous occupent peu, mais ne négligez point vos intérêts. Écoutez, la Corriveau, vous aimez l’or. Eh bien ! je vous en donnerai tant que vous en voudrez, si vous venez à mon secours. Aidez-moi et vous ne le regretterez pas ; c’est moi qui vous le dis. Votre fortune est faite ! mais si vous refusez, vous aurez lieu de vous en repentir. Entendez-vous, la Corriveau ? vous vous en repentirez ! Vous serez brûlée comme sorcière et vos cendres seront répandues sur Saint Valier ! par Dieu ! je vous le jure !

À ce serment, la Corriveau cracha sur le plancher, comme elle avait fait déjà. C’était pour dire qu’elle crachait à la face du Seigneur.

— Vous êtes folle de me parler ainsi, Angélique Des Meloises ! répliqua-t-elle ensuite. Savez-vous bien qui je suis ? Savez-vous qui vous êtes ? Vous êtes un pauvre papillon qui vient battre de l’aile contre la Corriveau. N’importe, j’aime votre audace. Les femmes de votre trempe sont rares. Le sang d’Exili n’était peut-être pas plus vaillant que le vôtre ! Vous demandez la mort d’une femme qui n’a pas craint d’allumer dans votre âme l’enfer de la jalousie, et vous voulez que je vous indique le moyen de vous venger !

— Je veux que vous me vengiez vous-même ! affirma Angélique d’une voix impatientée.

Elle était fatiguée de tous ces détours ; il fallait en finir. Elle ajouta sur un ton plus conciliant :

— Et je vous récompenserai dignement, magnifiquement.

— Tuer un homme ou une femme, c’est toujours un plaisir, même quand ça ne rapporte rien, répondit la Corriveau avec cynisme ; mais je ne vois pas pourquoi je me jetterais dans le danger pour vous, mademoiselle Des Meloises. Avez-vous assez d’or pour payer le risque ?

XI.

La glace était rompue, complètement rompue ; Angélique pouvait parler maintenant, elle pouvait jouer cartes sur table.

— Dame Dodier, assura-t-elle, je vous en donnerai plus que vous ne pensez, plus que vous n’en avez jamais vu.

— C’est possible, mademoiselle, c’est possible ; mais, voyez-vous je suis vieille, et ne me fie à personne. Donnez-moi un gage de votre sincérité, s’il vous plaît, avant d’ajouter un mot de plus. Les affaires sont les affaires !

Elle tendit ses deux mains.

— Un gage ? de l’or ? répliqua Angélique ; oui, la Corriveau, oui ! je vais vous lier à moi par une chaîne d’or. Je ne compterai pas ; on n’a pas compté avec moi. Vous allez devenir la femme la plus riche de Saint Valier, la plus riche paysanne de la Nouvelle-France !

— Je ne suis pas une paysanne ! riposta la Corriveau avec fierté. Je suis d’une race ancienne et redoutable comme les Césars de Rome. Mais, bah ! cela ne vous intéresse nullement. Donnez-moi un gage de votre bonne foi et je suis à votre service.

XII.

Angélique se leva aussitôt, ouvrit une écritoire, prit une longue bourse de soie pleine de louis d’or et la jeta à l’âpre sorcière, comme elle eut fait d’un sou.

Le métal précieux étincelait entre les mailles claires de la bourse. La Corriveau saisit avec la rapacité d’une harpie, l’infâme salaire du crime, le porta à ses lèvres et du bout de son doigt maigre le caressa à travers les mailles espacées.

— Ce sont en effet des arrhes magnifiques ! s’écria-t-elle. Maintenant, ordonnez, mademoiselle, j’obéis. Seulement je me réserve le choix des moyens. Je devine suffisamment la nature de votre peine et le remède que vous désirez ; mais je ne saurais également deviner le nom de l’infidèle qui vous délaisse et celui de la rivale dont le sort vient d’être scellé.

— Je ne vous dirai pas le nom de cet homme qui me trahit… Non ! je ne puis pas vous le dire…

Elle éprouvait de la répugnance à déclarer qu’elle aimait Bigot.

— Je voudrais bien vous nommer ma rivale, ajouta-t-elle, mais je ne la connais aucunement.

— Voilà qui est drôle ! fit la Corriveau, vous voulez frapper une personne que vous ne connaissez point !

— Je ne sais pas son nom, mais je sais où elle est ! Tenez ! la Corriveau, la vie de cette créature, c’est ma mort à moi ! c’est l’anéantissement de toutes mes espérances, le renversement de tous mes projets ! Débarrassez-moi d’elle et je vous donnerai dix fois plus d’or que vous en avez là ! Elle est à Beaumanoir, dans une chambre secrète.

La Corriveau fit un mouvement de surprise.

— La dame de Beaumanoir ? murmura-t-elle… la dame que des Abénaquis ont amenée d’Acadie ?… Je l’ai vue dans les bois de Saint Valier, un jour que je cueillais de la mandragore. Elle me demanda un peu d’eau au nom de Dieu. Je lui donnai du lait, mais en la maudissant. Je n’avais pas d’eau. Elle me remercia. Oh ! quels remerciements ! quels remerciements ! Jamais personne n’avait parlé avec tant de douceur à la Corriveau ! Elle me demanda s’il y avait loin pour aller à Beaumanoir et dans quelle direction ça se trouvait. Je ne pus m’empêcher de lui souhaiter un bon voyage quand elle s’éloigna avec ses guides indiens.

XIII.

Angélique devint un peu inquiète et se sentit légèrement froissée, en voyant la Corriveau manifester quelque sympathie pour la recluse de Beaumanoir.

— Vous la connaissez, dit-elle ; eh bien ! c’est très heureux. Elle se souviendra de vous sans doute ; vous aurez facilement accès auprès d’elle, et vous gagnerez tout de suite sa confiance.

La Corriveau battit des mains et jeta un étrange éclat de rire, un éclat de rire sinistre et caverneux comme s’il fut monté d’un abîme.

— Je la connais, dites-vous ? pas plus que cela ! Elle m’a remercié avec bonté. C’est ce que j’ai dit, n’est-ce pas ? Ensuite, quand elle fut partie, je la maudis dans mon cœur, parce qu’elle était belle et bonne, deux qualités que j’abhorre.

— Dites-vous qu’elle est belle ? Sa bonté, je m’en inquiète peu ; elle ne lui servira de rien auprès de cet homme… Mais est-elle belle ? C’est ce que je veux savoir, la Corriveau ! Est-elle plus belle que moi ? Qu’en pensez-vous ?

La Corriveau arrêta sur Angélique ses yeux perçants et se mit à rire.

— Plus belle que vous ? Écoutez ! C’est comme une vision que j’ai eue. Elle était extrêmement belle et triste ! j’ai pu me la figurer plus ravissante qu’elle n’était à cause de sa bonté. Ah ! comme elle parlait avec douceur ! jamais ! depuis que je suis au monde, personne ne m’a parlé comme cela !

Angélique Des Meloises grinça les dents de colère.

— Qu’avez-vous fait ensuite ? demanda-t-elle. Ne lui avez-vous pas souhaité la mort ? N’avez-vous pas pensé que l’Intendant ou n’importe quel homme pouvait oublier et trahir, pour l’amour d’elle, toutes les autres femmes du monde ? qu’avez-vous fait ?

— Ce que j’ai fait ? j’ai continué à cueillir de la mandragore dans la forêt, et j’ai attendu que vous me fissiez appeler auprès de vous. Vous voulez punir l’Intendant qui vous néglige pour une autre… une autre plus belle et meilleure que vous ?

C’était hardi de la part de la Corriveau, mais c’était juste. Elle savait toute la vérité maintenant.

XIV.

Ces paroles rudes mirent le comble à la haine jalouse d’Angélique et l’affermirent dans ses résolutions. Il n’y a rien pour envenimer la jalousie comme ces rapports, ces confidences d’une officieuse amitié ou d’une langue indiscrète.

— Sa vie ou la mienne 1 s’écria-t-elle avec véhémence ; l’une de nous deux est de trop. Tuez-la ! j’ai de l’or.

Angélique aurait préféré mourir mille fois plutôt que de vivre pour n’avoir que les miettes du festin de l’amour où serait assise une rivale.

— La tuer ! c’est aisé à dire, mademoiselle. N’importe ! je ne vous ferai pas défaut ; fut-elle la Madone même, je la hais pour sa bonté, comme vous, pour sa beauté… Tiens ! encore une bourse comme celle-ci, et dans trois fois trois jours il y aura deuil au château de Beaumanoir, et personne ne saura comment est morte la concubine du chevalier Bigot.

Angélique s’élança avec l’ardeur d’une panthère sur sa proie, et, poussant un cri de triomphe, elle serra la Corriveau dans ses bras et l’embrassa sur les joues.

— Oui, c’est bien comme cela qu’il faut l’appeler, dit-elle, sa concubine ! Sa femme, elle ne l’est point, elle ne le sera jamais ! Merci ! un million de fois merci ! la Corriveau ! si votre prédiction s’accomplit ! Dans trois fois trois jours, à compter de ce moment, vous avez dit ?

La Corriveau ne tenait guère aux caresses et cherchait à se débarrasser ; mais Angélique lui entoura le cou avec une de ses longues tresses blondes :

— Tout à l’heure, je ne voulais pas vous permettre de toucher à mes cheveux, fit-elle, mais à présent je vous enchaîne avec, pour vous prouver que je vous aime et que je veux à jamais vous attacher à ma fortune !

— Fi donc ! votre amour ! est-ce que j’en ai besoin, moi ? gardez-le pour les hommes, répliqua la vieille malfaisante, en repoussant Angélique et en dépliant les boucles de la chevelure qui lui faisait un collier d’or.

— Comprenez-moi bien, continua-t-elle, je vous sers pour de l’argent et non pour votre amitié ; mais j’ai du plaisir quand même à faire peser ma main sur un monde qui me déteste et que je hais.

Puis elle leva les deux mains en les recourbant, comme pour laisser dégoutter, du bout de ses doigts, le poison mortel.

— La mort, reprit-elle, la mort tombe sur qui je veux la faire tomber. Elle tombe si mystérieusement, si subitement, que les esprits de l’air ne savent point d’où elle vient ; l’aqua tofana ne laisse jamais de trace !

XV.

Angélique écoutait avec terreur. Elle tremblait et cependant désirait en entendre davantage.

— Quoi ! la Corriveau, exclama-t-elle, vous possédez le secret de l’aqua tofana ?… de l’aqua tofana que le monde croyait perdue avec les cendres de ses possesseurs, qui furent brûlés sur la place de Grève, il y a deux générations !

— De pareils secrets ne se perdent jamais ! reprit l’empoisonneuse, ils sont trop précieux. Peu d’hommes, encore moins de femmes refuseraient d’aller écouter aux portes de l’enfer pour les surprendre. Écrivez le secret de la confection de l’aqua tofana sur les lambris des palais, les panneaux des boudoirs, les murs des cloîtres, les planches de la rue, et, pour le lire, le roi superbe, la grande dame, la nonne pieuse, le vil mendiant, monteront s’il le faut, sur un tréteau de feu !… Montrez-moi votre main, Angélique, acheva-t-elle brusquement.

Angélique tendit sa main. Elle la saisit, regarda attentivement ses doigts effilés et sa paume ovale.

— J’en vois assez, reprit la Corriveau, j’en vois assez dans ces splendides mains, pour perdre tout le monde. Vous êtes digne de devenir mon héritière ! de recueillir ma succession maudite ! toute ma science ! toutes mes connaissances ! Ces doigts sont faits pour cueillir le fruit défendu et le présenter aux hommes pour leur malheur. L’occasion seule manque, mais le tentateur n’est jamais loin. Angélique Des Meloises, je vous révélerai peut-être un jour le grand secret, en attendant, je vais vous prouver que je le possède.