Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 181-195).


CHAPITRE XIV.

LE CONSEIL DE GUERRE.

I.

La séance fut régulièrement ouverte et le secrétaire lut les dépêches royales. La lecture fut écoutée avec attention et respect ; mais il était facile de voir qu’il y avait divergence d’opinion chez les conseillers !

Le gouverneur se leva et d’une voix calme, presque solennelle, il dit :

— Messieurs, ces dépêches que vous venez d’entendre lire, nous apprennent que notre France bien aimée est dans un grand danger. Pour lutter contre les puissances alliées, le roi a besoin de toutes les forces ; il ne peut donc plus nous envoyer de secours.

Aujourd’hui la flotte anglaise est souveraine… Demain elle ne le sera plus. — On eut dit qu’il prédisait ses futures victoires sur l’océan. — Des troupes anglaises arrivent à New York et à Boston. Elles vont s’unir aux armées américaines pour attaquer la Nouvelle-France.

L’ennemi a commencé la construction d’un grand fort à Chouaguen, sur le lac Ontario, pour faire échec à notre forteresse de Niagara. Bientôt aussi l’on saura sans doute si Carillon est capable de protéger la vallée du Richelieu.

Je n’ai pas peur pour Carillon, messieurs, car c’est le comte de Lusignan qui en est le gardien, — le comte de Lusignan que j’ai le plaisir de voir au milieu de vous.

Le comte de Lusignan, cheveux gris, air martial, salua respectueusement. Le gouverneur continua :

— Les dépêches nous conseillent de retirer les troupes de Carillon, cependant ; je demande au comte quel sera, dans son opinion, le résultat de ce fait, s’il s’accomplit.

— Si nous commettons une pareille folie, s’écria de Lusignan, dans huit jours les cinq nations seront sur le Richelieu, et dans un mois les Anglais seront dans Montréal !

— Alors, comte, vous ne conseillez pas d’abandonner Carillon ? Et le gouverneur sourit en disant cela, car il comprenait bien lui aussi l’absurdité d’une pareille question.

— Pas avant que Québec lui-même soit tombé ! Et alors le vieux comte de Lusignan ne pourra plus aviser Sa Majesté…

— Bien dit ! comte, bien dit ! Avec vous Carillon est sauvé ! Si un jour l’ennemi ose l’attaquer, il s’emplira, ce vieux fort, des riches dépouilles de la victoire, et son drapeau deviendra l’orgueil de la Nouvelle-France !

— Puisse-t-il en être ainsi, gouverneur ! Donnez-moi seulement le royal Roussillon, et je vous jure que jamais Anglais, Hollandais, ou Iroquois ne traversera les eaux du lac St. Sacrement !

— Comte, vous parlez comme le croisé, votre ancêtre… Mais il m’est impossible de vous donner le royal Roussillon. Ne pensez-vous pas qu’il soit possible de tenir avec la garnison que vous avez ?

— Contre les forces de la Nouvelle-Angleterre, oui ; mais peut-être pas contre les réguliers anglais qui débarquent à New York.

— Ce sont ceux que le roi a vaincus à Fontenay, n’est-ce pas ? demanda l’Intendant, qui tout courtisan qu’il était, n’aimait guère, non plus, la teneur des dépêches ; car il savait bien que ce n’était point pour l’honneur de la France que la Pompadour voulait la paix.

— Plusieurs de ces réguliers ont en effet combattu à Fontenay, répondit de Lusignan. Je le tiens d’un prisonnier anglais que les Indiens ont amené au fort Lydius.

— Alors, riposta de La Corne St. Luc, plus il y en aura de ceux-là et plus ce sera drôle ! Plus le prix est élevé et plus s’enrichit celui qui le gagne ! Le riche trésor de la vieille Angleterre va payer pour la besace de la Nouvelle ! Dans la Nouvelle Acadie, tout ce que nous avons pu obtenir, ça été du hareng boucané et des jarretières de peau d’anguille pour nous préserver des rhumatismes !

— Les Anglais de Fontenay ne sont pas trop à dédaigner, observa le chevalier de Léry. Ils ont pris Louisbourg, et ils prendront Québec si nous discontinuons nos travaux de fortification.

— Ce ne sont pas eux qui ont pris Louisbourg, riposta Bigot, fort contrarié. Il n’aimait pas en effet qu’on parlât de cette place où il avait joué un si déplorable rôle.

— Louisbourg est tombé par la mutinerie des suisses ! ajouta-t-il aussitôt avec colère. Ces vils mercenaires voulaient extorquer l’argent de leurs commandants, tandis que c’était le sang de l’ennemi qu’ils auraient dû demander.

De La Corne St. Luc se pencha alors vers un officier acadien qui était assis à côté de lui :

— Morbleu ! lui dit-il, Satan a du toupet, eh bien ! il rougirait d’entendre Bigot. Bigot avait les clefs du trésor, et il refusa de payer aux soldats leur salaire : de là la révolte et la chute de Louisbourg.

— Toute l’armée sait cela, répliqua l’officier. Mais, écoutez ! l’abbé Piquet va parler. C’est assez nouveau de voir les prêtres dans un conseil de guerre.

— Personne plus que l’abbé Piquet n’a le droit de parler ici, répondit de La Corne ; personne n’a trouvé chez les sauvages autant d’alliés à la France que ce patriotique abbé !

Quelques-uns ne partageaient pas les généreux sentiments du vieux soldat. Ils s’imaginaient que c’était déroger aux nobles coutumes militaires que de permettre à un abbé de prendre part aux délibérations.

Il y avait là un féroce disciple de La Serre.

— Le maréchal de Belleisle ne permettait pas même au cardinal Fleury, dit-il, de montrer ses bas rouges dans un conseil de guerre, et ici nous souffrons que tout un troupeau de robes noires s’en vienne se mêler à nos uniformes. Que dirait Voltaire.

II.

L’armée n’aimait pas l’abbé Piquet, parcequ’il faisait tout en son pouvoir pour empêcher les troupes françaises de s’introduire dans ses missions. Elles démoralisaient les néophytes. Il déployait un grand zèle pour la répression des abus, et les officiera qui, pour la plupart, avaient des intérêts dans le trafic lucratif des liqueurs, se plaignaient amèrement de l’autorité qu’il s’arrogeait.

Le fameux missionnaire du roi remarqua bien l’air de dédain de quelques officiers. Il se leva. Son maintien, digne et imposant, proclamait qu’il avait le droit d’être là et de parler.

Avec son front haut et basané, son œil vif, son air résolu, il aurait bien porté le chapeau à plume de maréchal. Dans sa soutane noire aux larges plis, il ressemblait à ces graves sénateurs de Venise, qui n’hésitaient jamais à remplir un devoir, si pénible qu’il fût, lorsque le salut de l’État le demandait.

Il tenait à la main un rouleau de wampum. C’était le gage des traités de paix qu’il avait conclus avec les tribus indiennes, et le signe par lequel elles promettaient alliance et secours au grand Ononthio, comme elles appelaient le gouverneur de la Nouvelle-France.

III.

— « Monseigneur le gouverneur, commença l’abbé, en déposant le rouleau sur la table, je vous remercie de l’honneur que vous faites aux missionnaires, en les admettant au conseil. Ce n’est pas en qualité de ministre du Seigneur, mais en qualité d’ambassadeur du roi que nous sommes ici, maintenant. J’avoue cependant que nous avons travaillé pour la gloire de Dieu et la manifestation de notre divine religion.

« Voici les gages des traités que nous avons conclus avec les nombreuses et guerrières tribus de l’occident. Je vous apporte, Excellence, des garanties de l’alliance des Mianis et des Shawnees de la grande vallée de la Belle-Rivière, l’Ohio. Je suis chargé de dire à Ononthio qu’elles sont en paix avec notre roi et en guerre pour jamais avec ses ennemis.

« Au nom de notre belle France, j’ai pris possession des terres et des eaux depuis les Alleghanys jusqu’à la Louisiane. Les Sacs et les Renards au Mississipi, les Pouteouamis, les Winnebagos et les Chippewas des cents tribus qui pêchent dans les grands lacs et les longues rivières de l’ouest ; les belliqueux Outaouais qui ont porté jusque sur les bords du lac Érié le langage des Algonquins, enfin tous les ennemis des Iroquois se sont engagés à marcher contre les Anglais et les cinq nations, quand vous ordonnerez de déterrer la hache de guerre. L’été prochain, tous les chefs de ces tribus viendront à Québec, pour ratifier, dans une assemblée solennelle, les engagements qu’ils ont pris. »

L’abbé se mit à dérouler alors, avec la lenteur pleine de dignité des Indiens, les bandes de Wampum. Elles étaient plus ou moins longues, selon la durée de l’alliance de chaque tribu. Il donna les explications nécessaires et montra le sceau, ou la signature de chacun des chefs. Cette signature était ordinairement une bête, un oiseau ou un poisson.

IV.

Le conseil examina avec beaucoup d’intérêt ce document d’un genre nouveau. Il savait quelle part importante ces Indiens pouvaient prendre dans une guerre contre l’Angleterre.

— « Vous nous apportez des gages d’une grande valeur, et nous les acceptons avec reconnaissance, monsieur l’abbé, répondit le gouverneur. Ils prouvent à la fois et votre habileté et votre dévouement au roi. Vous vous êtes acquitté d’un grand devoir et vous l’avez fait avec adresse, vous et vos confrères missionnaires. Ce sera avec plaisir que je dirai ces choses à Sa Majesté. L’étoile de l’espérance brille à l’Occident, comme pour nous empêcher de désespérer à la vue des nuages qui s’élèvent de l’Orient.

« La perte de l’Acadie, dans le cas où elle serait définitive, se trouverait amplement compensée par l’acquisition de ces immenses et fertiles territoires de la Belle-Rivière et de l’Illinois.

« Les missionnaires ont gagné les cœurs des tribus de l’ouest. Nous pouvons donc espérer, aujourd’hui, de relier par une chaîne continue d’établissements français, la Nouvelle-France à la Louisiane !

« Acquérir ces vastes contrées couvertes de forêts vieilles comme le monde et fertiles comme la Provence et la Normandie, ah ! c’est le rêve que je fais depuis que Sa Majesté m’a honoré du gouvernement de cette province !

« Toute ma vie j’ai servi mon roi, continua-t-il, et je l’ai servi avec honneur et distinction même, permettez-moi cette parole de vanité…

Il parlait avec une noble franchise et une mâle assurance. Mais aucun sentiment de vanité n’inspirait ses paroles.

« J’ai rendu de grands services à mon pays, continua-t-il, mais je pourrais lui en rendre de plus grands encore : ce serait de transplanter dans les vallées de l’ouest, dix mille paysans et ouvriers de France, pour apprendre à ces solitudes à ne répéter jamais que des accents français !

« La guerre actuelle peut finir d’un moment à l’autre. Je crois qu’elle achève. La dernière victoire de Lawfelt a porté aux alliés commandés par Cumberland, un coup aussi rude que Fontenoy.

« On parle, en Europe, de reprendre les négociations au sujet de la paix : que les pacificateurs se hâtent et que Dieu les bénisse ! Si la paix nous est rendue et si la France reste fidèle à elle-même, elle se hâtera de peupler la vallée de l’Ohio et de s’assurer la souveraineté en Amérique.

« Mais il nous faut en même temps garder tous nos forts, les plus éloignés comme les plus rapprochés, et ne pas céder un pouce de terrain. Il faut fortifier Québec et le rendre inexpugnable. En conséquence, je joindrai ma voix à la vôtre, messieurs, pour représenter respectueusement au comte de Maurepas, combien sont inopportunes les dépêches que nous venons de recevoir.

« J’espère que l’Intendant royal voudra bien, maintenant, nous faire connaître son opinion sur le sujet, et je serai heureux d’avoir sa coopération dans une mesure si importante pour la colonie et pour la France. »

V.

Le gouverneur prit son siège.

L’Intendant n’était pas un partisan de la paix : la grande compagnie avait, en effet, toutes les raisons du monde de désirer la continuation de la guerre.

Elle avait le monopole du commerce et de l’approvisionnement des armées. La paix aurait vite tari les sources de ces immenses richesses que les associés amassaient si vite et dépensaient si follement. Elle aurait rendu le commerce libre et débarrassé la population du joug pesant qui l’écrasait.

Bigot prévoyait bien que, dans le calme et les loisirs de la paix, des plaintes pourraient s’élever au milieu du peuple, qui seraient écoutées. On le dénoncerait à cause de ses exactions, et qui sait ? ses amis de la cour ne seraient peut-être pas capables de les sauver de la ruine, ni même du châtiment, lui et ses compagnons.

Il savait cependant qu’il n’avait rien à craindre tant que la marquise de Pompadour gouvernerait le roi et le royaume. Mais Louis XV était capricieux et infidèle dans ses amours. Il avait changé maintes fois de maîtresses et de politique. Il pouvait changer encore pour le malheur de Bigot et de tous les protégés de la Pompadour.

Les lettres que Bigot venait de recevoir par le Fleur de Lys étaient assez alarmantes. On chuchotait à la cour que la maîtresse du roi allait avoir une rivale. La belle Lange Vaubernier avait attiré l’attention de Louis, et les courtisans expérimentés devinaient en elle la future favorite.

Cette petite rieuse de Vaubernier était loin de prévoir, alors, qu’après la mort de la Pompadour, elle deviendrait, comme aussi la Du Barry, la dame du palais. Elle était bien plus loin encore de deviner ce qui l’attendait dans sa vieillesse, sous le règne suivant. Non ! elle ne prévoyait pas qu’elle serait traînée à la guillotine ; qu’elle remplirait les rues de Paris de ses gémissements ! qu’au-dessus des hurlements de la tourbe révolutionnaire on l’entendrait s’écrier : Laissez-moi la vie ! la vie ! et je me repentirai ! la vie ! et je me dévouerai à la république ! la vie ! et je donnerai toutes mes richesses à la nation !

Supplications inutiles d’une âme passionnée ! La mort ! c’est la mort qui devait lui répondre !

Ces jours de ténèbres étaient encore dans le sein de Dieu.

La jeune étourdie de Vaubernier cherchait alors à prendre le cœur du roi, et cela causait une grande inquiétude à l’Intendant. La disgrâce de la Pompadour, c’était le signal de sa ruine et de la ruine de ses associés. C’était à cause des intrigues de cette fille, que la puissante courtisane avait tout à coup incliné vers la paix. Elle voulait garder le roi près d’elle.

Ainsi, le mot paix et le nom de Vaubernier paraissaient également odieux à Bigot, et il ne savait réellement pas comment agir.

Mauvais citoyen, homme d’État corrompu, il était Français toujours, et toujours il se montrait fier des succès et de la gloire de sa nation. D’une main il pillait le trésor public et de l’autre il tenait une épée, pour défendre jusqu’à la mort, s’il le fallait, sa belle patrie.

Il aurait voulu écraser l’Angleterre sur le sol de l’Amérique. La perte de Louisbourg le désola ; c’était une victoire de l’ennemi. Pourtant il y eut beaucoup de sa faute dans ce malheur.

Aux derniers jours de la Nouvelle-France, lorsque Montcalm fut tombé, il céda le dernier ; et quand tous les autres conseillèrent de battre en retraite, il ne voulait pas consentir à livrer Québec aux Anglais.

VI.

Il se leva pour répondre à l’invitation du gouverneur. Il promena sur le conseil un regard froid mais respectueux, puis, élevant sa main chargée des diamants que lui avaient donnés les favorites et les courtisans, il dit :

«  Messieurs du conseil de guerre, j’approuve de tout mon cœur ce que vient de dire son Excellence, au sujet de nos fortifications et de la défense de nos frontières. C’est notre devoir, comme conseillers du roi dans la colonie, de protester humblement contre les allégués des dépêches du comte de Maurepas.

«  Québec, bien fortifié, vaut une armée sur le champ de bataille, et ce n’est qu’en défendant ses murs qu’on peut sauver la colonie. Il ne peut y avoir qu’une seule opinion à ce sujet, dans le conseil, et cette opinion devrait être immédiatement soumise à Sa Majesté.

« Le fardeau de la guerre est bien lourd pour nous aujourd’hui.

“ Nos relations avec la France sont devenues bien difficiles, depuis que le marquis de La Jonquière a perdu sa flotte. Le Canada est presque livré à ses seules ressources.

«  Mais, Français ! plus le péril est grand et plus grande sera notre gloire, si nous savons nous défendre ! Et je suis plein de confiance !

Tous se tournèrent vers lui en signe d’approbation. Il les regarda avec orgueil :

« Oui, je suis plein de confiance ! continua-t-il, et je suis certain que tous les habiles, vaillants et dévoués officiers que je vois autour de cette table, sauront encore repousser l’ennemi, et conduire à de nouveaux triomphes notre royal étendard ! »

VII.

Ces paroles flatteuses, dites à propos, soulevèrent l’enthousiasme, et furent couvertes par des applaudissements.

— Bien dit ! chevalier Intendant, bien dit ! s’écria-t-on.

— Je félicite sincèrement le vénérable abbé Piquet, continua Bigot, sur les succès étonnants qu’il a eus, auprès des belliqueuses tribus de l’ouest. Grâce à lui, les ennemis du roi sont devenus ses meilleurs alliés. Comme Intendant royal, je fais des vœux pour que le digne abbé réussisse à bâtir un fort, et à créer une mission à la Présentation. C’est en effet le meilleur moyen de diviser les forces des Iroquois.

De La Corne St. Luc murmura à l’Acadien qui était assis près de lui :

— C’est fort bien dit : le diable lui-même ne parlerait pas mieux. Bigot est comme une cloche, qui résonne harmonieusement si l’on sait comment la frapper. Il est malheureux qu’un homme aussi habile ne soit qu’un fripon.

— Les belles paroles ne mettent pas de beurre sur le pain, colonel, répondit l’Acadien, que nulle éloquence ne pouvait désarmer. Bigot a vendu Louisbourg !

C’était une opinion accréditée en Acadie, mais elle n’était pas fondée.

— Bigot sait bien graisser son pain, riposta de La Corne. Tout de même j’étais loin de croire qu’il prendrait cette position. C’est la première fois qu’il se déclare contre Versailles. Il y a quelque chose dans l’air… La machine se détraque… Il doit y avoir une femme au fond de l’affaire. Mais, écoutons, il continue.

VIII.

L’Intendant, après avoir examiné certains papiers, se mit à parler des ressources de la colonie, du nombre d’hommes en état de porter les armes, des munitions et du matériel de guerre qui se trouvaient dans les magasins, et de la force relative des diverses provinces. Il maniait les chiffres comme un jongleur indien, les billes. Il en arriva à la conclusion que la colonie, laissée à ses propres ressources, pouvait lutter pendant deux ans encore contre l’Angleterre.

Ses paroles produisirent une excellente impression, et quand il s’assit, ses adversaires mêmes avouèrent qu’il avait parlé comme un administrateur habile et un vrai Français.

Cadet et Varin donnèrent à leur chef la plus chaude adhésion. Quelque pervers qu’ils fussent, dans la vie privée comme dans la vie publique, ils ne manquaient ni de clairvoyance ni de courage. Ils volaient leur pays, mais se tenaient prêts à le défendre contre l’ennemi.

IX.

D’autres parlèrent à leur tour. Des hommes dont les noms étaient bien connus déjà ou devaient l’être plus tard : De La Corne St. Luc, Céleron de Bienville, le colonel Philibert, le chevalier de Beaujeu, les Devilliers, le Gardeur de St. Pierre et de Léry.

Tous approuvèrent le gouverneur et l’Intendant ; tous furent d’accord sur la nécessité de fortifier Québec et de garder sérieusement la frontière. En effet, le traité d’Aix-la-Chapelle pouvait être conclu d’un moment à l’autre, — comme il le fut en effet, — aux conditions de l’Uti possidetis, et en prévision de ces conditions possibles, la Nouvelle-France devait veiller d’un œil jaloux sur tout son territoire.

Les délibérations du conseil furent longues et animées. Il fallut examiner attentivement et discuter les rapports des commandants postés sur la frontière, les plans de défense, d’attaque et de conquête, les forces et les desseins de l’ennemi. Quelques descendants des partisans de Cromwell, venus en Amérique, républicains intraitables qui détestaient l’Angleterre, et la trahissaient pour leur propre compte, échangeaient depuis longtemps avec les gouverneurs de la Nouvelle-France, des correspondances secrètes, au sujet de ces forces et de ces desseins.

Les lampes avaient brûlé longtemps, et la nuit était avancée lorsque la séance finit. La plupart des officiers acceptèrent un réveillon avant de se retirer dans leurs quartiers. Bigot et ses amis refusèrent. Ils prirent congé et se rendirent au palais, où les attendaient un dîner plus somptueux et des convives plus gais.

X.

Le vin coula avec abondance à la table de l’Intendant. Les souvenirs irritants revinrent en foule à la mémoire des buveurs, et Bigot se laissant tout à coup emporter par la colère, s’écria :

— Que le Chien d’Or et son maître aillent au diable tous les deux ! Philibert paiera de sa vie l’outrage qu’il m’a fait aujourd’hui, ou je veux mourir !…

Vois-tu, Cadet, continuait-il en regardant le parement de son habit, il y a encore ici une tache de boue ! Une belle médaille pour porter à un conseil de guerre !…

— Un conseil de guerre ! riposta Cadet en déposant sa coupe qu’il avait vidée jusqu’au fond. J’aimerais mieux affronter de nouveau cette émeute ! j’aimerais mieux ramer sur les galères de Marseille, que d’être ainsi questionné par un charlatan d’herboriseur comme La Galissonnière ! Quel impertinent ! quelles vilaines questions ne m’a-t-il pas faites au sujet des magasins du roi ! Il ressemblait à un juge qui interroge un accusé, et non pas à un gouverneur qui demande des renseignements à un officier du roi.

— Vous avez raison, Cadet, affirma Varin, ce lâche flatteur, qui fit un honteux sacrifice d’honneur au duc de Choiseul, pour sauver sa fortune mal acquise. Nous avons tous des injures à venger ! L’Intendant vient de nous montrer la boue que la populace lui a jetée. Eh bien ! je lui demande s’il s’est plaint au conseil de guerre, et quelle satisfaction exigera le conseil.

Cadet jeta un éclat de rire.

— Le conseil ? Pouah !… C’est Bigot, lui-même, qui l’exigera la satisfaction ! Et nous l’aiderons, nous !

Mais j’affirme, moi, qu’il n’y a que le poil du chien qui l’a mordu qui puisse guérir sa morsure ! Ce qui m’a fait le plus rire ce matin, à Beaumanoir, ça été de voir, avec quel sans gêne, le petit du Chien d’Or, Philibert le jeune, est venu enlever à la grande compagnie Le Gardeur son nouveau membre.

— Nous allons perdre notre néophyte, Cadet ; j’ai été bien fou de le laisser s’en aller avec Philibert, observa Bigot.

— Bah ! je ne crains pas cela. Nous le tenons par une triple corde, une corde filée par satan ! N’ayez pas peur !

Cadet riait : il était de joyeuse humeur.

— Que voulez-vous dire, Cadet ? quelle est cette triple corde ? demanda l’Intendant.

Et il vida sa coupe d’une façon nonchalante, comme s’il n’eut attaché aucune importance à la réponse de son ami.

— Son amour du vin ! son amour du jeu ! son amour des femmes !… Ou plutôt sa passion pour une femme ; c’est toujours la chaîne qui lie le plus fortement les jeunes fous comme lui, qui pourchassent la vertu et n’attrapent que le vice.

— Ah ! il est épris ! et de qui, s’il vous plaît ? Quand une femme vous prend à ses appas, c’en est fait ; votre destin se fixe. Vous êtes à jamais sauvé… ou perdu. Mais qui est-elle, Cadet, ce doit être, en tout cas, une habile créature, ajouta Bigot en forme de sentence.

— Oui, c’est une habile créature ; trop habile pour De Repentigny. Elle le tient comme un poisson au bout de sa ligne et elle le sortira de l’eau quand elle voudra.

— Cadet ! Cadet ! achevez ! dites tout ! crièrent une douzaine de voix.

— Oui ! dites tout ! répéta Bigot. Nous sommes tous des compagnons de plaisir, et il ne doit y avoir ni secret de vin, ni secrets de femmes entre nous.

— Je ne donnerais pas une aveline pour toutes les femmes passées, présentes et futures, reprit Cadet en lançant une écale au plafond ; cependant, je dois vous avouer que celle dont je parle est superbe. Arrêtez ! Pas n’est besoin de crier : Cadet, achève ; je vais vous dire ce que je sais :

Que pensez-vous de la belle, de la joyeuse Angélique Des Meloises ?

— Angélique ? fit l’Intendant. Est-ce que Le Gardeur l’aime ?

Il paraissait intrigué.

— S’il l’aime ! Il la suivrait à quatre pattes comme un chien !

XI.

Bigot se porta la main au front et réfléchit un instant.

— Vous avez raison, Cadet, reprit-il, si Le Gardeur aime cette fille, nous le tenons bien. Angélique ne laisse partir ses victimes que pour le bûcher. Les honnêtes gens vont perdre un des plus beaux poissons de leur rivière, si Angélique lui a jeté l’hameçon.

Il ne paraissait guère goûter ces menues nouvelles, cependant. Il se leva, fit quelques tours pour reprendre possession de lui-même, puis vint s’asseoir encore.

— Allons ! messieurs ! reprit-il, soyons moins sérieux. Buvons aux amours de Le Gardeur et de la belle Angélique ! Je serai bien trompé si nous ne trouvons pas en elle, le Deus ex machinâ qui va nous tirer d’embarras.

Les coupes furent remplies. On apporta des cartes et des dés. Le jeu commença, le vin se mit à couler. Jeu d’enfer ! fleuve de vin !

Jusqu’à l’heure matinale où le soleil vint, comme à regret, inonder les fenêtres de ses rayons roses, le palais de l’Intendant retentit des éclats du plaisir.