Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 315-327).

CHAPITRE XXIII.

SI CARESSANT EST LE TENTATEUR !

I.

Pendant cette fête de Pierre Philibert, Angélique Des Meloises s’était retirée dans son délicieux boudoir, tout rempli de lumières et de fleurs. Quelques bûches légères flambaient dans l’âtre, car la nuit était fraîche. Souvent, dans la Nouvelle-France, après une journée brûlante, la brise qui monte du grand fleuve apporte la fraîcheur des rochers battus des flots et des neiges oubliées dans les ravins.

Angélique regardait rêveusement se dérouler les spirales de la fumée, fantastiques et capricieuses comme ses pensées. Elle écoutait les bruits qui venaient de la rue et tressaillait de temps en temps.

Son instinct lui disait que Le Gardeur allait venir, et plus aimant que jamais ! Elle devinait qu’il lui proposerait encore de l’épouser : que lui répondrait-elle ? Elle ne voulait ni le blesser, ni lui donner de vaines espérances, se montrer ni trop indifférente, ni trop passionnée. Il fallait garder son amour et rejeter ses propositions… Elle réussirait bien ! Elle éprouvait cependant une certaine anxiété, car elle l’aimait. C’était par égoïsme pour elle-même, et non pour lui.

Souvent c’est ainsi que l’on aime.

Fatiguée de la solitude qui l’entourait, elle se leva, ouvrit sa fenêtre et s’assit en dehors, sur le balcon. Elle entendit des voix d’hommes et vit deux ombres sur les marches de l’escalier. C’étaient Max Grimeau et Bartemy l’aveugle, les deux mendiants de la porte de la basse-ville. Elle comprit à peu près ce qu’ils disaient. Ils paraissaient compter la recette de la journée et arrêter le menu d’un souper dans un bouge de la basse-ville. Tout à coup survint un troisième personnage. Il passa vis-à-vis une lanterne, suspendue par une corde au-dessus de la rue, et Angélique put le distinguer aisément. Il était court, alerte, et portait un sac de cuir au côté. Les vieux mendiants l’accueillirent avec la plus vive satisfaction.

II.

— Aussi sûr que mon vieux mousquet ! c’est maître Pothier ! exclama Max Grimeau, en se levant pour serrer la main au nouveau venu.

Il continua sur un ton plaisant :

— C’est dommage que tu ne voies pas, Bartemy ! Les femmes du sud l’ont bien traité, va ! ses joues sont rondes ! et rouges comme des pivoines ! Il est gras comme un bourgmestre allemand !

Max avait vu le monde quand il marchait dans les rangs du maréchal de Belle-Isle, et il n’était jamais à bout de comparaisons.

Bartémy tendit la main au notaire.

— Je vous vois par la parole et le toucher, maître Pothier, fit-il ; je suis sûr que vous n’avez pas dit votre bénédicité devant des os nus, depuis que vous nous avez laissés !

— Oh ! j’ai tondu le mieux et le plus légalement que j’ai pu les sujets du roi, cependant je n’ai pas réussi comme vous, j’en suis convaincu.

— C’est que, voyez-vous, reprit l’aveugle en branlant la tête d’une façon pieuse et levant ses grands yeux blancs, nous demandons pour l’amour de Dieu ! Nous autres, mendiants, nous sauvons plus d’âmes que les curés, parce que nous exhortons les gens à la charité ! Nous devrions faire partie de la sainte hiérarchie, tout aussi bien que les Frères Gris…

III.

Mais vous auriez dû aller à Belmont, aujourd’hui, maître Pothier ! Il y avait là le plus gros pâté du monde. Vous auriez trouvé moyen de faire un procès au sujet de ce pâté et de vivre à même pendant un an !

— L’infortune me poursuit ! soupira le notaire, en se joignant les mains sur la poitrine. Je n’aurais pas perdu l’occasion de goûter à ce pâté, non ! pas même pour faire le testament du Pape ! Mais, comme il est dit dans la coutume d’Orléans, tit : 17, et dans Pothier, au chapitre des successions : l’absent perd l’usufruit de ses droits — j’ai perdu ma part du pâté de Belmont !

— N’importe, maître Pothier ! riposta Max, consolez-vous, vous allez venir avec nous, cette nuit, à la Fleur de lys, rue Sault au Matelot. Bartemy et moi nous avons commandé un pâté à l’anguille, et un gallon du meilleur cidre normand ! Nous allons nous mettre aussi gais que les marguilliers de St. Roch après la quête de l’enfant Jésus !

— Je suis tout à vous, c’est bien ! je suis complètement libre, je viens justement de remettre à l’intendant une lettre qu’une dame de Beaumanoir m’a confiée. Une couronne pour le message ! je la dépose sur votre pâté à l’anguille, Max !

IV.

Angélique avait d’abord écouté avec assez d’indifférence la conversation des deux mendiants, mais les paroles de maître Pothier l’intéressèrent vivement.

Max demanda au notaire, avec une curiosité assez surprenante chez un homme de sa position :

— Avez-vous jamais eu la bonne fortune de voir cette dame de Beaumanoir ?

— Non ; c’est dame Tremblay qui m’a remis la lettre… avec un doigt de vin ! c’est l’Intendant qui m’a donné la couronne après avoir lu la lettre !

Je n’ai jamais vu le chevalier de si bonne humeur ! cette lettre a touché et sa bourse et son cœur…

Mais comment se fait-il que vous ayez entendu parler de la dame de Beaumanoir ?

— Oh ! Bartemy et moi nous entendons tout ce qui se dit dans la porte de la basse-ville !

Un jour, monseigneur l’évêque et le père Glapien se sont rencontrés justement à trois pas de nous et se sont mis à parler de cette dame. Ils se demandaient qui elle pouvait bien être. Bigot est arrivé. II ne pouvait pas survenir plus à propos. Monseigneur lui demanda, sans cérémonie, si c’était vrai qu’il gardait une dame à Beaumanoir.

— Une douzaine, au moins, monseigneur ! répliqua-t-il en badinant.

Ça prend l’Intendant pour enfoncer un évêque !

Il recommanda donc à monseigneur de ne point s’inquiéter. Il lui dit que cette dame était sous sa tutelle…

Tutelle, je ne comprends pas plus cela que… que…

— Que votre Nominy Dominy ! dit Pothier.

— Ne vous fâchez pas, Max, ajouta-t-il, si j’en infère que l’Intendant cita Pigeau, tit : 2, 27 : Le tuteur est comptable de la gestion.

— Je ne m’occupe point de ce que les Pigeons ont à faire ici, mais de ce qu’a dit l’Intendant, riposta Max, avec animation, et votre grimoire, je m’en moque comme de ça !

V.

Il fit claquer ses doigts comme le chien de son mousquet quand il était à Prague, pour expliquer ce qu’il entendait par : ça.

Inepte loquens ! vous ne comprenez pas plus la loi que le latin, Max ! exclama le notaire en secouant d’un air de pitié sa vieille perruque.

— Je comprends l’art de mendier ! un art qui s’exerce sans tromperie ou fort malhonnêtement, comme l’on veut ! riposta Max, toujours avec chaleur.

Voyez donc, maître Pothier, continua-t-il, vous êtes instruit comme trois curés, vous, eh bien ! je puis amasser plus d’argent, à tendre la main aux passants, dans la côte de la basse-ville, et à crier : Pour l’amour de Dieu, s’il vous plaît ! que vous à charroyer votre attirail de loi dans tous les coins de la province, jusqu’à ce que les chiens vous aient mangé les mollets comme on dit dans le Nivernois.

— Ne vous occupez point de ce qui se dit dans le Nivernois.

Bon coq ne fut jamais gras ! C’est comme maître Pothier dit Robin !

Tout maigres que soient mes jambes elles peuvent porter autant de votre pâté à l’anguille que les jambes du meilleur charretier de Québec.

— Il doit être cuit, le pâté ! remuons-nous ! observa Bartemy en se levant. Donne-moi ton bras, Max, le notaire va se mettre de l’autre côté. Bon ! comme cela ! je marcherai droit comme un clocher jusqu’à la Fleur de lys !

La perspective d’un bon souper les rendait heureux comme des grillons sous la pierre d’un foyer. chaud. Ils allaient clopin-clopant, avec leurs gros souliers pleins de clous, sur les trottoirs sonores, et ne soupçonnaient pas qu’ils avaient éveillé une flamme de colère dans l’âme d’Angélique.

VI.

Une pensée amère revenait sans cesse à l’esprit d’Angélique :

Le rude messager de la dame de Beaumanoir avait dit qu’après la lecture de la lettre, l’Intendant s’était senti ému et avait déplié sa bourse…

Qu’est-ce que cela signifiait donc ? Bigot voulait-il jouer au plus fin avec Angélique des Meloises ? Alors ! malheur à lui ! et malheur à la dame de Beaumanoir !

Pendant qu’elle rêvait à ces choses, quelqu’un frappa à sa porte. Elle entra dans son boudoir et trouva une jeune fille de tournure avenante et fort proprette, en costume de servante, qui désirait lui parler.

Elle ne la connaissait pas.

La servante fit une profonde révérence et dit qu’elle se nommait Fanchon Dodier ; c’était une cousine de Lisette. Elle avait demeuré à Beaumanoir et venait justement de laisser le service.

— Il n’y a pas moyen de vivre au château ! dit-elle, dès que dame Tremblay nous soupçonne d’être galantisées, ne serait-ce qu’un brin ! par M. Froumois, le beau valet de l’Intendant. Elle s’est imaginée qu’il me recherchait, et vous ne sauriez croire tout ce qu’elle m’a fait endurer, madame ! À la fin, je me suis décidée à venir demander conseil à ma cousine Lisette et à chercher une autre maison. Il me semble que la dame Tremblay ne devrait pas se montrer si sévère pour les autres, elle qui ne fait que se vanter de ses succès quand elle était la charmante Joséphine !

VII.

— Et Lisette vous envoie à moi ? demanda Angélique.

Elle était trop préoccupée pour remarquer ces traits à l’adresse de dame Tremblay. Dans un autre moment, ils l’auraient fort amusée.

Elle regarda la jeune fille avec une intense curiosité. Ne pouvait-elle pas, en effet, lui révéler quelque chose de ce secret qu’elle voulait à tout prix connaître ?

— Oui, madame ! répondit l’étrangère, c’est Lisette qui m’envoie à vous. Elle m’a bien recommandé d’être prudente au sujet de l’Intendant et de vous demander simplement si vous avez besoin de mes services.

C’était inutile ! Lisette pouvait se dispenser de me faire cette recommandation. Je ne révèle jamais les secrets de mes maîtres, jamais ! madame, jamais !

Angélique pensa :

— Vous êtes plus rusée que vous n’en avez l’air, ma petite, quelque soient vos scrupules au sujet des secrets.

Puis elle dit tout haut :

— Fanchon, je vous prendrai à mon service à une condition. Vous me direz si vous avez jamais vu la dame de Beaumanoir.

Angélique mettait ses intérêts avant tout, même avant les délicates notions de l’honneur.

— Je vous dirai bien tout ce que je connais, madame, répondit la servante en disponibilité. Aucune des servantes n’est supposée savoir qu’elle est dans le château, cette dame, mais toutes le savent, comme de raison !

VIII.

Fanchon se tenait là, droite, les mains dans les poches de son tablier, prête à répondre à n’importe quelle question.

— Il était impossible, répliqua mademoiselle Des Meloises, de garder, dans le château, un pareil secret…

Elle demeura pensive un instant.

— Maintenant, Fanchon, dites-moi donc quelle apparence elle a cette dame ? reprit elle.

Et d’une main frémissante, elle rejeta en arrière ses longs cheveux. L’étincelle luisait dans ses paupières.

Fanchon eut peur de ce regard de flamme et elle parla plus qu’elle n’aurait voulu le faire.

— Je l’ai vue ce matin, madame, au moment où elle s’agenouillait dans son oratoire. La porte était entr’ouverte, et, malgré les ordres de dame Tremblay, j’ai…

— Ah ! vous l’avez vue ce matin ! répéta Angélique avec impétuosité, et comment l’avez-vous trouvée ? A-t-elle l’air aussi bien que lorsqu’elle est entrée au château ? paraît-elle plus mal ? Elle doit être plus mal, bien plus mal !

— Je ne sais pas, madame ! je n’ai fait que la regarder un instant, malgré la défense de dame Tremblay, quand la porte s’est ouverte…

Une porte qui s’entr’ouvre, c’est tentatif ! et puis, l’on ne ferme pas les yeux. Même, il est difficile de résister à l’appel d’un trou de serrure, quand de l’autre côté, il y a quelque chose que l’on aimerait à voir ! Du moins c’est ce que j’ai toujours éprouvé.

— Je le crois bien ! mais comment est-elle ? fit Angélique en frappant du pied.

Elle s’emportait vite.

— Oh ! bien pâle, madame, bien pâle ! mais je n’ai jamais vu une figure si belle et si triste !… Presque jamais ! je veux dire ! Elle ressemble aux deux sœurs de la Sainte Vierge, dans la chapelle du Séminaire.

— Était-elle en prière, Fanchon ?

— Non, madame, elle lisait une lettre de l’Intendant.

IX.

Angélique était stupéfaite. Elle soupçonna Caroline et Bigot de correspondre ensemble. Cette lettre que lisait ainsi la jeune captive, devait être la réponse de l’Intendant au message du vieux notaire.

— Comment savez-vous, Fanchon, que cette lettre venait de l’Intendant ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils. Elle pouvait être d’une autre personne…

— C’est vrai, madame ; mais elle venait de l’Intendant, tout de même, parce que j’ai entendu alors la jeune dame répéter son nom et prier Dieu de le bénir à cause de ses bonnes paroles… Il s’appelle Bigot, n’est-ce pas ?

— Oui, certainement !… Je ne veux pas vous faire injure, Fanchon, et je vous crois sincère… Mais ne pourriez-vous pas me dire le sujet de cette lettre ? Parlez franchement, Fanchon, et je vous récompenserai magnifiquement.

— Je tiens parfaitement le sujet de cette lettre ; mieux que cela, je tiens la lettre elle-même !

Angélique s’élança promptement comme pour embrasser l’indiscrète servante.

— Dans mon empressement, continua Fauchon, j’ai heurté la porte. Pensant qu’il venait quelqu’un, la dame s’est levée vivement et a passé dans une autre chambre. Elle a laissé tomber la lettre. Je l’ai ramassée. Comme j’étais décidée à laisser dame Tremblay, je ne craignais guère les conséquences de cette action… Madame voudrait-elle la lire cette lettre ?

À cette proposition, Angélique tendit la main avec une espèce de frénésie :

— Vous avez la lettre ? fit-elle. Montrez-la moi tout de suite ! Vous avez eu bien de l’esprit de l’apporter !… Tenez ! en retour je vous donne cette bague !

Elle tira une bague de son doigt et la passa au doigt de Fanchon.

Fanchon, enchantée, se mit à l’examiner sur toutes ses faces.

— Elle vaut un million de lettres comme celle-ci, dit-elle ; je vous suis infiniment obligée, madame !

— La lettre vaut un million de bagues, répliqua Angélique.

Elle l’ouvrit avec crainte et colère, et s’assit pour la lire.

X.

Le premier mot la frappa comme eut fait une pierre !

Chère Caroline…

C’était bien la main vigoureuse de l’Intendant. Angélique connaissait parfaitement son écriture.

« Chère Caroline, » disait la lettre, « vous avez bien souffert pour l’amour de moi ; mais je ne suis ni insensible ni ingrat. J’ai des nouvelles à vous apprendre. Votre père vous cherche, il est passé en France. Personne ne se doute que vous êtes ici. Demeurez tranquillement au fond de votre retraite, dans le secret le plus complet, sinon un orage pourrait fondre sur nous et nous emporter l’un et l’autre. Efforcez-vous d’être heureuse. Que vos yeux, les plus beaux de la terre, ne perdent pas leur éclat sous des larmes inutiles ! Des jours meilleurs, des jours plus beaux viendront, j’en suis certain. Priez toujours ! ma Caroline ! priez ! La prière vous fera du bien et me rendra peut-être plus digne de vous ! Adieu ! »

« François. »

Angélique dévora cette lettre plutôt qu’elle ne la lut, la déchira avec rage, en jeta les morceaux, comme des flocons de neige, sur le tapis et se mit à les piétiner comme pour les anéantir.

Fanchon avait déjà vu des colères de femme, et cela ne l’avait pas surprise, mais maintenant elle était simplement épouvantée.

— Avez-vous lu cette lettre, Fanchon ? lui demanda mademoiselle Des Meloises d’une voix courroucée.

La servante crut voir une main s’étendre pour la frapper, si elle répondait affirmativement.

— Non, madame ! je ne sais pas lire, répondit-elle en tremblant.

— Avez-vous permis à d’autres personnes de la lire ?

— Non, madame ! je n’osais pas la montrer ; vous savez, je n’aurais pas dû m’en emparer…

— Est-ce qu’on ne l’a pas cherchée cette lettre ?

— Oui, madame ! Dame Tremblay a bouleversé tout le château pour la retrouver. Je n’ai pas osé lui dire que je l’avais.

— Je crois bien que vous dites la vérité, Fanchon.

XI.

Angélique se calmait un peu. Cependant, elle était encore agitée comme la mer après une tempête.

— Écoutez bien ce que je vais vous dire, Fanchon ! reprit-elle, en lui mettant la main sur l’épaule et en la regardant de façon à lui figer la moëlle dans les os. Vous avez surpris deux secrets, l’un est à la dame de Beaumanoir, l’autre est à moi ; si jamais vous avez le malheur de dire à qui que ce soit au monde, un mot de ces secrets, je vous arrache la langue et la cloue à cette porte ! Souvenez-vous de cela, Fanchon ! Je ne manque jamais de mettre à exécution les menaces que je fais !

— Oh ! pas besoin de me regarder ainsi ! répondit Fanchon, toute tremblante. Je suis bien sûre que je n’en dirai jamais un mot. Je le jure par Notre-Dame de Ste. Foye ! jamais un chrétien ne saura que je vous ai donné cette lettre.

— C’est bon ! fit Angélique en se laissant tomber dans sa grande chaise. Vous pouvez aller trouver Lisette maintenant. Elle vous dira ce qu’il y a à faire. Mais prenez garde !

Fanchon ne se le fit pas dire deux fois. Le doigt menaçant d’Angélique lui paraissait comme un poignard. Elle sortit et se précipita dans les escaliers qui conduisaient à la cuisine. Pour la première fois de sa vie, elle tenait serré entre ses dents, un secret qu’elle avait horriblement peur d’échapper.

XII.

Angélique, le front appuyé sur sa main, regardait d’un œil vague les flammes légères et vacillantes du foyer. Là même, il n’y avait pas longtemps, elle, avait vu surgir une vision étrange, perverse… Elle revenait, cette vision ! Les choses mauvaises ne tardent jamais à paraître quand on les évoque. Le bien peut se faire attendre ; le mal accourt !

Les flammes rouges de l’âtre enchanté se transformèrent en cavernes ténébreuses, en gouffres lugubres. Elles prirent toutes les formes capricieuses ou terribles que s’imaginait voir l’esprit malade d’Angélique. Peu à peu, elles se changèrent en une chambre sombre, basse, secrète… Une forme triste apparut au milieu de cette chambre solitaire. C’était une femme !… et cette femme c’était la rivale préférée ! la rivale heureuse !… si la lettre ne mentait point…

Angélique regarda les morceaux de papiers épars, sur le tapis. Il y avait un éclair de fureur dans ses paupières. Elle regretta d’avoir déchiré la lettre. Cependant, chaque mot de cette lettre était gravé dans sa mémoire comme avec un fer rouge.

— Je vois tout, maintenant ! s’écria-t-elle : la fausseté de Bigot et l’effronterie de cette fille qui va le chercher jusque chez lui !…

La voix d’Angélique ressemblait au cri de la panthère que la flèche a percée.

— Est-ce qu’Angélique Des Meloises va se laisser humilier par cette femme ? reprit-elle. Jamais !… Et mes rêves brillants ne se réaliseront jamais tant qu’elle vivra à Beaumanoir !… tant qu’elle vivra quelque part !

XIII.

De nouveau, elle se mit à regarder flamber le foyer, et la chambre secrète de Beaumanoir lui apparut de nouveau…

Elle se leva tout à coup… Son ange gardien, peut-être, voulait une dernière fois la conduire par la main.

— C’est encore Satan qui me souffle cette pensée à l’oreille murmura-t-elle. Sainte Marie ! je ne suis pas si méchante que cela ! L’autre nuit, cette pensée m’est venue. C’était pendant les ténèbres ; elle s’est dissipée quand la lumière du jour a paru ! Cette nuit elle revient encore, et elle me caresse comme une main chérie ! Et je ne tremble pas, je ne fuis pas !… Demain aussi elle reviendra et demeurera avec moi… Elle dormira à mes côtés ! L’enfant du péché aura vu le jour ! Il sera devenu démon et je subirai ses embrassements !…

Ô Bigot ! Bigot ! qu’avez-vous fait ? C’est votre faute ! c’est votre faute !

L’insensée essayait d’excuser son crime en accusant Bigot ! Elle était entraînée vers un gouffre inévitable. Elle se donnait à l’abîme avec une sorte de fureur.

La mort ou l’éloignement de Caroline ! elle ne voyait pas autre chose… « Les plus beaux yeux du monde ! » pensait-elle. Il faut détruire l’influence de ces yeux, si Angélique Des Meloises veut monter sur le char de la fortune !…

Les autres femmes, se disait-elle encore avec amertume, abandonneraient les grandeurs pour l’amour, et trouveraient dans l’affection d’un mari fidèle comme Le Gardeur, une heureuse compensation aux tromperies de l’Intendant !…

XIV.

Mais Angélique ne ressemblait point aux autres femmes. Elle voulait vaincre les hommes et non pas se laisser vaincre par eux… Dans ses rêves insensés, elle entrevoyait les marches d’un trône, et elle ne voulait pas renoncer à la partie, parce qu’elle avait perdu le premier coup…

Bigot la trompait, mais il valait quand même la peine qu’elle se donnait pour le gagner. Elle n’avait pas d’amour pour lui, pas une étincelle ! C’étaient son nom, son rang, sa position, sa fortune, son influence à la cour… qu’elle adorait !… la cour ! avec la brillante existence qu’elle y mènerait !…

— Jamais rivale ne se vantera d’avoir vaincu Angélique Des Meloises ! s’écria-t-elle, en se tordant les bras.

C’en était fait, sa vanité cruelle chassait au loin l’amour de Le Gardeur, comme le vent chasse un duvet léger.

Elle se vendait pour de l’or !…

Et Le Gardeur qu’elle avait appelé de toute son âme allait accourir rayonnant d’espoir.