Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 98-114).


CHAPITRE VIII.

CAROLINE DE SAINT CASTIN.

I.

La dame Tremblay traversa une suite de pièces, puis revint un moment après pour dire que sa maîtresse était descendue à sa chambre secrète, afin sans doute, de moins entendre le bruit qui la troublait si fort.

— Je vais aller la rejoindre, répliqua l’Intendant ! vous pouvez vous retirer, dame Tremblay.

Il traversa le salon et alla toucher un cordon dissimulé dans l’un des panneaux brillants qui couvraient les murs. Une porte s’ouvrit et laissa voir un escalier garni d’épais tapis qui conduisait aux larges voûtes du château.

Il descendit d’un pas empressé mais peu sûr.

L’escalier aboutissait à une chambre spacieuse, où une lampe magnifique, suspendue par des chaînes d’argent au plafond peint en fresques, répandait des flots de lumière. Les murs de cette chambre étaient couverts de superbes tapisseries des Gobelins, qui représentaient les plaines de l’Italie, toutes ruisselantes de soleil et parsemées, dans une splendide échappée de vue, de bosquets, de temples et de colonnades. L’ameublement en était d’une magnificence vraiment royale. Tout ce que le luxe pouvait désirer, tout ce que l’art pouvait fournir se trouvait là. Sur un sofa reposait une guitare et tout auprès, l’écharpe et les gants de la jolie reine du lieu.

L’Intendant ouvrit la porte, enveloppa la pièce d’un regard inquisiteur, mais ne vit personne. Dans un enfoncement de la muraille, de l’autre côté, se trouvait l’oratoire avec un autel surmonté d’un crucifix. Une ombre mystérieuse enveloppait ce lieu ; cependant, l’Intendant put apercevoir une personne à genoux ou plutôt prosternée. C’était Caroline de St-Castin. Son front touchait la terre et ses mains jointes enveloppaient sa tête. Vêtue d’une longue robe blanche, les cheveux épars sur les épaules, elle ressemblait à l’Ange de la douleur, criant, avec des larmes, du plus profond de son âme : Agneau de Dieu qui effacez les péchés du monde, ayez pitié de moi ! Elle était tellement absorbée dans son chagrin qu’elle ne remarqua pas l’arrivée de l’Intendant.

Bigot s’arrêta tout étonné, tout rempli de crainte, à la vue de cette femme ravissante qui pleurait sur elle-même dans le secret de sa chambre. La pitié adoucit son regard ; il appela par son nom l’infortunée jeune fille et courut à elle. Elle se releva lentement, en tournant vers lui son visage baigné de larmes. C’est cette figure de vierge désolée qui hante depuis lors les ruines de Beaumanoir.

II.

Caroline de St-Castin était de taille moyenne ; élégante et déliée, elle semblait grande cependant. Ses traits étaient d’une extrême délicatesse. Elle avait ces tresses sombres comme l’aile des corbeaux et cet œil noir aux ardents reflets que l’on retrouve encore, après plusieurs générations, chez les descendants des Européens qui se sont mêlés aux enfants de la forêt. L’œil indien reste comme un héritage, longtemps après que l’on a perdu dans la famille le souvenir de l’origine. Son teint pâle avait eu la riche couleur de l’olive, mais aujourd’hui le chagrin le flétrissait. Cependant, elle était belle encore et plus séduisante que les plus roses visages.

Elle descendait d’une ancienne et noble famille Acadienne, dont le fondateur, le baron de St-Castin, avait épousé une beauté indienne, la fille du grand chef des Abénaquis.

La maison de son père, l’une des plus importantes de la colonie, fut longtemps le rendez-vous de tous les officiers royaux de l’Acadie. Unique enfant de cette noble maison, elle fut élevée, comme l’exigeaient son rang, sa position, et le luxe de l’époque, dans tous les raffinements.

Dans une heure d’infortune, la belle jeune fille rencontra pour son malheur le chevalier Bigot, commissaire en chef de l’armée, et par conséquent l’un des premiers officiers de l’Acadie.

Elle n’était pas accoutumée aux manières séduisantes de la mère patrie, et l’esprit délicat et la courtoisie charmante de cet homme lui plurent et l’enchantèrent. Elle était gaie, franche, confiante. Son père, tout entier aux affaires publiques, l’avait trop souvent laissée à elle-même ; au reste, il n’aurait pas désavoué les assiduités du chevalier Bigot, s’il les avait connues ; parce que profondément honorable lui-même, il ne croyait pas qu’un gentil homme pût faire une chose malhonnête.

Bigot, rendons-lui cette justice, apportait dans ses relations avec mademoiselle de St-Castin, toute la sincérité dont il était capable. Elle était au-dessus de lui par son rang et sa fortune, et il l’aurait épousée s’il n’avait pas appris que son projet soulevait l’indignation à la cour de France. Il lui avait déjà offert son amour ; il régnait en maître dans son cœur trop sensible.

Caroline espérait comme elle aimait. Nulle part la terre n’était verdoyante, l’air pur, le ciel serein comme sur les bords du Bassin des mines, ces lieux témoins de ses tendres amours. Elle aimait avec cette passion qui jette dans l’extase. Elle gardait les promesses qu’elle faisait à cet homme, comme elle eut gardé ses promesses à Dieu. Elle l’aimait plus qu’elle même, et elle était heureuse de souffrir pour lui et à cause de lui.

III.

Cette existence enchantée ne dura que quelques mois. Un jour Bigot reçut des lettres de Versailles. C’était sa patronne, la marquise de Pompadour, qui lui déclarait qu’elle allait lui trouver une femme à la cour. Bigot était trop lâche courtisan pour repousser l’intervention de cette femme, et pas assez franc pour faire connaître sa position à sa fiancée. Il remit son mariage à plus tard. Les exigences de la guerre l’appelèrent ailleurs. Il avait gagné le cœur d’une pauvre femme trop confiante, mais il avait trop appris à l’école dissolue de la régence, pour sentir, en s’éloignant de la plus aimée de ses victimes, autre chose qu’un regret passager.

Quand il quitta l’Acadie, l’Acadie tombée aux mains des Anglais, il quitta aussi le seul cœur véritablement aimant, qui crut encore en son honneur, et fit des vœux pour sa fidélité.

L’heure du désenchantement arriva bientôt pour Caroline. Elle ne put se le cacher, l’homme qu’elle aimait avec tant d’ardeur et de fidélité, l’avait lâchement trompée, lâchement abandonnée.

Elle apprit qu’il occupait la haute position d’Intendant de la Nouvelle-France, mais elle se sentit oubliée, comme la rose qui avait fleuri et s’était desséchée dans son jardin sous les soleils d’autrefois.

Lors de la perte de la colonie, son père avait été appelé en France. Il allait revenir. Jamais, elle le savait bien, il ne lui pardonnerait d’entretenir un amour méprisé. Ce serait avec une implacable sévérité qu’il repousserait tout projet de revoir celui qu’elle aimait avec tant de passion. Dans une heure d’aberration causée par le plus violent désespoir, elle s’enfuit de la maison, et s’en alla chercher un refuge dans la forêt, chez ses parents éloignés, les Abénaquis.

Les Indiens l’accueillirent avec un grand plaisir, et un profond respect : ils reconnaissaient ses droits à leur dévouement, à leur obéissance.

Ils lui firent chausser les mocassins de la tribu, et ayant reçu la confidence de ce qui causait chez elle un chagrin mortel, ils la conduisirent à travers les bois épais, vers la ville de Québec.

C’est là qu’elle espérait retrouver l’Intendant. Elle ne voulait pas lui reprocher sa perfidie ; elle l’aimait trop pour cela. Mais elle voulait implorer sa pitié, ou mourir à sa porte, s’il demeurait insensible. Tel avait été le rêve insensé qui avait égaré sa pauvre tête, et lui avait fait entreprendre une démarche inexcusable !

Et voilà comment la belle et noble Caroline de Saint Castin, ainsi que nous l’avons déjà expliqué, se trouvait à Beaumanoir.

IV.

Mademoiselle de Saint-Castin avait passé dans la prière, les larmes et les gémissements, cette nuit de débauche. Elle pleurait sur elle-même et sur Bigot, dont elle connaissait maintenant la dépravation. Parfois, dans son désespoir, elle accusait la Providence d’injustice et de cruauté ; parfois, à la vue de sa faute immense, elle se disait que toutes les peines de la terre ne sauraient la racheter, et que la mort et le jugement de Dieu, pouvaient seuls l’en punir justement.

Toute la nuit, à genoux au pied de l’autel, elle avait demandé miséricorde et pardon. De temps en temps, quand un écho de l’orgie venait jusqu’à elle, et faisait frémir la porte de sa chambre, elle se levait terrifiée. Mais personne ne descendit près d’elle pour la consoler ! personne ne vit sa désolation ! Elle se croyait oubliée de Dieu et des hommes.

Parfois aussi elle distinguait, dans ce concert infâme, la voix de l’Intendant, et elle se demandait comment elle avait pu aimer autant cet homme. Et pourtant, elle était obligée de s’avouer qu’elle serait encore prête à faire pour le revoir, ce qu’elle avait fait depuis. Elle l’aimerait toujours cet ingrat ! Il était infidèle et parjure, lui ; mais elle, la mort seule la délierait de ses serments !

Les heures suivirent les heures, et chacune lui parut un siècle de souffrance. Le délire s’emparait de ses esprits. Elle crut entendre la voix de son père en colère, qui l’appelait par son nom ; elle crut entendre les anges accusateurs, qui se moquaient d’elle à cause de sa faute. Elle s’affaissa dans un sombre désespoir, suppliant Dieu de mettre fin à sa misérable existence.

Bigot entra. Il la releva en lui murmurant des paroles de pitié. Elle porta sur lui un regard si plein de reconnaissance, qu’il en aurait été touché, s’il n’avait pas été de pierre. Mais elle exagérait le sens de ses paroles. Il était trop ivre pour réfléchir, trop insouciant pour rougir de sa démarche.

— Caroline, lui dit-il, que faites-vous ici ? C’est le temps de s’amuser, et non de prier. La noble compagnie qui est dans la grande salle, désire présenter ses hommages à la dame de céans. Venez avec moi.

Il lui offrit le bras avec une grâce, qui lui faisait rarement défaut, même dans ses plus mauvais moments. Caroline le regarda tout étonnée, sans comprendre.

— Aller avec vous ! balbutia-t-elle, je le veux bien, vous le savez, mais où m’emmenez-vous ?

— Dans la grande salle. Mes nobles hôtes désirent vous voir et rendre hommage à votre beauté.

Elle comprit ce qu’il voulait. Ce fut un éclair. Elle ne s’était jamais sentie tant offensée dans sa dignité de femme. Pâle de honte et de terreur, elle retira vivement sa main.

— Monter à la grande salle ! frémit-elle, en reculant toujours, aller me donner en spectacle à vos convives ? François Bigot ! épargnez-moi cette honte et cette humiliation ! Je suis devenue méprisable, je le sais, mais, Ô ! mon Dieu ! je ne suis point assez vile encore n’est-ce pas, pour être montrée comme une infâme, à ces hommes ivres qui m’appellent à grands cris ! oh ! non !

— Bah ! Vous vous occupez trop des convenances, Caroline, répliqua Bigot, qui s’inquiétait un peu de son attitude. Comment ! les plus belles dames de Paris ne trouvaient pas déplacé de paraître en costume d’Hébées et de Ganymèdes, devant le régent duc d’Orléans, pendant les beaux jours de la jeunesse du roi, et plus tard elles firent la même chose, dans l’une des plus grandes fêtes que le roi donna à Choisy… Ainsi, venez ma chère, venez !…

Il l’entraîna vers la porte.

— Épargnez-moi ! François ! s’écria-t-elle, en tombant à genoux, le visage caché dans ses mains et fondant en larmes. Épargnez-moi ! François ! Oh ! pourquoi Dieu ne m’a-t-il pas fait mourir, avant que vous soyez venu me commander une chose que je ne peux pas faire, que je ne veux pas faire ! ajouta-t-elle, en lui saisissant les mains.

— Je n’ordonne pas, Caroline ; je vous fais part du vœu exprimé par mes convives. Non, ce n’est pas moi qui exige cela : j’y consens pour leur faire plaisir, répondit Bigot.

Il était touché de ses larmes et de ses supplications. Il n’avait pas prévu une aussi pénible scène.

— Oh ! merci ! François ! merci de cette bonne parole ! … Je savais bien que vous ne me commandiez pas une chose aussi honteuse. Vous n’êtes pas sans pitié pour l’infortunée Caroline… non, vous ne la montrerez pas à ces hommes

— Non ! répliqua-t-il avec impatience, ce n’est pas moi, c’est Cadet qui a eu cette idée ! Il devient fou quand il boit trop ; moi aussi, sans cela je ne l’aurais jamais écouté ! Tout de même, Caroline, j’ai promis de vous amener, et mes amis vont se moquer de moi s’ils me voient revenir seul… Viens, pour l’amour de moi, Caroline !… Arrange un peu ces beaux cheveux en désordre ; je vais être fier de toi, va, ma Caroline ! Il n’y a pas une femme de la Nouvelle-France qui peut t’être comparée, ô ma belle Caroline !

— François ! dit-elle avec un sourire plein de tristesse, il y a longtemps que vous me parlez ainsi… je veux réparer le désordre de mes cheveux, mais pour vous seul…

Rougissante, elle roula de sa main habile, comme une couronne autour de son front, ses longues tresses noires. Elle ajouta :

— Un jour, il m’en souvient, j’aurais été au bout du monde pour vous entendre dire ces douces paroles… Hélas ! c’est fini ! vous ne pouvez plus être orgueilleux de moi comme aux jours heureux d’autrefois, quand nous étions à Grand Pré !! Non, ces jours d’amour et d’ivresse ne reviendront plus jamais ! jamais !

V.

Bigot gardait le silence ; il ne savait plus ce qu’il devait répondre, ni ce qu’il avait à faire. La transition de la salle de l’orgie aux plaintes et aux larmes de l’alcôve, l’avait dégrisé. Avec sa raison, il avait aussi retrouvé un peu de douceur.

— Caroline, dit-il, je n’insisterai pas davantage. On me dit méchant et vous me croyez tel ; mais je ne suis pas brutal. C’est une promesse que j’ai faite étant ivre. Varin, cet animal d’ivrogne, vous a appelée la reine Vashti, et m’a supplié de vous amener dans la salle du festin, pour que tous vous admirent ; et moi, j’ai juré que pas une des beautés qu’ils vantent n’est comparable à vous…

— Le sieur Varin m’a appelé la reine Vashti ? Hélas ! il est peut-être bon prophète sans le savoir ! fit-elle avec une amertume profonde. La reine Vashti refusa d’obéir au roi qui lui commandait de lever son voile pour que les grands de la cour, réunis dans une fête bachique, fussent témoins de sa beauté. Elle fut chassée et une autre monta sur le trône à sa place. Telle pourrait bien être ma destinée, François !

— Alors, vous ne voulez pas venir, Caroline ?

— Non ! tuez-moi si vous le voulez, et portez-leur mon cadavre !… mais, jamais vivante, je ne paraîtrai devant des hommes… C’est à peine si je puis soutenir votre regard, François, ajouta-t-elle en détournant ses yeux pleins de larmes et sa figure rouge de honte.

— C’est bien, Caroline, reprit Bigot qui admirait réellement son esprit et son énergie ; ils finiront sans vous voir leur joyeuse fête. Ils boiront sans vous aux torrents de vin qui coulent depuis la nuit !…

— Et les pleurs coulent ici, dit-elle tristement… les pleurs coulent bien abondants !… Puissiez-vous, François, n’en jamais connaître l’amertume !…

Bigot marchait d’un pas mieux affermi qu’à son arrivée. Les fumées du vin se dissipaient. C’était au moment les convives chantaient la chanson qu’avait entendue le colonel Philibert en arrivant au château. À peine le refrain fut-il achevé que des coups, répétés avec une fiévreuse impatience, firent retentir la porte.

— Ma chère enfant, dit-il, repose-toi, maintenant, calme-toi. François Bigot n’oublie pas les sacrifices que tu as faits pour son amour. Il faut que j’aille rejoindre les hôtes qui m’appellent ou plutôt te demandent à grands cris.

Il voulut s’éloigner :

— François ! dit-elle en le retenant par la main ; et elle tremblait et sa voix était douce et plaintive, François ! si vous vouliez renoncer à la société de ces hommes et bannir de votre table ces malheureux excès, la bénédiction du Seigneur descendrait sur votre tête et le peuple vous aimerait encore… François ! vous pouvez devenir aussi bon que vous êtes grand. Il y a longtemps que je voulais vous parler ainsi, et je n’osais jamais, j’avais peur. Aujourd’hui, je suis sans crainte, car vous venez de vous montrer plein de bonté pour moi.

Bigot ne pouvait être tout à fait insensible à cette voix pleine de douceur et de tristesse ; mais il était le jouet d’influences étrangères : il ne s’appartenait plus.

— Caroline ! répondit-il, votre conseil est sage et bon comme vous-même ; j’y songerai pour l’amour de vous, si non pour moi. Adieu ! pauvre chère ! allez vous reposer… ces veilles douloureuses vous tuent et je veux que vous viviez pour voir des jours meilleurs et plus beaux.

— Je le veux bien. Et elle l’enveloppa d’un regard débordant de tendresse. Après ces bonnes paroles, je vais bien reposer, ô mon François ! Jamais la rosée du ciel n’a été douce aux fleurs comme votre voix à ma pauvre âme…

Bigot sortit plus triste et meilleur qu’il n’avait jamais été. Mais ce ne fut que pour un moment.

Caroline, vaincue par les émotions, rentra dans sa chambre, et se jeta sur sa couche, implorant les bénédictions du ciel sur celui qui l’avait si cruellement trahie ; mais quand l’amour parle au cœur de la femme, elle ne sait que s’apitoyer, compatir et pardonner chaque fois qu’on l’offense.

VI.

Ha ! ha ! fit Cadet en voyant rentrer l’Intendant dans la salle toute retentissante des éclats du délire, ha ! ha ! Son Excellence propose et la dame dispose !… Elle a une volonté à elle, la belle dame ! et elle refuse d’obéir… En vérité, l’Intendant a l’air de venir de Quimper-Corentin où l’on ne trouve jamais rien de ce que l’on cherche.

— Silence ! Cadet ! pas de folies ! répliqua Bigot avec impatience, bien que d’ordinaire il souffrit que l’on dit en sa présence des choses bien pires.

— Des folies ? c’est vous qui en faites, Bigot !

Cadet pouvait dire tout ce qu’il lui plaisait, et il ne se gênait nullement.

— Avouez, Excellence, continua t-il, qu’elle est aussi cagneuse que Saint Pedauque de Dijon. Elle n’ose pas marcher sur nos tapis, parce qu’elle a peur de nous montrer ses grands pieds !

Cette grosse plaisanterie arracha un éclat de rire à Bigot. Les pouvoirs occultes de la salle du banquet remportaient sur ceux de la chambre secrète. Il répliqua avec politesse cependant :

— Je l’ai dispensée de paraître, Cadet. Elle est indisposée… ou elle n’aime pas à se montrer… ou elle a d’autres raisons, et quand une femme donne une raison un gentilhomme n’insiste pas.

— Dieu du ciel ! murmura Cadet, le vent souffle d’un point nouveau : il fraîchit et vient de l’est ; gare à l’orage !

Et avec toute la gravité que peut avoir un homme ivre, il commença à chanter ce refrain de chasse de Louis XIV,

Sitôt qu’il voit sa chienne,
Il quitte tout pour elle.

Bigot partit d’un grand éclat de rire.

— Cadet, dit-il, quand tu es saoul, tu es le plus grand bandit de la chrétienté, et tu en es le plus fin coquin lorsque tu es à jeun.

Laissons reposer la belle et buvons en son honneur : Valets, apportez de l’eau-de-vie ! Nous nous demanderons s’il est jour quand minuit sonnera à la vieille horloge du château.

VII.

Les coups de Philibert retentirent de plus en plus fort et furent entendus jusque dans la salle ! Bigot ordonna aux valets d’aller voir qui se permettait de troubler ainsi la fête.

— Ne laissez entrer personne ! Il est défendu d’ouvrir quand la grande compagnie est assemblée pour traiter d’affaires. Prenez des fouets, valets, et chassez l’insolent !… quelque misérable habitant, je parie, qui s’en vient pleurnicher parce que les pourvoyeurs du roi lui auront pris des œufs et du lard !

Un serviteur revint, portant une carte sur un plateau d’argent.

— Un officier en uniforme attend votre Excellence, dit-il à Bigot ; il apporte des ordres du gouverneur.

Bigot regarda la carte en fronçant les sourcils, et ses yeux étincelèrent quand il lut le nom.

— Le colonel Philibert ! exclama-t-il, l’aide-de-camp du gouverneur ! Qu’est-ce qui l’amène à pareil moment ? Entendez-vous ? continua t-il en se tournant vers Varin. C’est votre ami de Louisbourg, celui qui allait vous mettre dans les fers, et vous envoyer en France pour vous faire juger, quand la garnison menaça de livrer la place parce que nous ne voulions pas la payer.

Varin n’était pas tellement ivre qu’il ne sentît la rage lui monter au cœur, à ce nom de Philibert. Il jeta sa coupe sur la table :

— Je ne boirai pas une goutte tant qu’il ne sera pas sorti ! s’écria-t-il. Maudit cou-croche de La Galissonnière ! ne pouvait-il pas envoyer un autre messager à Beaumanoir ?… Mais je garde son nom sur ma liste ; il me paiera tôt ou tard ses insolences de Louisbourg !

— Tut ! tut ! fermez vos livres ; vous êtes trop commerçants pour des gentilshommes, fit Bigot. Il s’agit de décider si nous allons permettre à Philibert de nous apporter ses ordres ici ; par Dieu ! nous ne sommes guère présentables…

Présentables ou non, il avait à peine achevé que, Philibert, las d’attendre, et trouvant la porte ouverte, se précipita à l’intérieur. Il parut dans la grande salle.

VIII.

Un moment, il s’arrêta stupéfait devant la scène dégoûtante qu’il aperçut.

Il se sentit écœuré par ces visages enluminés, ces langues embarrassées, ce désordre, ces ordures, cette puanteur de l’orgie. Il eut peine à contenir son indignation, à la vue de tant de gens de haut rang et de hautes positions, qui se vautraient encore à pareille heure dans la débauche.

Bigot était trop habile pour manquer de politesse.

— Vous êtes le bienvenu ! colonel Philibert, dit-il ; vous n’étiez pas attendu, mais vous êtes le bienvenu. Approchez : voyez d’abord, avant de vous acquitter de votre message, l’hospitalité qui se donne à Beaumanoir… Vite ! serviteurs ! des coupes nouvelles et des carafes pleines en l’honneur du colonel Philibert.

— Merci de votre politesse, chevalier. Vous me pardonnerez bien si je m’acquitte de mon message immédiatement ; mon temps ne m’appartient pas aujourd’hui, et je ne puis m’asseoir. Son Excellence le gouverneur désire votre présence et celle des commissaires royaux au conseil de guerre qui aura lieu cet après-midi. On vient de recevoir des dépêches du pays, par le Fleur de lys ; et il faut que le conseil s’assemble immédiatement.

Philibert songea à l’importance des questions qui allaient être discutées ; il pesa l’attitude de ces hommes qui allaient former le conseil, et une rougeur subite lui monta au front. Il refusa de boire et s’éloigna de la table en saluant l’Intendant et ses compagnons.

IX.

Il se retirait. Alors, de l’autre bord de la table une voix lui cria :

— Mais, par tous les dieux ! c’est lui ! Pierre Philibert, arrête !

Le Gardeur de Repentigny se précipita comme un tourbillon, renversant chaises et convives, tout ce qui lui barrait le chemin. Il courut vers le colonel. Celui-ci ne le reconnut pas à cause du désordre de ses vêtements et de sa figure, et le repoussa pour ne pas subir ses embrassements.

— Mon Dieu, Pierre ! est-ce que tu ne me reconnais pas ? fit Le Gardeur, piqué au vif. Je suis Le Gardeur de Repentigny. Regarde-moi bien, mon cher ami, voyons ! regarde-moi bien… Philibert fixa sur lui un regard tout plein d’étonnement et de douleur :

— Toi ? toi, Le Gardeur de Repentigny ? est-ce possible ? Le Gardeur ne t’a jamais ressemblé ; Le Gardeur ne s’est jamais mêlé à des gens comme ceux que je vois !

Philibert avait échappé ces dernières paroles. Heureusement pour lui, elles furent étouffées par le tapage de la salle ; sans cela il aurait pu les payer de sa vie.

— C’est cependant moi, Pierre ! regarde-moi encore, reprit Le Gardeur ; je suis bien celui que tu as un jour retiré du St-Laurent ; je suis le frère d’Amélie.

Philibert regarda fixement Le Gardeur, et il ne douta plus. Il l’attira sur sa poitrine, disant d’une voix émue et pleine de pitié :

— Ô ! Le Gardeur ! je te reconnais maintenant ! mais où et comment je te retrouve ! Combien de fois j’ai rêvé de te revoir encore ! mais dans la chaste et vertueuse maison de Tilly, jamais ici ! Que fais-tu ici, Le Gardeur ?

— Pardonne-moi, Pierre ! je sais comme il est honteux d’être ici.

Sous le regard de son ami, Le Gardeur s’était tout à coup transformé : il était devenu un autre homme. La surprise semblait l’avoir dégrisé.

— Ce que je fais ici, mon cher ami ! reprit-il, en portant ses regards autour de la salle, c’est plus aisé à voir qu’à dire. Mais, par tous les saints ! j’en ai fini ! Tu retournes à la ville tout de suite, Pierre ?

— Tout de suite, Le Gardeur, le gouverneur m’attend.

— Alors je m’en retourne avec toi. Ma bonne tante et ma sœur sont à Québec. J’ai su ici même leur arrivée ; j’aurais dû partir sur le champ, mais le vin de l’Intendant a eu trop d’emprise sur moi. Qu’ils soient tous maudits ! parce qu’ils m’ont déshonoré à tes yeux, Pierre… et aux miens !

Philibert tressaillit en apprenant qu’Amélie était à Québec.

— Amélie est en ville ? répéta-t-il d’une voix joyeusement surprise ; je n’espérais pouvoir sitôt lui présenter mes hommages, à elle et à madame de Tilly.

Son cœur battait fort à la pensée de revoir cette belle jeune fille dont le souvenir avait depuis tant d’années embelli ses rêves les plus suaves et inspiré ses actions les plus nobles.

— Viens, Le Gardeur, dit-il, prenons congé de l’Intendant et regagnons la ville ; mais pas dans l’état où tu es, ajouta-t-il en souriant, au moment où Le Gardeur le prenait par le bras pour sortir. Pas dans cet état, Le Gardeur ; baigne-toi, lave-toi, purifie-toi ; je vais attendre au grand air, dehors. L’odeur de cette pièce me suffoque.

X.

— Le Gardeur ! cria Varin, de l’autre côté de la table, vous n’allez pas nous laisser, j’espère, et forcer les gens à se séparer. Attendez un peu ; nous allons boire quelques rondes, encore et nous partirons tous ensemble.

— J’ai fini mes rondes, pour aujourd’hui, Varin ; puissé-je avoir fini pour jamais ! Le colonel Philibert est mon meilleur ami ; je vous laisse vous-même pour le suivre ; ainsi, excusez-moi.

— Vous êtes excusé, Le Gardeur, répliqua Bigot avec d’autant plus de politesse qu’il détestait cette amitié entre Philibert et Le Gardeur. Nous devons tous partir quand les cloches de la cathédrale sonneront midi, ajouta-t-il. Acceptez le coup d’adieu, Le Gardeur, et décidez le colonel à l’accepter aussi, car j’ai peur qu’il ne loue guère notre hospitalité.

— Pas une goutte de plus, aujourd’hui ! serait-ce de la coupe de Jupiter lui-même !

Le Gardeur repoussait d’autant mieux la tentation qu’il sentait son ami Philibert le tirer par sa manche.

— C’est bien ! comme vous voudrez, Le Gardeur ; du reste, je crois que nous en avons tous assez, peut-être trop, même.

Et il se mit à rire. Il ajouta :

— Je crois que le colonel Philibert nous fait rougir… ou plutôt nous ferait rougir, si nous ne portions déjà sur nos visages les teintes vermeilles de Bacchus.

Philibert, avec une politesse tout officielle, dit adieu à l’Intendant et aux convives.

Deux valets servirent Le Gardeur. Il se mit au bain et prit des vêtements nouveaux. Un peu plus tard, il sortait du château, à peu près sobre, et transformé en un brillant chevalier. Seulement, autour des yeux, une rongeur cuisante restait pour raconter la débauche de la nuit.

À la porte du château, assis avec la gravité d’un juge, sur le montoir, maître Pothier écoutait, en attendant le retour du colonel Philibert, les bruits joyeux de l’intérieur, le chant, la musique et le choc des coupes ; et tout cela formait à son avis, le plus harmonieux concert qu’il fut possible d’imaginer.

— Je n’ai pas besoin de vous pour m’en retourner, maître Pothier, voici votre salaire, lui dit Philibert en lui mettant quelques pièces d’argent dans la main. Ma cause est gagnée ! ajouta-t-il. N’est-ce pas, Le Gardeur ?

Il regardait son ami d’un air de triomphe en disant cela.

— Bonsoir, maître Pothier ! dit-il au vieux notaire, et il s’éloigna en compagnie de son ami.

Le vieux notaire ne pouvait pas les suivre ; il alla cahotant, par derrière, pas fâché d’avoir le temps et le loisir de conter et faire sonner ses pièces de monnaie. Il était dans cet heureux état d’un homme dont les espérances sont plus que réalisées. Il se voyait à l’auberge de la bonne dame Bédard, dans la charmante petite salle à manger, bien assis dans le vieux fauteuil, le dos tourné au foyer, le ventre appuyé à la table, un plat de rôti fumant devant lui, une bouteille de cognac d’un côté, un flacon de cidre de Normandie de l’autre, et avec lui, pour boire et manger mieux, un ou deux bons compères. Alerte, avec des pieds mignons et des mains habiles, la belle Zoé Bédard s’empressait à les servir.

Oui ! ce tableau d’un bonheur parfait flottait devant les yeux fatigués de maître Pothier, et il était ravi de cet Éden nouveau, sans arbres et sans fleurs, mais orné de tables, de coupes, de plateaux et de tout ce qu’il fallait pour les bien remplir.

— Un digne gentilhomme et un brave officier ! je le jure ! disait-il en galopant. Il est généreux comme un prince, attentif comme un évêque, capable de faire un juge, et un juge en chef, encore ! Que voudriez-vous faire pour lui, maître Pothier ? Je réponds à l’interrogation de la cour : je ferais son contrat de mariage, je rédigerais ses dernières volontés, son testament, avec le plus grand plaisir et gratuitement. Pas un notaire, dans la Nouvelle-France, ne pourrait faire plus ! Alors son imagination vagabonde se porta sur un texte qu’il aimait beaucoup, « la grande nappe toute couverte d’oiseaux et de poissons de diverses espèces, bons à manger : » et il répéta les paroles bibliques ; mais la langue lui fourcha, et au lieu de dire : Pierre, lève-toi, tue et mange ! il cria : Pothier, lève-toi, tue et mange !