Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 283-295).

CHAPITRE XXI.

BELMONT.

I.

De la porte St. Jean à Belmont, la maison de campagne du bourgeois Philibert, il n’y avait pas loin ; une petite promenade seulement. Cette maison de Belmont regardait, du haut de la côte pittoresque de Ste Foye, la profonde et luxuriante vallée St. Charles. Elle s’élevait au milieu d’un parc taillé dans la forêt primitive et les érables, les chênes et les pins étendaient au-dessus de son toit pointu des rameaux d’où tombait une ombre rafraîchissante.

Au fond de la vallée, dans les prairies vertes, la rivière luisait comme un serpent d’argent. Et plus loin, les champs et les bois alternaient gracieusement en s’élevant jusqu’au pied des montagnes. Puis les Laurentides fermaient l’horizon avec leurs sommets bleus qui, se mêlant à l’azur du ciel, se drapaient dans les brouillards du matin et du soir, ou se fondaient avec les nuages vagabonds.

Dans le lointain, on voyait le clocher d’un village s’élever au-dessus du bois sombre. Au milieu des prés, comme un chapelet d’ivoire, s’égrenaient les blanches maisonnettes des fermiers ; des colonnes de fumée bleuâtre montaient des vergers, et la demeure féodale, assise à l’endroit le plus pittoresque, semblait étendre sa protection autour d’elle.

La journée était belle, et la brise soufflait légèrement. Quelques ondées avaient rafraîchi le sol et purifié l’atmosphère. Tout frémissait d’aise et de vie maintenant dans les chauds reflets du soleil. Le gazon était plus vert et les fleurs versaient des arômes plus doux…-

II.

Le parc de Belmont s’étendait jusqu’à Sillery avec ses tapis de fleurs sauvages que la charrue ne déracinait jamais, et ses bois superbes respectés de la cognée du bûcheron. Les fougères nouaient leurs dentelles fines et capricieuses comme des voiles de fées, dans les clairières sombres où descendaient à peine quelques faisceaux de lumière. Dans les baisseurs, au milieu des arbrisseaux, étincelaient les calices roses de la Linnée boréale et les feuilles étroites de la Kalmie, ainsi appelée, ce jour-là, pour la première fois, par La Galissonnière en l’honneur de Herr Kalm, son ami. Au bord des sentiers, avec leurs fleurs blanches, rouges et pourpres, s’enchaînaient les archis, les campanules, les convolvulus, et toutes ces plantes exubérantes dont les fleurs s’épanouissent en guirlandes pour former des couronnes aux jeunes gens qui viennent danser sur la pelouse au clair de la lune.

III.

Une foule joyeuse s’était répandue dans le parc ce jour-là, se promenant sur le tuf rouge des allées ou se prélassant sur le gazon soyeux des pelouses. Elle venait fêter Pierre Philibert, de retour de la campagne d’Acadie. Jamais tant de galanterie et de gaieté, tant d’esprit et de grâces, tant de politesse et de courtoisie n’avaient brillé à la fois, sous les rameaux séculaires des chênes de Belmont ; c’est que la réunion était toute française.

Les communications avec la mère patrie n’étaient pas faciles, car la flotte anglaise croisait dans le golfe. Le Fleur de lys avait réussi à tromper la vigilance de l’ennemi, cependant, et le vaillant capitaine de La Martinière s’était rendu immensément populaire auprès des dames de Québec en leur apportant les dernières étoffes et les dernières modes de Paris. Il pouvait voir maintenant, aux riches et nouveaux costumes que portaient ces dames, comme il avait eu raison de forcer le blocus !

IV.

Le bourgeois Philibert se tenait debout à la porte principale, pour recevoir ses invités et les introduire dans sa riche demeure. Il était magnifiquement vêtu, mais, sans ostentation. Sa chevelure épaisse et grisonnante était attachée en arrière, avec un large ruban. Il ne portait jamais la perruque. Il souriait à chacun de ses convives, et ces sourires, sur des lèvres toujours sérieuses, avaient un charme nouveau.

Comme tous les caractères fermes et solides, il inspirait la confiance et croyait aux autres. Ses amis l’aimaient et le secondaient de toutes leurs forces et ses ennemis le haïssaient et le redoutaient. Tous connaissaient sa valeur.

Ce ne sont ni l’intelligence, ni l’activité, ni les richesses qui ont le plus d’empire sur les hommes, mais la force de caractère, le contrôle de soi-même, la patience et la volonté.

Le parti des honnêtes gens, ainsi que l’appelaient, par dérision, ses adversaires, regardait le bourgeois comme son chef et son protecteur. C’était le général qui menait le peuple en guerre contre la Friponne.

V.

L’inimitié qui existait entre le bourgeois et l’Intendant avait pris racine en France. Plus tard, Philibert s’était vu cruellement atteint par certains décrets de l’Intendant, qui le visait évidemment. Ces décrets enjoignaient aux sauvages de ne faire la traite qu’avec la grande compagnie.

— C’est une bonne saignée, avait dit Bigot, à ses amis, en se frottant les mains d’aise.

Il venait d’apprendre que le bourgeois fermait son grand magasin du poste de la Mackinac.

— C’est une bonne saignée ! Le Chien d’Or en mourra ! avait-il répété.

Il était clair que l’ancienne envie du parasite de la cour n’avait pas perdu ses dents venimeuses, dans le long intervalle.

Le bourgeois ne parlait jamais des griefs qu’il pouvait avoir contre les autres, ne mendiait la sympathie de personne et ne sollicitait ni conseils, ni secours.

Ce n’est pas par charité, d’ordinaire, que l’on s’occupe des affaires du prochain, mais par plaisir ou curiosité.

VI.

Aujourd’hui le bourgeois avait banni tous les soucis, tous les ressentiments, pour se livrer à la joie. Il était si heureux du retour de Pierre ! Il était si fier de ses faits d’armes ; si fier aussi des honneurs qu’on lui rendait spontanément, à ce fils bien-aimé !

Il souhaitait la bienvenue à tous ceux qui arrivaient, et nul, à Belmont, n’éprouvait un plaisir plus sincère que le sien.

Un carrosse avec piqueurs et chasseurs vint s’arrêter devant la grande porte. C’était le comte de La Galissonnière qui arrivait avec son ami Herr Kalm et le Dr. Gauthier, un vieux garçon, riche, généreux et savant ; le médecin par excellence de Québec. Les convives accoururent présenter leurs hommages au représentant du roi. La Galissonnière jouissait d’une grande popularité, excepté toutefois, parmi les partisans de la compagnie.

Bientôt Kalm fut entouré d’un essaim de jeunes, femmes, — Hortense de Beauharnois en tête — qui se hâtèrent de le questionner au sujet de quelques plantes rares trouvées dans le parc. Bon autant que savant et enthousiaste, il se laissa conduire volontiers où l’appelaient le caprice et la fantaisie de cette pétulante troupe. Il la charmait par son instructive et charmante conversation tout émaillée d’expressions françaises, latines et suédoises.

VII.

Le sieur Gauthier était accueilli de toutes parts avec des marques d’estime et même d’affection. Il possédait une âme sympathique et un esprit vif. Comme tous les hommes de génie, il avait une spécialité. La sienne, c’était l’astronomie, un peu aussi l’astrologie, assurait-on Augur, medicus, magus, omnia novit

Il avait son petit observatoire, sur le toit de sa maison, au sommet de la côte des chiens, et les habitants supposaient que son télescope possédait un pouvoir magique. Ils n’étaient pas loin de croire qu’il guérissait par secret, et qu’il cherchait ses remèdes dans les étoiles plus souvent que dans les livres. Il n’en était que plus populaire.

Il appartenait par tempérament à l’école des médecins tant mieux. Il riait du monde et ne se fâchait pas quand le monde riait de lui.

Ce journal-là même il avait eu avec Kahn une discussion assez vive, sur les théories de certains philosophes du vieux monde, qui prétendent que la race européenne dégénère en Amérique.

Il rencontra Kalm dans le parc et la dispute recommença. Le docteur défendait les enfants du sol et jurait par les trois Grâces, la chaste Lucine et tous les pouvoirs de la flore. Il devenait classique quand il s’excitait ! — que le peuple né dans la Nouvelle-France valait mieux que la vieille race. Il le comparait au vin de Bordeaux qui acquiert du ton, de la force et du bouquet en traversant l’Atlantique. Il se faisait fort de le prouver avant qu’un nouveau lustre eut passé sur sa tête, si cela devenait nécessaire.

— Oui je démontrerai, s’écria-t-il, en piquant vigoureusement le sol avec la pointe de sa canne, je démontrerai qu’un homme de soixante ans, au Canada, n’a pas moins de cœur ni de capacité qu’un Européen de trente ans ! je le démontrerai ! je vais me marier !…

Ce fut un éclat de rire. Quelques dames tout rougissantes le félicitèrent de sa vaillante détermination. Peu après, le bruit courait que le docteur était sur le point de se marier.

VIII.

La discussion fut interrompue, car une foule nouvelle envahissait les jardins. C’était entre autres le chevalier de La Corne avec sa charmante fille Agathe de La Corne St. Luc, madame de Tilly, Amélie de Repentigny et les frères de Villiers.

Les frères de Villiers avaient atteint le chevalier de La Corne sur le chemin et lui avaient demandé la permission de passer devant. Cette courtoise façon existe encore.

— Oui, passez, Coulon ! leur répondit le chevalier. Et il ajouta :

Je suppose qu’il ne reste rien de mieux à faire, à un vieillard qui date des seize cents, qu’à se ranger pour laisser passer les jeunes. Et il fit un clin d’œil narquois à mademoiselle Agathe en disant cela.

Pourtant, j’aimerais bien voir un peu mes vaillants petits poneys normands se mesurer avec vos grands chevaux anglais !

Où les avez-vous eus, ces chevaux ? courent-ils ?

— Nous les avons pris au sac de Saratoga, répondit Coulon. Ils couraient bien alors ! mais, tout de même, nous les avons attrapés !

— Heureux jeunes gens ! nobles garçons ! exclama le chevalier, en regardant passer les deux frères sur leurs rapides montures. Un jour, j’en suis sûr, la Nouvelle-France sera fière de les posséder !

IX.

Pierre Philibert aida madame de Tilly et sa nièce Amélie de Repentigny à descendre de voiture.

— Comme vous êtes bonnes d’être venues ! dit-il, et que de remerciements je vous dois !

— Nous ne pouvions choisir un meilleur jour, répliqua la jeune fille. Il aurait fallu un tremblement de terre pour retenir ma tante à la maison.

— Et vous, Amélie ? demanda Philibert.

Amélie baissa la tête : le regard de Pierre la brûlait.

— Oh ! moi, je suis une nièce obéissante… et j’ai accompagné ma tante. Il est si aisé d’aller où le cœur nous appelle !

Elle rougit en disant cela, mais après tout, elle n’avait dit que la vérité.

Elle retira sa main que Pierre tenait toujours.

— J’étais bien heureuse d’être témoin des hommages que vous recevez aujourd’hui, de la part de tout ce qu’il y a de noble et de bon dans notre patrie.

Tante de Tilly a toujours prédit votre grandeur !

— Et vous, Amélie ; qui me connaissez un peu mieux que votre tante, vous en avez toujours douté, n’est-ce pas ?

— Oh non !…

Au reste, un si bon prophète mérite une confiance sans bornes.

Pierre sentit courir dans tout son être ce frisson d’orgueil et d’ivresse, que tout homme éprouve au moment où il s’aperçoit que la femme qu’il aime, espère et se repose à jamais en lui.

— Vous ne savez pas comme votre présence m’est douce ! balbutia-t-il.

Rien non plus, n’était doux à Amélie comme cette parole de l’homme bien-aimé.

Elle ne fit pas semblant d’entendre, cependant, et elle répliqua avec une apparente indifférence :

— Le Gardeur est bien fier d’être votre ami aujourd’hui. Philibert effleura de ses lèvres la main de la jeune fille. C’était cette main angélique, pleine de force sous son apparence frêle, qui avait façonné sa destinée et l’avait conduit à sa glorieuse position. Il s’inclina.

— Je vais m’efforcer de mériter, dit-il, qu’un jour Amélie de Repentigny soit itère de moi.

Amélie demeura silencieuse une minute, puis elle répondit d’une voix basse et tremblante d’émotion :

— Je suis fière de vous, Pierre !… Les paroles me manquent pour vous dire comme je suis heureuse des honneurs que l’on vous rend aujourd’hui !… je le suis surtout parce que vous les méritez ces honneurs.

Le jeune colonel était ému jusqu’aux larmes.

— Merci ! Amélie, fit-il ; puisque vous m’estimez c’est que je vaux quelque chose. J’ai toujours eu le plus grand respect pour votre opinion, et votre approbation est ma plus douce récompense.

Amélie ne répondit rien, mais elle pensa.

— Si c’était tout !

Le bourgeois vint saluer Amélie et madame de Tilly. Dès qu’il se fut éloigné madame de Tilly remarqua :

— Le bourgeois Philibert a des manières aussi distinguées que les premiers gentilshommes de France. Il passe pour être un peu rude, un peu sévère avec ses ennemis, mais avec ses amis et avec les dames surtout, il est charmant comme un souffle du printemps.

Amélie eut un signe d’assentiment, mais elle fit une réserve mentale quant au souffle du printemps.

X.

Pierre les conduisit au salon. Elles furent accueillies avec empressement par toutes les dames qui s’y trouvaient rendues déjà. La conversation roulait bruyante, vive, animée, sous les riches lambris.

Les philosophes qui voulaient extraire des rayons de soleil des concombres, auraient été témoins d’une expérience aussi difficile et bien plus heureuse. Ils auraient vu comment une société spirituelle et gaie réussissait à extraire des traits d’esprit et des leçons de morale d’une foule de sujets d’où une société plus grave n’aurait tiré que l’essence de la sottise et de l’ennui.

Le joyeux caractère gaulois est indestructible ; il est venu jusqu’à nous dans toute son intégrité. La conquête qui a changé tant de choses n’a pas altéré la gaieté des Canadiens français. Le peuple canadien de l’avenir unira, dans une proportion admirable, les qualités sérieuses de l’Anglais aux grâces, à l’esprit et à l’abnégation des Français, et formera le plus brillant des peuples.

XI.

À quelque distance de la maison, dans un enfoncement ombreux, plusieurs tables immenses avaient été dressées. Des centaines de personnes pouvaient s’y asseoir. Et Dieu sait si une seule place restait vide ! Tous les employés du bourgeois étaient réunis là avec leurs, familles. Des gens qui mangeaient comme des Gargantua et buvaient comme des tonneaux… les tonneaux des Danaïdes ! qui riaient à faire éclater les arbres, et chantaient à étourdir le ciel. Oh ! les joyeux convives du plus hospitalier des maîtres, comme ils s’amusaient bien ! et comme le bourgeois était ému de leur gaîté ! comme il était content de leur joie !

Gabet, maître Guillot Gabet, le cuisinier de la maison, avait chargé ces tables des mets les plus nourrissants, laissant le menu pour des bouches plus délicates. Les pâtés abondaient, la collection en était vraiment riche. Il y en avait un, entre autres, qui aurait pu être comparé au Mont Blanc, supposé, bien entendu, que les autres pâtés eussent formé les Alpes. Ce roi des pâtés avait été destiné, dans l’esprit de son créateur, à une table plus digne et à des bouches plus nobles. Il devait être l’ornement de la grande salle à manger. Mais dame Rachel en décida autrement. Gabet en ressentit du dépit.

L’un des convives qui possédait une voix de stentor se mit à chanter dans son enthousiasme :

C’est dans la ville de Rouen
Ils ont fait un pâté si grand,
Ils ont fait un pâté si grand
Qu’ils ont trouvé un homme dedans !

Tout le monde fit chorus et battit des mains. Guillot Gabet mit la tête dans la porte de sa cuisine pour écouter ce chant solennel en l’honneur de son solennel pâté.

— Après tout, pensa-t-il, les dames et les messieurs du salon n’auraient pas fait un pareil accueil à mon œuvre. Puis, ce qui pis est, ils ne l’auraient pas tout dévoré !

Quel fut le cliquetis des couteaux et des fourchettes, dès que le bon curé de Ste  Foye eut récité le bénédicité, avec quelle dextérité les convives maniaient les armes, dans l’œuvre gigantesque de raser des pâtés hauts comme des tours et de niveler des montagnes de viandes et autres mets, serait chose impossible à dire !

Et combien de flocons de vin de Gascogne et de cidre de Normandie, toujours vidés, toujours remplis, se succédèrent serait chose impossible à calculer !

Guillot était rayonnant ! sa figure s’allumait comme ses fourneaux. Il se mit à chanter aussi, lui, le pâté de Rouen, mais il pensait au sien !

Le bourgeois, son fils et plusieurs des principaux invités vinrent un instant sous la feuillée, pour dire à ces braves gens quelques bonnes paroles, et leur donner une marque de respect. Ils furent reçus avec des applaudissements frénétiques et bien des coupes furent vidées en leur honneur.

XII.

Maître Guillot Gabet rentra dans sa cuisine et se mit à stimuler le zèle de ses marmitons. Il fallait remplacer le pâté perdu pour la table d’honneur. Il voltigeait de tous côtés, donnant des ordres, grondant, riant, plaisantant, levant les mains au plafond ou frappant le plancher d’un pied fiévreux, tout cela, pour que le dîner fut digne de Philibert et digne de lui-même.

Guillot était petit et gras ; il portait un nez rouge, des yeux noirs et une bouche irascible comme la bouche d’un pâtissier de Lerne. Son cœur était d’une bonne pâte, cependant, et il gratifiait de ses meilleures sauces, les compagnons qui s’inclinaient humblement devant son sceptre.

Malheur, par exemple, à l’imprudent qui n’obéissait pas sur le champ ou s’avisait de discuter ses ordres ! Le typhon balayait la cuisine. Dame Rachel, elle-même, n’avait qu’à s’envelopper dans ses jupons et à déguerpir pour échapper à la tempête ! Tempête terrible ! mais qui s’apaisait d’autant plus vite qu’elle avait été plus violente.

Il savait ce qu’il avait à faire aujourd’hui ! Il n’avait pas coutume, disait-il, de s’essuyer le nez avec un hareng. Le dîner qu’il était en frais de préparer serait un dîner de Pape après carême !

Il avait un grand respect pour le bourgeois son maître, mais il déplorait son manque de goût. Il ne pouvait pas se le dissimuler : il l’avait sur le cœur ! le bourgeois n’était pas tout à fait digne de son cuisinier ! Par exemple ! il adorait le père de Berey ! Quel jugement ! quelle sûreté de goût possédait le jovial Récollet !… L’approbation du bon père valait mieux que les compliments de tout un monde de mangeurs banaux qui font claquer leurs lèvres en affirmant qu’un mets est excellent et ne sont pas plus capables que les cent Suisses de dire pourquoi il est excellent ; gens qui ne comprennent pas les artistes !

XIII.

Afin d’instruire, de nourrir et de caresser le palais de la postérité, Guillot Gabet appela Jules Painchaud, son futur gendre et, avec la solennité d’un ministre qui récite un extrait de la bible ? la casquette blanche sur le coin de l’oreille, et le poing sur la hanche, il lui donna en ces paroles la direction de son pâté.

— Élevez une muraille de pâte, une muraille circulaire épaisse d’un pouce, si riche qu’elle s’affaisse sur elle-même, et si vaste qu’elle puisse contenir la Cour du Roi Pepin. Étendez à l’intérieur de cette forteresse une épaisse couche d’émincé formée de deux savoureux jambons de Westphalie. Si vous ne pouvez pas vous procurer des jambons de Westphalie, prenez des jambons d’habitants.

— Des jambons d’habitants ! s’écria Jules Painchaud tout consterné.

— Oui ! oui ! ne m’interrompez point s’il vous plaît.

Maître Gobet était déjà tout rouge. Jules se tut.

— C’est cela que j’ai dit : deux jambons d’habitants, qu’avez-vous à répliquer ? hareng boucané ! hein ?

— Oh ! rien du tout ! rien ! reprit Jules avec humilité, seulement je pensais…

Pauvre Jules, il eut mieux aimé cent fois se rétracter que de perdre la confiance du père de Suzette.

— Vous pensiez !

Il fallait voir la figure du maître cuisinier, le rond décrit par sa bouche irritée… il fallait entendre sa voix ! Un magnifique sujet pour Hogarth. Il continua :

— Si vous me chicanez sur la confection de mon pâté, Suzette demeurera vieille fille sa vie durant, c’est moi qui vous le dis !

XIV.

Jules avait l’air si contrit qu’il s’adoucit aussitôt :

— Eh bien ! reprit-il, écoutez maintenant, Jules, je continue :

Sur la couche d’émincé formée de deux jambons de Westphalie, ou, si vous ne pouvez pas en trouver, de deux jambons d’habitants, déposez scientifiquement un dindon gras découpé avec art, mettez lui la tête de façon qu’elle apparaisse plus tard au-dessus de la croûte supérieure comme une épitaphe, pour faire comprendre aux dîneurs que là repose maître Dindon ! Entassez deux chapons dodus, deux perdrix succulentes, deux pigeons, le dos et les cuisses d’une couple de lièvres juteux ; remplissez les vides avec des œufs battus, et je vous jure que cette pièce ressemblera à ce que les poètes pourraient appeler des fossiles enfouis dans l’or des œufs et dans la gelée ! Assaisonnez le tout comme pour un saint ! couvrez d’une pâte légère, faites cuire avec autant de soin que vous en prendriez pour faire cuire un ange sans lui griller une plume ! Puis, servez froid, et mangez !

Et alors, je vous dirai, Jules, comme dit toujours le Rév. Père de Bérey, après avoir prononcé le bénédicité sur un bon pâté de Pâques : Deo gratias !