Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 230-248).

CHAPITRE XVII.

SPLENDIDE MENDAX.

I.

Au milieu des ruines magnifiques de l’antique palais de l’Intendance, on peut retracer encore la chambre où Bigot se promenait, tout agité, le matin qui suivit la réunion du conseil de guerre. Les lettres qu’il avait reçues de France l’irritaient, et il cherchait, dans son imagination fertile, les moyens de satisfaire la marquise de Pompadour, sans renoncer à ses propres desseins.

Les murs de son cabinet, maintenant dévasté par le souffle de cent vingt hivers, étaient alors décorés de peintures superbes, et surtout du portrait de la voluptueuse Pompadour, fait par Vanloo. Cette femme si coupable qui gouverna la France sous Louis XV, possédait néanmoins un bon cœur et un véritable amour des beaux Arts. Elle admira toujours et protégea royalement les architectes, les peintres, les sculpteurs et les hommes de lettres. Vanloo lui avait fait ce portrait par reconnaissance, et elle l’avait donné à Bigot par amitié.

II.

Le chevalier de Péan, secrétaire et confident de Bigot, écrivait à une table. Cependant, de temps en temps, il regardait avec une certaine curiosité la figure animée de son maître qui se promenait à pas rapides dans la pièce richement meublée.

Tous deux gardaient le silence.

Bigot aurait été très heureux de s’enrichir lui-même et d’enrichir ses amis. Il se serait fort peu occupé des clameurs des courtisans jaloux ou indignés.

Il se doutait bien que sa politique pouvait ruiner la colonie, compromettre même la royauté, mais il se consolait en pensant qu’il n’y pouvait rien. Il n’était qu’une maille dans une vaste chaîne de corruption.

Laissé à lui-même, il devenait impuissant. Ceux qui étaient avant lui l’entraînaient et il entraînait les autres. Il ne cherchait pas à débrouiller la question de morale.

Il obéissait aveuglément à ses maîtres — à ses maîtresses plutôt — mais commençait par se bien servir.

Il savait bien à quelle épreuve serait soumis son génie inventif, si le monopole qu’il avait établi pour mieux piller la province était tout à coup aboli.

Il ne craignait pas cependant, parce qu’il ne connaissait point le scrupule. Il n’était pas homme à trembler devant l’orage. II retombait toujours sur les pieds, comme il disait.

III.

Bigot s’arrêta. Une pensée le frappait. Il se tourna vers son secrétaire, le regarda fixement :

— De Péan, dit-il, nous ne sommes pas sûrs du chevalier de Repentigny. Il ne joue pas franc jeu avec nous. Un homme qui dîne avec moi et soupe avec Philibert, au Chien d’Or, ne saurait être au-dessus du soupçon. Dans la grande compagnie, on ne connaît pas cette sorte d’associés.

— Je n’ai pas non plus une grande confiance en lui, répondit De Péan ; entouré comme il l’est par la gente respectable, il peut trahir notre jeu.

— C’est cela. Vous ne l’avez, vous tous, bridé qu’à demi. Ne vous vantez pas de votre œuvre.

Avec quelle impudence ce matamore de Philibert l’a enlevé de Beaumanoir ! Une impudence sublime ! Ha ! ha ! C’était parfait !…

Par ma foi ! j’aurais voulu lui passer mon épée au travers du corps à ce colonel ! et pas un de vous n’a eu le courage de le faire !

— Mais votre Excellence s’est montrée d’une telle politesse envers lui, que nous ne pouvions pas deviner cela, répliqua de Péan d’un ton à faire croire qu’il n’aurait pas été le dernier à tirer l’épée.

— Ventrebleu ! je le sais bien ! j’étais furieux de voir ce petit chien d’or se moquer de moi avec tant de courtoisie !

Philibert exerce une immense influence sur Le Gardeur. Il paraît qu’il l’a sauvé des eaux, comme un nouveau Moïse…

Il paraît aussi qu’il recherche sa sœur, une charmante fille, de Péan, riche en argent, en terres et en relations influentes. Il faudrait la mettre dans les intérêts de la grande compagnie. L’un de vous devrait l’épouser…

Mais non, vous n’oserez pas, par Dieu ! lui en faire la proposition !

— C’est inutile, je la connais, la superbe enfant ! c’est un de ces anges qui croient que le mariage est une chose dont le ciel s’occupe, qu’il n’y a qu’un homme pour une femme, et que c’est celui-là, nul autre qui doit être le mari.

Les jeunes filles qui ont été au couvent avec elle disent — Elles savent tout et plus encore, les jeunes filles du couvent ! — disent qu’elle a toujours aimé en secret le colonel Philibert et qu’elle l’épousera un jour.

— Par Satan ! sera-t-il dit qu’une pareille créature épousera ce maudit Philibert !

IV.

Bigot s’emportait.

— Moi, je crois, continua-t-il, que les femmes sont toujours prêtes à s’embarquer sur les vaisseaux chargés d’or, d’argent, d’ivoire, de singes et de paons.

La grande compagnie fera mieux de ne pas se vanter de sa puissance, si pas un de ses membres ne réussit à conquérir cette jeune beauté Avec elle, nous aurons Le Gardeur. Et il nous le faut.

— Excellence, je ne vois qu’un moyen.

De Péan ne paraissait pas attacher une grande importance à ce qu’il disait ; cependant, il tenait beaucoup à plaire à l’Intendant.

— Quel est ce moyen ? demanda Bigot tout anxieux.

Il n’avait pas une très haute opinion de la sagesse de Péan.

— Je crois, répondit le secrétaire, que la compagnie ne luttera avantageusement contre les femmes qu’avec des femmes.

— Une bonne idée ! si nous pouvons trouver une femme qui veuille combattre et puisse vaincre !

Mais en connaissez-vous une seule qui soit capable de prendre Le Gardeur par la main et de le faire sortir de la compagnie des honnêtes gens ?

— J’en connais une, Excellence, oui ! j’en connais une qui peut faire cela !

— Vraiment ? Alors, pourquoi tant de façons ? Avez-vous quelqu’arrière pensée ? Son nom ? fit l’intendant qui perdait patience.

— C’est mademoiselle Des Meloises. Elle le peut, et pas une autre dans la Nouvelle-France n’a besoin de l’essayer, ce serait inutile.

— Comment ! s’écria l’intendant, mais je le crois en effet ! Des yeux comme les siens mènent le monde des fous — le monde des sages aussi, fit-il, entre parenthèse.

Les yeux, ce sont des pièges où tous se prennent. Il y avait une femme au fond de toutes les folies que j’ai faites. Mais pour une qui m’a vaincu, j’en ai vaincu mille.

Si Le Gardeur s’est débarrassé de la chevelure de Nérée, il ne se débarrassera point des mailles de nos filets !

Pensez-vous qu’Angélique soit chez elle, de Péan ?

Il regarda à l’horloge. C’était l’heure des visites de la matinée.

— Elle n’est certainement pas encore sortie, répondit de Péan. Comme bien des jolies femmes, elle aime à rester au lit un peu tard, et elle donne des petits levés comme une duchesse. Elle ne doit pas être debout encore.

Je ne sais pas ! mais c’est le plus vagabond cotillon de toute la ville. Je la retrouve partout où je passe.

— C’est qu’elle aime à rencontrer votre Excellence !

Bigot fixa de Péan. Une idée nouvelle venait de jaillir.

— Vrai ! pensez-vous que c’est à dessein qu’elle agit ainsi ?

— Je pense qu’elle aimerait à faire le même chemin que Votre Excellence.

De Péan se mêlait dans ses papiers. L’Intendant s’aperçut qu’il était un peu agité.

— Vous pensez cela, de Péan ? lui dit-il.

Il se porta la main au menton et réfléchit une minute. Puis il demanda ?

— Vous croyez qu’elle est à la maison ?

— Il était tard quand de Repentigny l’a laissée, hier soir. Elle a du faire de bien agréables rêves ensuite.

— Comment savez-vous cela ? Par St. Nicol ! de Péan, vous la surveillez de près !

— C’est vrai, Excellence : j’ai mes raisons.

Il ne dit pas quelles étaient ces raisons ; Bigot ne le questionna point : il ne se mêlait pas des affaires personnelles de ses amis. Il avait trop de choses à cacher pour ne pas respecter les secrets de ses compagnons.

— Bien ! de Péan, je vais aller rendre visite à Mademoiselle des Meloises ; je suis vos conseils ; j’espère qu’elle se montrera raisonnable.

— Je le voudrais aussi, mais je ne l’espère pas. S’il est au monde une femme possédée du démon de la contradiction, c’est Angélique Des Meloises.

De Péan dit cela d’un air farouche ; on aurait pensé qu’il était instruit par l’expérience.

— Eh bien ! répliqua Bigot, je vais essayer de faire chasser ce démon par un autre plus fort. Faites venir mon cheval.

Le secrétaire obéit aussitôt.

— Souvenez-vous, recommanda l’Intendant, que le bureau de la grande compagnie doit se réunir à trois heures pour traiter les affaires ! Les affaires du jour ! Pas une goutte de vin : Soyez tous sobres comme des Juges ! Cadet comme les autres !

La paix nous menace. Pour nous, c’est l’orage ! Replions les voiles, jetons la sonde, voyons bien où nous sommes, ou nous donnerons sur quelque rocher.

V.

L’Intendant partit suivi de deux écuyers. Il franchit la porte du palais et entra dans la ville. Tout le monde le saluait : l’habitude du respect envers les supérieurs.

Il répondait par le petit salut officiel. Sa figure bronzée s’illuminait quand il rencontrait des dames, des associés ou des partisans de la grande compagnie.

Cependant, bien des souhaits de malheur l’accompagnèrent jusqu’à la maison des Des Meloises.

— Sur ma vie ! c’est l’Intendant royal lui-même ! exclama Lisette.

Et elle courut avertir sa maîtresse.

Angélique était au berceau, dans le jardin. Un petit coin gracieusement arrangé, avec des fleurs de toutes sortes, et de jolies statuettes. Une épaisse haie de troène, fantastiquement taillée par quelque disciple de Lenôstre, séparait ce petit Éden des verdoyants glacis du cap Diamant.

Sous la tonnelle, ce matin-là, Angélique était belle comme Hébé à la chevelure d’or. Elle tenait un livre d’heures, mais ne l’avait pas encore ouvert. Son œil noir n’était ni doux, ni bon, mais brillant, défiant, méchant même. C’était l’œil du coursier arabe, que le fouet et l’éperon rendent fou. Elle pouvait, comme le coursier, voir le mur qui se dressait devant elle et l’éviter ; elle pouvait aller s’y briser la tête.

Tantôt des pensées douloureuses l’oppressaient ; tantôt de folles imaginations la faisaient sourire : la captive de Beaumanoir, dont elle était jalouse, De Repentigny qu’elle regrettait amèrement de tromper, puis l’Intendant magnifique et les indicibles séductions de Versailles ! Tout cela passait comme des fantômes dans son esprit malade.

La voix de Lisette la tira soudain de sa rêverie.

— Dites-lui que je reçois, et conduisez-le au jardin, répondit-elle à la servante.

— Enfin ! pensa-t-elle, mes doutes vont s’éclaircir. Je saurai quelle est cette femme ! Je vais voir si l’Intendant est sincère.

Je vais le juger, ce froid assassin de femmes ! J’ai honte de mettre son égoïsme en parallèle avec le dévouement de mon beau Le Gardeur De Repentigny.

VI.

L’Intendant entra dans le jardin.

Angélique, comme toutes les femmes qui n’ont que peu de cœur ou qui n’en ont pas du tout, se contrôlait parfaitement. Elle échappa, comme d’un coup d’ailes, aux pensées sombres qui l’obsédaient, et devint toute rieuse.

— Jamais un ami n’est aussi aimable, que s’il vient de lui-même, sans contrainte, fit-elle, en tendant au visiteur distingué sa main légèrement tremblante.

Bigot s’assit près d’elle, sur le siège rustique, au milieu du feuillage. Il la trouvait adorable.

— Le chevalier fait de longues absences ; cependant, si longtemps qu’il demeure loin de ses amis, il ne les oublie pas, et j’en suis fort aise, commença-t-elle.

Elle accompagna ses paroles d’un regard aussi redoutable que la flèche du Parthe.

— J’arrive de la chasse, mademoiselle : si quelqu’un m’a soupçonné de négligence, voilà ma justification.

— De la chasse !

Angélique feignait d’être surprise. Elle connaissait bien, cependant, les joviales orgies du château.

Elle reprit :

— On dit que le gibier se fait rare autour de la ville, chevalier, et que les parties de chasse de Beaumanoir ne sont plus que de spécieux prétextes aux fines parties de plaisir. Est-ce vrai ?

— Parfaitement vrai, mademoiselle ! répondit Bigot en riant, et les deux vont ensemble comme une paire d’amoureux.

— Jolie comparaison ! fit mademoiselle Des Meloises avec un rire argentin.

Tout de même, ajouta-t-elle, je parierais que le gibier ne vaut pas la poudre.

— Je suis d’avis, moi, que le jeu vaut toujours la chandelle !

Sincèrement, la chasse est encore bonne dans Beaumanoir, et vous l’avouerez vous-même, si vous nous faites l’honneur de chasser avec nous quelque jour.

Elle le regarda malicieusement :

— Eh que trouvez-vous, s’il vous plaît, dans cette forêt de Beaumanoir.

— Oh ! des lapins, des lièvres, des chevreuils, puis, de temps en temps, un ours grognard ! Il en faut pour éprouver le courage des chasseurs.

— Comment ! pas de renards qui friponnent ces imbéciles de corbeaux ! pas de loups qui mangent les petits chaperons rouges ?…

Tenez ! chevalier, il y a meilleur gibier que cela !

— Oh ! oui, nous voyons des loups et des renards, mais nous ne sonnons pas de cor pour eux.

— On dit, chevalier, reprit Angélique avec un accent plein de séduction, qu’il y a, dans cette forêt de Beaumanoir, quelque chose de bien préférable aux fauves et aux oiseaux…

Parfois les Intendants rencontrent des brebis égarées et les apportent avec tendresse au château !

VII.

Bigot comprit. Il lui lança un regard foudroyant. Elle resta calme :

— Grand Dieu ! quel regard ! fit-elle d’un ton railleur. On dirait que je vous accuse de meurtre, quand, vous avez sauvé la vie à une belle dame !

Je crois, néanmoins, que certains gentilshommes trouvent dans le code de la galanterie que tuer une femme n’est pas un grand mal.

L’Intendant se leva tout à coup. Il perdait patience. Il reprit son siège aussitôt.

— Après tout, pensait-il, que peut-elle savoir au sujet de mademoiselle de St Castin ?

Il lui répondit avec une apparente franchise, jugeant que c’était la meilleure politique :

— Oui mademoiselle. Un jour, j’ai trouvé dans la forêt une pauvre femme accablée de souffrances et je l’ai conduite au château où elle est encore. Maintes autres femmes sont venues à Beaumanoir. Que d’autres viendront encore et s’en iront, avant que j’en choisisse une pour y demeurer toujours comme la maîtresse de mon cœur et de ma maison, ainsi que dit la chanson.

— C’est bien votre faute si vous n’en trouvez pas pour cette haute position. Il y en a dans notre jolie ville…

Mais il paraît que cette beauté perdue et retrouvée est une étrangère ?

— Une étrangère pour moi ; peut-être pas pour vous.

Angélique comprit l’hypocrisie de cette parole. Elle eut comme un frisson de dépit, elle qui trompait si facilement les autres, et riposta hardiment.

— Il y a des gens qui prétendent que’lle est votre femme, chevalier… ou qu’elle le sera bientôt… probablement lorsque vous serez fatigué des demoiselles de la ville !

VIII.

Il aurait mieux valu que l’Intendant et Angélique Des Meloises se fussent expliqués franchement.

Bigot oubliait qu’il était venu pour arranger, dans l’intérêt de la compagnie, un mariage entre cette jeune fille et Le Gardeur. Il s’éprenait aux charmes de l’enchanteresse. Elle était plus forte que lui maintenant avec ses grâces et ses séductions, car il était l’homme du plaisir. Tantôt, quand il reviendra l’homme de tact et le cœur de pierre, il sera peut-être plus fort qu’elle.

— Par Dieu ! pensa-t-il, je m’oublie ; elle se joue de moi !

Je n’ai rencontré sa pareille ni à Paris ni à Naples…

L’homme qui l’aura, pourtant, s’il est habile, pourra devenir premier ministre de France !…

Imaginez un peu ! je viens ici tirer du feu ce joli marron pour mon ami Le Gardeur. Bigot, où s’en va ta galanterie ? Tu me fais rougir !

Ces idées lui trottèrent par l’esprit ; mais il dit tout autre chose.

— La dame de Beaumanoir n’est pas ma femme, répondit-il, elle ne le sera peut-être jamais.

— Peut-être ! répéta Angélique fièrement.

— Peut-être dans la bouche d’une femme, c’est presque un consentement ; dans la bouche d’un homme, c’est bien vague. L’amour ne répond point par des « peut-être, » fussent-ils mille fois répétés.

— Et comme cela vous épouseriez peut-être un trésor de la forêt ? reprit Angélique en tourmentant le gazon du bout de son joli pied.

— Cela dépend, mademoiselle… Si vous étiez ce trésor, il n’y aurait plus de peut-être.

Bigot parlait crûment, il avait l’air sincère.

Angélique entrevit la réalisation de ses rêves extravagants ; elle frémit de plaisir, et pardonna l’allusion familière.

Deux mains se joignirent alors comme pour un serment. La main de mademoiselle Des Meloises était froide ; la passion ne la brûlait pas comme le soir de la veille.

— Angélique ! fit Bigot.

C’était la première fois qu’il l’appelait ainsi. Elle tressaillit. Mais le cœur n’y fut pour rien. Elle le regarda en souriant de ce sourire vainqueur qui lui avait gagné déjà tant de victoires.

— Angélique ! dit Bigot, je n’ai vu nulle part de femme comme vous. Vous êtes faites pour embellir la cour…

Et je vous prédis qu’en effet, vous en deviendrez l’ornement, si… si…

— Si ?

Le plaisir et la vanité rayonnaient dans sa paupière.

— Est-ce que je ne pourrais pas orner une cour, la cour de France surtout, sans tant de Si ? fit-elle joyeusement.

— Vous le pouvez certainement, si vous le voulez.

— Si je le veux ? certainement je le veux ! Mais qui va me montrer le chemin de la cour ? Il est long, la France est loin !

— Moi ! si vous le permettez, Angélique. Versailles est le seul théâtre digne de votre esprit et de votre beauté !

IX.

Angélique crut à ces paroles flatteuses ; c’était, pour elle, de simples vérités.

Un instant, elle fut éblouie par l’espoir de voir la main de l’Intendant lui ouvrir ces portes d’or qu’entrevoyait son ambition…

Une foule d’images brillantes, vives, légères comme des oiseaux du paradis, voltigeaient devant ses yeux.

— Je voudrais bien savoir, pensait la vaniteuse Des Meloises, quelle femme pourrait rivaliser avec moi, si je me passais la fantaisie de descendre dans l’arène ! Ce n’était pas pour disputer la place de la Pompadour !

Elle rêvait plus que cela ! Elle osait regarder le trône ! Le triomphe de madame De Maintenon serait jeté dans l’ombre !

Toutefois, elle n’était pas comme la laitière de Lafontaine, pour dire oui avant d’être demandée ; et elle avait conscience de sa valeur.

L’ombre de la dame de Beaumanoir ne s’évanouissait pas cependant.

— Pourquoi dire ces choses plaisantes, chevalier ? remarqua-t-elle. Vous savez bien qu’un Intendant royal doit toujours être sérieux.

Laissez ces badinages aux jeunes gens de la ville qui n’ont rien à faire qu’à nous courtiser.

— Des badinages ? Par sainte Jeanne de Choisy ! je n’ai jamais été plus sérieux de ma vie ! exclama Bigot. Je vous fais l’entier hommage de mon cœur.

Sainte Jeanne de Çhoisy !…

C’était un insolent sobriquet donné à la Pompadour, dans les petits appartements. Angélique savait cela, mais Bigot croyait qu’elle n’en connaissait rien.

— Les belles paroles sont comme les fleurs, chevalier ! répondit la jeune fille ; elles sont douces à sentir et charmantes à voir. Mais l’amour se nourrit de fruits mûrs…

Voulez-vous me montrer votre dévouement, je vais le mettre à l’épreuve ?

— Très volontiers, Angélique.

Il s’imaginait que c’était une fantaisie, un caprice dont sa galanterie ou sa bourse aurait vite raison.

— Eh bien ! je demande que le chevalier Bigot ne me parle amour ni dévouement, jusqu’à ce qu’il ait éloigné de Beaumanoir cette dame mystérieuse qu’il sait bien…

Elle le regardait fixement, fièrement !… en disant cela.

— Éloigner cette femme de Beaumanoir ? répliqua l’Intendant, tout étonné. Assurément, Angélique, cette pauvre ombre ne doit pas vous effrayer, ni vous empêcher d’accepter mes hommages !

— Au contraire, chevalier ! J’aime les hommes hardis. — La plupart des femmes les aiment — mais j’étais loin de croire que l’Intendant de la Nouvelle-France le serait assez pour oser offrir son amour à Angélique Des Meloises, pendant qu’il a sa femme ou sa maîtresse dans sa magnifique retraite de Beaumanoir !

X.

Bigot maudit la malice et la jalousie de ce sexe qui ne se contente pas de la juste part qu’on daigne lui faire, mais veut régner et dominer seul…

Il pensa :

La femme est un despote et n’a nul pitié de celui qui veut régner sur elle.

Il répondit à Angélique :

— Cette dame n’est ni ma femme, ni ma maîtresse, mademoiselle. Elle a cherché un abri sous mon toit ; elle a sollicité l’hospitalité de Beaumanoir

— Je le crois bien, fit Angélique, avec une moue charmante, l’hospitalité de Beaumanoir est aussi large que le cœur du maître.

Bigot éclata de rire.

— Vous autres, mesdames, dit-il, vous êtes sans pitié les unes pour les autres.

— Vous l’êtes plus que nous, vous, messieurs les hommes, quand vous nous trompez avec vos menteuses protestations !

Elle se leva. Son indignation paraissait réelle.

— Vous faites erreur, mademoiselle, répliqua Bigot.

Il commençait à se sentir piqué. Il ne se leva point, cependant.

— Cette femme ne m’est rien, ajouta-t-il.

— Aujourd’hui, peut-être ; mais il n’en a pas toujours été ainsi. Vous l’avez aimée un jour, et elle vit maintenant des restes de cette première affection. Il n’est pas aisé de me tromper, chevalier…

Elle le regardait de haut et ses longs cils où jouait un éclair ressemblaient au nuage sombre bordé, en dessous, d’une frange de lumière.

— Mais, par Saint  Picot ! comment pouvez-vous savoir ces choses ? questionna l’Intendant.

Il commençait à comprendre qu’il n’aurait de succès dans la réalisation de son plan, qu’en obéissant en tout à la capricieuse enfant. Angélique lui répondit :

— En ces matières d’amour, chevalier, la femme devine avec la plus grande facilité du monde. Cette faculté de deviner est comme un sixième sens qui nous a été donné pour protéger notre faiblesse.

Un homme ne saurait aimer deux femmes à la fois, sans que toutes deux en soient averties par un instinct infaillible.

— En vérité ! Les femmes sont des livres splendides, écrits en lettres d’or, mais dans une langue aussi difficile à comprendre que les hiéroglyphes.

— Merci de la comparaison, chevalier ! fit-elle en riant aux éclats.

— Il ne conviendrait pas, continua-t-elle, que les hommes pussent aisément scruter la femme. Cependant, nous, nous lisons dans les cœurs les unes des autres comme dans l’abécédaire de Troie, un livre si facile à comprendre que les enfants l’interprétaient avant de savoir lire.

XI.

Angélique jetait hardiment le défi à l’Intendant.

Elle voyait que c’était le plus sûr moyen de réveiller sa vanité. Lui qui se vantait de tant de succès, il voudrait sans doute venir à bout de sa résistance.

Elle ne se trompait point. Il lui promit de renvoyer mademoiselle de Saint Castin. Il n’était pas sincère cependant.

J’ai toujours eu la chance d’être vaincu dans les luttes qu’il m’a fallu soutenir contre votre sexe, Angélique, dit-il, radieux autant que soumis. Asseyez-vous là près de moi, en signe d’amitié.

Elle s’assit sans hésitation, lui abandonna sa main et, souriant adorablement dans son incomparable coquetterie, elle lui répondit :

— Chevalier, vous parlez maintenant, comme un amant magnifique.

« Quelque fort qu’on s’en défende
« Il y faut venir un jour ! »

— C’est marché conclu, Angélique, et pour jamais !…

Mais je suis plus exigeant que vous ne pensez. Rien pour rien, tout pour tout ! Voulez-vous aider la grande compagnie dans une affaire importante ?

— Pourquoi pas ? En voilà une question ! Mais de grand cœur, chevalier !

Je vous aiderai en tout ce que peut faire convenablement une femme, ajouta-t-elle avec un brin d’ironie.

— Bien ou mal, convenable ou non !

Mais rassurez-vous ; il n’y a rien d’alarmant.

Au reste tout est bien quand c’est vous qui agissez.

— Alors, vite ! chevalier, faites-moi connaître cette épouvantable épreuve qui m’attend… et me vaut pareils compliments.

— Voici, Angélique. Vous avez une grande influence sur le seigneur de Repentigny ?

Angélique rougit jusqu’aux yeux.

— Sur Le Gardeur ? répondit-elle avec vivacité. Pourquoi son nom ? Je ne veux rien faire contre le seigneur de Repentigny !

— Contre lui ? Mais pas du tout ! pour lui !

Nous craignons qu’il ne tombe dans les mains des honnêtes gens. Vous pouvez l’en empêcher, Angélique, si vous voulez.

— Je respecte le seigneur de Repentigny, dit-elle, répondant plutôt à ses propres pensées qu’à la remarque de Bigot.

Ses joues devinrent pourpres et, de ses doigts nerveux, elle rompit son éventail dont elle jeta les morceaux à terre avec violence.

— J’ai fait assez de mal à Le Gardeur, probablement continua-t-elle. Il vaudrait mieux peut-être ne plus le voir. Qui sait ce qui peut arriver ?

Elle avait l’air d’avertir l’intendant.

— Je suis heureux de voir qu’une amitié sincère vous unit à Le Gardeur, remarqua Bigot avec artifice. Vous apprendrez avec joie que nous avons l’intention de l’élever à une haute et lucrative position dans la compagnie, si toutefois les honnêtes gens ne le gagnent pas tout entier à leur cause.

— Les honnêtes gens ne l’auront pas si je puis les prévenir ! répliqua-t-elle avec chaleur. Personne n’éprouverait plus de plaisir que moi à le voir occuper une belle position.

— C’est ce que je pensais aussi. C’était un peu pour vous dire cela que je désirais vous voir.

— Vraiment ! je me plaisais à penser, chevalier, que vous n’étiez venu que pour moi !

Elle était quelque peu froissée.

— Et c’est pour vous seule aussi que je suis venu, lui répondit l’Intendant.

Il se sentait sur un terrain passablement glissant.

XII.

— Le chevalier Des Meloises, votre frère, vous a sans doute consulté au sujet des projets qu’il forme pour vous et pour lui ? demanda Bigot à mademoiselle Des Meloises.

— Mon frère a tant fait de projets, déjà, répondit Angélique, que je ne sais vraiment pas auquel de ces projets vous faites allusion.

Elle prévoyait ce qui allait arriver ; elle attendait, respirant à peine tant elle était oppressée.

— Vous devez savoir que d’avenir dépend surtout de votre union avec le chevalier De Repentigny.

Elle ne se contint pas davantage. Elle se leva, saisit Bigot par le bras, avec tant de violence qu’elle lui fit opérer un demi-tour.

— Chevalier Bigot, dit-elle, êtes vous venu ici pour me faire des propositions de la part de Le Gardeur de Repentigny ?

— Je vous demande pardon, mademoiselle ! je ne propose rien de la part de Le Gardeur. J’ai sanctionné sa promotion. Votre frère et la grande compagnie en général désirent cette union ; moi, je ne la désire pas !

Il dit ce dernier mot de façon à bien lui faire comprendre qu’il préférait ne la voir se marier avec personne.

— Je regrette de vous avoir parlé de ce projet, fit-il avec douceur, puisque cela vous contrarie.

— Oui ! cela me contrarie ! reprit-elle, en lui laissant le bras. Le Gardeur de Repentigny peut bien parler pour lui-même. Je ne permettrais pas à mon frère de me faire une pareille proposition, à plus forte raison, je ne saurais la discuter avec le chevalier Bigot.

— J’espère que vous me pardonnerez, mademoiselle. Je ne vous appellerai plus Angélique, jusqu’à ce que vous m’ayez rendu votre amitié. Assurément je ne vous aurais pas oubliée, lors même que vous vous seriez rendue aux vœux de votre frère. Je craignais, et je voulais vous mettre à l’épreuve.

— Prenez garde, chevalier ! l’épreuve pourrait être dangereuse ! riposta-t-elle avec chaleur. Ne recommencez pas, ou je prendrai Le Gardeur par dépit !

C’étaitpar amour ! qu’elle pensait ; l’autre mot ne partait que des lèvres.

Elle reprit :

— Je ferai tout pour le tirer des mains des honnêtes gens, tout excepté l’épouser… quant à présent, du moins.

XIII.

Ils parurent se comprendre parfaitement.

— C’est entendu ! fit Bigot. Maintenant je vous le jure encore, je n’ai pas eu l’intention de vous blesser. Vous frappez fort !

— Bah ! riposta-t-elle en souriant, les blessures faites par les femmes se guérissent vite ; il n’y paraît pas longtemps.

— Je ne sais pas. Du bout de son doigt qui n’écraserait pas un moucheron, une femme peut tuer l’homme le plus fort. J’ai vu cela.

— Heureusement, chevalier, ce n’est pas arrivé tout à l’heure, quand je vous ai touché ! Mais maintenant que je me suis vengée, je sens que je vous dois une réparation. Vous parlez de tirer Le Gardeur des mains des honnêtes gens ; comment puis-je vous aider ?

— De bien des manières. Quel jour a lieu la grande fête des Philibert ?

— Demain. Voyez ; j’ai été honorée d’une invitation spéciale.

Elle tira un papier de sa poche.

— Le colonel Philibert est bien poli, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle.

Bigot jeta un coup d’œil plein d’arrogance sur le billet.

— Avez-vous l’intention d’y aller, Angélique ? demanda-t-il.

— Non ! cependant, si je ne consultais que mes goûts, j’irais certainement.

— De qui donc prenez-vous conseil, si ce n’est de vous-même.

— Vous êtes bien flatteur !… De la grande compagnie, chevalier ! Je suis loyale, n’est-ce pas ? La grande compagnie avant tout !

— Tant mieux !

Soit dit en passant, il ne serait pas mal d’empêcher Le Gardeur d’assister à cette fête. Les Philibert, et les chefs des honnêtes gens ont beaucoup d’influence sur lui.

— Naturellement, ce sont tous des parents et amis. Mais si c’est votre désir, je l’en détournerai. Je ne pourrai pas l’empêcher d’y aller, mais il n’y restera point, fit-elle, avec un sourire malicieux, qui laissait deviner son pouvoir.

— C’est parfait, Angélique ! tout ce qui pourra amener une rupture entre eux !

XIV.

Il y avait dans la pensée de Bigot, des coins ténébreux qu’Angélique ne soupçonnait point ; mais en retour, Bigot avait accepté sans défiance, comme une preuve de dévouement, les propositions de sa nouvelle amie. Il ne s’était nullement douté qu’en le flattant de la sorte, elle ne faisait que suivre un plan tout arrangé d’avance. En effet, en apprenant que Cécile Tourangeau irait à la fête, elle avait décidé d’intervenir. Elle voulait empêcher, à tout prix, une entrevue entre Le Gardeur et cette jeune fille qu’elle avait insultée à cause de lui.

L’Intendant se retira enfin. Angélique demeurait agitée ; embarrassée, et un peu mécontente. Elle se rassit sur le banc, cacha sa tête dans ses deux mains et se prit à songer. Sous son apparente indifférence, elle était la plus soucieuse des jeunes filles en ce moment-là. Elle comprit qu’elle avait à faire un immense travail, un sacrifice pénible ; mais elle résolut de tout accomplir à quelque prix que ce serait ; car, après tout, c’est elle, et non pas les autres, qui aurait à souffrir.