Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 54-70).


CHAPITRE V.

LE NOTAIRE AMBULANT.

I.

La patience de maître Jean Le Nocher, le robuste traversier de la rivière Saint-Charles, avait été rudement mise à l’épreuve depuis quelques jours, par les bandes d’habitants qui se rendaient à Québec. Ils venaient à la corvée du roi et se prévalaient en conséquence des privilèges accordés aux personnes attachées au service royal. Exempts de péage, ils payaient avec un salut ou une plaisanterie le pauvre Jean pas du tout accoutumé à cette monnaie.

Cependant, ce matin-là avait commencé, pour Jean, sous d’heureux auspices. Un officier du roi, monté sur un cheval gris, venait de traverser la rivière, et loin de se prévaloir des avantages que lui donnait son uniforme, il avait payé en bon argent plus que le tarif. Avant de poursuivre sa course, il avait adressé quelques bonnes paroles au traversier, et fait un salut aimable à sa femme, Babet, qui se tenait debout à la porte de la maison. Babet avait répondu par une révérence.

— Celui là, dit Jean à sa jolie et gaie compagne, c’est un gentilhomme, et un vrai ! il est généreux comme un prince… Vois ce qu’il m’a donné.

Il sortit une pièce d’argent, l’admira un moment, puis la lui jeta.

Elle tendit son tablier pour la recevoir, la fit jouer entre ses doigts, et la colla sur sa joue.

— On voit bien, répliqua-t-elle, que ce bel officier vient du château, et non pas du palais. Vraiment, il est admirable avec cette flamme dans les yeux et ce sourire sur les lèvres. Il est aussi bon qu’il est beau ou je ne m’y connais pas en hommes.

— Oh ! tu sais fort bien juger des hommes, Babet, puisque tu m’as choisi entre tous, repartit Jean avec un gros éclat de rire.

Il s’amusait de son bon mot que Babet approuva cordialement.

— Oui, répondit la jolie femme, je distingue un faucon d’une scie, et quand une femme est aussi perspicace que cela, Jean, elle sait toujours reconnaître un gentilhomme. Non, je n’ai pas vu depuis nombre d’années un plus bel officier.

— En effet, il est assez beau garçon… Qui, diable ! peut-il être ? Il galope comme un maréchal, et ce cheval gris a de la jambe, observa le traversier qui suivait sur le chemin blanc de poussière, la course rapide du cavalier, vers les hauteurs de Charlesbourg. Il va probablement à Beaumanoir faire visite à l’Intendant qui n’est pas encore de retour de la chasse, ajouta-t-il.

— Oui, dit Babet d’un air de mépris, il y a trois jours qu’ils sont là, une poignée d’amis à boire, et à s’amuser, dans leur chère retraite, pendant que tout le monde est obligé d’aller travailler aux fortifications. Je parierais que cet officier s’en va prier ces vaillants de la Friponne de vouloir bien s’en revenir à la ville pour faire aussi, comme le pauvre peuple, leur part de travail.

— Ah ! la Friponne ! la Friponne, s’écria Jean, que le diable l’emporte, la Friponne ! chaque jour ma barque s’enfonce sous le poids des malédictions des habitants qui sortent de là, volés comme par un colporteur Basque, mais avec moins de politesse.

II.

La Friponne, comme l’appelait le peuple, c’était l’immense magasin établi par la grande compagnie des marchands de la Nouvelle France. Cette compagnie avait le monopole des importations et des exportations. Elle possédait ses privilèges en vertu d’ordonnances royales et de décrets de l’Intendant, et elle en abusait largement. Elle ruinait toutes les entreprises commerciales de la colonie. Elle était naturellement haïe, et méritait cent fois le nom de Friponne, que le peuple volé et pressuré lui avait donné avec ses malédictions.

— On dit, Jean, reprit Babet, qui possédait un esprit pratique et savait, en bonne ménagère, le prix des denrées et les bons marchés à faire, on dit, Jean, que le bourgeois Philibert ne cédera pas comme les autres marchands. Il se moque de l’Intendant et continue à acheter et à vendre à son comptoir, comme il l’a toujours fait, en dépit de la Friponne.

— Oui, Babet, c’est ce qu’on rapporte. Mais je n’aimerais pas à être dans ses bottes, s’il entre en guerre avec l’Intendant. C’est un vrai Turc que l’Intendant.

— Ouais ! Jean, tu as moins de courage qu’une femme. Toutes les femmes sont en faveur du bourgeois. C’est un marchand honnête, qui vend à bon marché et ne vole personne.

En parlant ainsi, Babet jetait un regard complaisant sur sa robe neuve, une robe qu’elle venait d’acheter à bonnes conditions, au magasin du bourgeois. Elle avait intérêt du reste, à parler ainsi, vu que Jean l’avait grondée un peu, — il ne faisait jamais plus, — à cause de sa vanité. Pourquoi en effet, avait-il murmuré, acheter, comme une dame de la ville, une jolie robe de fabrique française, quand toutes les femmes de la paroisse portent, à l’église comme au marché, des jupons d’étoffe du pays ?

Jean n’avait pas eu le courage de dire un mot de plus. C’est qu’en vérité il trouvait Babet bien plus jolie dans cette robe d’indienne que dans sa jupe de droguet, bien que la robe d’indienne coûtât le double.

Il ferma les yeux sur la petite extravagance et se mit à parler du bourgeois.

— On dit que le roi a les bras longs, mais cet Intendant a les griffes plus longues que satan. Il y aura du trouble au Chien d’Or avant longtemps ; remarque ce que je te dis, Babet. Pas plus tard que la semaine dernière l’Intendant et Cadet ont passé la rivière. Ils causaient intimement. Ils m’avaient oublié, et croyaient n’être pas entendus ; mais j’avais l’oreille ouverte comme toujours. J’ai surpris une parole, et je souhaite qu’il n’arrive rien de fâcheux au bourgeois ; je n’en dis pas davantage.

— Je ne sais pas trop ce que feraient les chrétiens s’il lui arrivait malheur, répondit Babet toute pensive. Tout le monde est traité avec politesse, et reçoit pour son argent au Chien d’Or. Quelques-uns des escrocs de la Friponne l’ont accusé devant moi l’autre jour, d’être huguenot, le bourgeois. Je n’en sais rien, et je ne le crois pas. Dans tous les cas, aucun marchand de Québec ne donne bon poids et longue mesure comme lui. Un des préceptes de la religion, c’est d’aller droit, d’abord ; voilà mon avis, Jean.

Jean se porta la main au front. Il avait l’air préoccupé.

— Je ne sais pas, dit-il, s’il est huguenot, ni ce que ce c’est qu’un huguenot. Ils disent tant de choses ! Ils ont bien dit aussi qu’il était Janséniste endiablé ! Dans leur bouche, à ces escrocs, je suppose que ça veut dire à peu près la même chose, Babet. Du reste, cela ne nous regarde pas. Un marchand qui est gentilhomme, qui est bienveillant envers tout le monde, qui donne bon poids et bonne mesure, qui ne ment pas et ne fait de mal à personne, doit être un bon chrétien.

Un évêque ne serait pas plus honnête en affaires que le bourgeois, et sa parole vaut la parole du roi ; que nous importent leurs calomnies ?

— Que l’on dise ce que l’on voudra du bourgeois, répliqua Babet, il est certain tout de même qu’il n’y a pas un bon chrétien dans la ville s’il n’en est pas un ; il n’y a pas non plus dans le voisinage de l’église une maison mieux connue et plus aimée de tous les habitants que le Chien d’or ; et, l’on a beau dire, c’est là qu’il faut aller pour bâcler de bons marchés… Mais qui sont ceux-là qui nous arrivent ?

Elle regarda à travers sa main demi-fermée, comme dans une lunette.

III.

Une bande de vigoureux garçons descendait au bord de la rivière pour se faire traverser.

— Ce sont de braves habitants de Sainte-Anne, observa Jean, je les connais : ils vont à la corvée aussi et passent sans payer, tous, jusqu’au dernier. Je vais les traverser en criant : Vive le roi ! Une belle affaire ! Vaut autant aller se promener que travailler pour rien.

Jean sauta lestement dans le canot et les nouveaux venus le suivirent en plaisantant sur son surcroît de besogne.

Jean supporta gaiement leurs plaisanteries, se mit à rire, riposta de son mieux et, plongeant ses rames dans l’eau paisible, fit vaillamment sa part de la corvée du roi en débarquant sains et saufs sur l’autre bord ses nombreux passagers.

IV.

Dans le même temps l’officier qui venait de traverser la rivière courait à toute vitesse, sur la route longue et droite qui conduisait à un groupe de blanches maisons sur la pente de la colline. Du clocher de la vieille église qui dominait ces maisons, s’envolaient dans l’air frais de la matinée les mélodieux tintements des cloches.

Le soleil versait sur la campagne des flots de lumière dorée, et de chaque côté de la route des gouttes de rosée scintillaient encore sur les rameaux des arbres, les feuilles des plantes et les pointes du gazon. C’était, pour saluer le lever du roi du jour, un déploiement extraordinaire de richesses et de joyaux.

Jusqu’au loin s’étendaient, sans haies ni clôtures, les vastes prairies et les champs de blé mûrissants. Des fossés étroits ou des bancs de gazon, parsemés de touffes de violettes, de fougères et de fleurs sauvages de toutes les teintes, séparaient les champs.

Il ne semblait pas nécessaire alors de séparer autrement les fermes, tant l’accord régnait entre ces honnêtes colons qui avaient apporté de la vieille Normandie leur mode de culture et leurs âpres vertus.

Çà et là, sur la nappe verte des prés ou dans les vergers ombreux, se dessinaient les pignons rouges et les murs blancs des maisons. Toutes les fenêtres étaient ouvertes pour laisser entrer l’air chargé de parfums.

V.

Tout-à-coup, avec les senteurs suaves entra le bruit des sabots d’un cheval retentissant sur le chemin dur, et de jolies figures s’avancèrent pour examiner curieusement l’officier portant le casque à plume blanche, qui dévorait ainsi la route.

C’était un homme digne d’attirer les regards, grand, droit et fièrement découplé. Chez lui, le type normand, sans être parfait, était digne et beau. Des yeux bleus et profonds, fermes sous d’épais sourcils, regardaient avec persistance, mais douceur, tandis que le menton bien arrondi, et les lèvres un peu serrées donnaient à toute sa physionomie un air de fermeté qui s’accordait bien avec son loyal caractère. C’était le colonel Philibert en uniforme royal. Ses cheveux châtains étaient retenus par un ruban noir, car il n’aimait pas à porter la perruque poudrée tant à la mode à cette époque.

Depuis longtemps il n’était passé sur le chemin de Charlesbourg ; depuis longtemps il n’avait admiré, comme aujourd’hui, le site enchanteur qu’il traversait. Cependant, il le savait bien, il y avait un spectacle plus beau : le grand promontoire de Québec avec sa couronne d’invincibles fortifications, et son bouquet de glorieux souvenirs, les plus beaux de l’Amérique du Nord. Aussi plus d’une fois, dans son enthousiaste admiration, il tourna son coursier, et s’arrêta un moment pour le contempler. Québec, c’était sa ville natale, et les dernières menaces de l’ennemi étaient à ses yeux un outrage à sa mère. Impatient d’arriver, il reprit une dernière fois sa course rapide, et jusqu’à ce qu’il eut passé un bouquet d’arbres qui lui remit en mémoire un souvenir de sa jeunesse, cette pensée d’invasion le remplit d’amertume.

Il se rappela qu’un jour, pendant un violent orage, il avait, avec Le Gardeur de Repentigny, son compagnon de classe, cherché un abri sous ces arbres. La foudre tomba sur l’orme qui les recouvrait. Tous deux perdirent connaissance pendant quelques minutes et purent se vanter d’avoir vu la mort de près. Ils ne l’oublièrent jamais.

VI.

À l’aspect de ces arbres une foule de pensées, auxquelles il se plaisait souvent, revinrent vives, et douces à son esprit. Il revit Le Gardeur et le manoir de Tilly et la belle jeune fille qui avait enchanté son enfance. Pour elle, pour mériter son sourire, pour environner son nom de gloire, il avait, pendant toute sa jeunesse, rêvé les exploits les plus brillants. Il se la représentait, maintenant, sous des traits divers et toujours belle, mais il l’aimait surtout comme elle était le jour où il avait sauvé la vie à Le Gardeur, quand dans un élan de reconnaissance, elle l’avait si tendrement embrassé, en lui promettant une prière chaque jour de sa vie.

Philibert s’était délecté dans les romanesques visions qui hantent l’imagination des jeunes gens appelés à de hautes destinées ; visions ensoleillées par le regard d’une femme et par l’amour.

Ce sont les rêves qui mènent le monde, les rêves des cœurs passionnés et des lèvres brûlantes, et non les paroles enchaînées par des règles de fer ; c’est l’amour, non la logique. Le cœur avec ses passions, non pas l’esprit avec ses raisonnements dirigent, dans leur marche éternelle, les actions de l’humanité.

La nature avait doué Philibert du riche don de l’imagination. Il possédait en outre un jugement solide, perfectionné par l’expérience et l’habitude des affaires sérieuses.

Son amour pour Amélie avait grandi en secret et ses racines s’enfonçaient jusqu’au plus profond de son cœur. Il se mêlait instinctivement ou volontiers à tous les actes de sa vie, et cependant il n’espérait guère. Il savait que l’absence fait naître l’oubli. La jeune fille de jadis avait, sans doute, formé de nouveaux liens, de nouvelles relations dans le monde enchanteur où elle brillait maintenant, et le souvenir de l’ami d’enfance était devenu sans doute une chose surannée. Lorsqu’il revint à Québec quelques jours auparavant, il regretta de ne l’y point trouver et, depuis lors, l’état de la colonie et l’importance de ses devoirs de soldat ne lui avaient pas permis d’aller renouveler connaissance avec le manoir de Tilly.

VII.

Juste en face de la rustique église de Charlesbourg, au pied du grand clocher, s’élevait, non comme une menace, mais comme une sorte d’auxiliaire, l’ancienne hôtellerie de la Couronne de France, une maison à la mode, avec toiture haute et pignons pointus. L’enseigne de la Couronne, se balançait, toute dorée, à la branche basse d’un érable, d’où tombait une ombre épaisse, où bruissaient ces splendides feuilles devenues l’emblème du Canada.

À la tombée du jour, ou vers l’heure de l’Angelus, quelques habitants du village venaient d’ordinaire s’asseoir à l’ombre de l’érable, sur des bancs rustiques, pour causer des nouvelles du jour, des probabilités de la guerre, des ordonnances de l’Intendant et des exécutions de la Friponne.

Les dimanches, entre la messe et les vêpres, des gens de toutes les parties de la paroisse se trouvaient réunis et discutaient les affaires de la fabrique, parlaient de la valeur de la dîme pour l’année courante, des œufs de Pâque, de la pesanteur du premier saumon de la saison, toutes choses qu’ils avaient coutume d’offrir au curé avec les prémices des champs, afin d’obtenir abondance et bénédiction pour le reste de l’année.

Souvent le curé se mêlait à ces propos. Assis dans son fauteuil, à l’ombre de l’érable, pendant l’été et, l’hiver, auprès d’un bon feu, il défendait ex cathedra, les droits de l’Église et décidait avec bonne humeur toutes les questions disputées. Il trouvait que ses paroissiens étaient plus dociles à ses bons conseils, quand ils avaient bu un verre de cidre normand et fumé une pipe de tabac canadien à la Couronne de France ; ils le comprenaient moins, semblait-il, quand il leur parlait du haut de la chaire dans son style le plus soigné.

VIII.

À l’heure où commence notre récit, cependant, tout était bien tranquille autour de la vieille hôtellerie. Les oiseaux chantaient et les abeilles bourdonnaient dans le soleil. La maison brillante de propreté était presque déserte. L’on ne voyait que trois personnes penchées sur une table, tête contre tête, et absorbées dans leur entretien. C’était Mme Bédard, l’intelligente hôtesse de la Couronne de France, et Zoé, son héritière, — un joli brin de fille assurément, — puis, un petit vieillard alerte et vif qui écrivait, écrivait ! comme s’il n’eut jamais fait que cela. Il portait une robe noire en lambeaux, relevée jusqu’aux genoux, pour laisser la jambe libre ; une perruque frisée qui semblait n’avoir connu que l’étrille, un pantalon noir raccommodé avec des pièces de diverses couleurs, et des bottes de cuir rouge, comme les habitants avaient coutume d’en porter. Cet étrange attirail composait le costume de maître Pothier dit Robin, le notaire ambulant, une spécialité pas tout-à-fait inutile qui fleurissait sous l’ancien régime, dans la Nouvelle-France.

Un plat vide et quantité de miettes amassées sur la table, faisaient voir que le vieux notaire avait grassement déjeûné avant de prendre la plume. Tout près de son coude, au fond d’un grand sac de peau entr’ouvert, on voyait apparaître quelques paquets de papiers sales attachés avec du galon rouge, un ou deux misérables volumes de la Coutume de Paris, et un peu plus que les couverts d’un tome de Pothier, son grand homonyme et sa première autorité en droit. Au milieu de tout cela, quelques morceaux de linge aussi malpropres que les papiers. Mais les habitants se souciaient bien de tout cela ! Tant il leur fournissait des arguments contre leurs adversaires. Ils étaient fiers même de son suprême négligé.

Maître Pothier dit Robin jouissait d’une grande réputation parmi les habitants, et c’était fort naturel ; il allait de paroisse en paroisse, de seigneurie en seigneurie, rédigeant pour tous des billets, des obligations, des contrats de mariage, des testaments ; et l’on sait si nos gens, en vrais Normands qu’ils sont, invoquent la loi et font des chicanes, respectent les documents écrits et les cachets de cire. Maître Pothier trouvait toujours des lacunes et des défauts dans les actes des autres notaires, et rien n’égalait l’embrouillement des siens. Ce n’était pas sans raison qu’il se vantait de pouvoir embarrasser le Parlement de Paris et désespérer l’habileté des plus rusés avocats de Rouen. Il y avait autant de sources de discorde dans ses actes que de graines dans une figue, et il mettait ses clients dans l’eau bouillante, comme on dit, ou dans les procès pour le reste de leurs jours. S’il lui arrivait, par hasard, de régler une querelle entre voisins, il s’en dédommageait amplement en mettant aux prises le reste de la paroisse.

IX.

Maître Pothier écrivait le contrat de mariage de Zoé, la charmante jeune fille que nous avons vue tout à l’heure avec Antoine Lachance, le garçon d’une veuve à l’aise de Beauport, et pendant qu’il écrivait les stipulations que lui dictait dame Bédard, son nez pointu et enluminé touchait presque la feuille.

Dame Bédard savait adroitement profiter de l’occasion. Le notaire avait passé la nuit à la Couronne de France ; il ne fallait donc pas manquer de lui faire préparer le contrat de mariage. Mme Lachance, la mère d’Antoine n’était pas présente ; mais tant mieux ! car elle n’aurait pas manqué de s’opposer à certaines conditions importantes, et la fortune et la main de Zoé ne se donneraient qu’à ces conditions cependant.

— Voilà, madame Bédard, s’écria Maître Pothier en mettant sa plume derrière son oreille, après avoir ornementé le dernier mot d’un fion superbe. Salomon, s’il se fut marié avec la reine de Saba, aurait voulu faire écrire un pareil contrat. Un douaire de cent livres tournois, deux vaches, un lit de plumes, une couchette, un coffre plein de linge… Une donation entre vifs.

— Une… quoi ? Attention, maître Pothier ! Est-ce bien là la chose ? le vrai mot du grimoire ? fit dame Bédard qui sentait bien que là se trouvait le nœud du contrat. Vous savez que je ne donne que conditionnellement.

— Parfaitement ! parfaitement ! soyez tranquille, madame, j’ai fait une donation entre vifs, révocable pour cause d’ingratitude, si votre futur gendre manque à ses obligations envers vous ou mademoiselle Zoé.

— Et il ne peut remplir ses devoirs envers ma fille s’il ne les remplit à mon égard. Mais êtes-vous bien sûr que les termes sont assez forts ? Tenons-nous si bien Mme LaChance qu’elle ne puisse révoquer ses dons dans le cas où je révoquerais les miens ?

— Si vous la tenez ? Comme une tortue tient une grenouille ! Pour preuve, voyez ce que dit Ricard à la page 970. Voici le livre.

Maître Pothier ouvrit son vieux bouquin et le passa à madame Bédard. Elle branla la tête.

— Merci ! j’ai oublié mes lunettes, dit-elle, lisez vous-même, s’il vous plaît.

— Avec le plus grand plaisir, chère dame. Un notaire doit avoir des yeux pour tout le monde, des yeux de chat pour voir dans l’obscurité, et la faculté de les rentrer comme fait la tortue, afin de ne voir que ce qu’il faut.

— Que le bon Dieu vous bénisse avec vos yeux ! fit madame Bédard impatientée. Lisez-moi ce que ce livre dit au sujet des donations révocables, c’est surtout ce que nous voulons savoir, moi et Zoé.

— Bien ! bien ! voici madame :

« Les donations stipulées révocables suivant bon plaisir du donateur sont nulles ; mais cela ne s’applique pas aux donations par contrat de mariage. » Bourdon dit aussi :…

— Foin de votre Bourdon et de tous les autres bourdons ! je veux faire une donation révocable, moi, il ne s’agit pas de celle de madame Lachance. J’ai été assez longtemps auprès de mon cher défunt mari, pour apprendre comme il faut tenir les rênes serrées avec les hommes. Antoine est un bon garçon, mais la prudente sollicitude d’une belle-mère le rendra meilleur encore.

Le notaire passa la main sur sa perruque.

— Êtes-vous sûre, demanda-t-il, que Antoine Lachance se laissera brider facilement ?

— Pourquoi pas ? je voudrais bien, par exemple, voir un gendre regimber ! Au reste, pour l’amour de Zoé, Antoine peut tout faire. Avez-vous fait mention des enfants, maître Pothier ? Je ne prétends pas que la mère LaChance ait maîtrise sur eux, pas plus qu’Antoine et Zoé.

— Je vous ai établie tutrice perpétuelle, comme on dit en termes du Palais, et voici la clause, ajouta-t-il en mettant le bout du doigt sur certaines lignes du document.

— C’est inutile, dit Zoé en rougissant. Quand le bon Dieu nous donnera des enfants, nous nous occuperons de les bien élever. En attendant, Antoine, je le sais, serait prêt à m’épouser sans dot.

— T’épouser sans dot, toi, Zoé Bédard ! Es-tu folle ? exclama avec chaleur la propriétaire de l’hôtellerie. Aucune fille, dans la Nouvelle-France, ne se marie sans une dot, n’aurait-elle qu’une marmite ! Tu oublies que ce n’est pas tant pour toi que pour l’honneur de la maison que je te fais une dot. Se marier sans une dot ! vaut autant se marier sans un anneau.

— Ou sans un bon contrat fait par main de notaire, signé, sceau en marge et délivré, ajouta maître Pothier.

— C’est vrai ! fit madame Bédard, et j’ai promis de faire une noce de trois jours, une noce qui va surprendre toute la paroisse de Charlesbourg. Le seigneur a consenti à servir de père à Zoé. Il sera le parrain de tous les enfants, c’est entendu dans ce cas-là, et il leur donnera à tous des présents. Je vous inviterai, maître Pothier.

Zoé fit semblant de ne pas entendre. Au reste, ce petit refrain tintait à ses oreilles vingt fois par jour depuis quelques semaines, et cela ne lui était pas trop désagréable.

La perspective des présents stimulait toujours sa curiosité et son ambition.

X.

À cette promesse de trois jours de bombance à la « Couronne de France », le notaire dressa les oreilles sous sa vilaine perruque. Il commençait une réponse digne du sujet, quand le galop d’un cheval se fit entendre. Un instant après, le colonel Philibert arrivait à la porte de l’hôtellerie.

À la vue de l’uniforme royal, maître Pothier se leva et sortit suivi des deux femmes. Il salua l’officier ; madame Bédard et sa fille, l’une près de l’autre, lui firent leur plus profonde révérence.

Philibert rendit le salut avec courtoisie et, arrêtant son cheval tout près de madame Bédard :

— Je croyais bien connaître tous les chemins de Charlesbourg, Madame, fit-il, mais je m’aperçois que j’ai oublié la route qui conduit à Beaumanoir. Elle a peut-être été changée. Dans tous les cas, je ne m’y connais plus.

— Votre honneur a raison, répondit l’hôtesse, l’Intendant a fait percer une route nouvelle à travers la forêt.

Pendant ce petit dialogue, Zoé prit la liberté d’examiner, de la tête aux pieds, le cavalier nouveau. Son air, sa taille, son uniforme : tout lui parut saus défaut. C’était bien le plus bel officier qu’elle eut jamais vu.

— En effet, ce doit être cela, répondit Philibert, puis il ajouta : Je présume que vous êtes la propriétaire de l’hôtel de la Couronne de France ?

Cela se lisait sur la figure de dame Bédard, tout aussi clairement que sur l’enseigne qui se balançait au-dessus de sa tête.

— Pour vous servir, votre honneur ! je suis la veuve Bédard, et je crois tenir la meilleure hôtellerie de la colonie. Votre honneur veut-elle descendre et prendre un verre de vin, de celui que je garde pour les gens de qualité ?

— Merci, madame Bédard, je suis pressé. Il faut que j’aille à Beaumanoir. Ne pourriez-vous pas me donner un guide ? Je n’ai pas, voyez-vous, de temps à perdre à chercher mon chemin.

— Un guide, monsieur ! tous les hommes sont allés à la corvée du roi, en ville… Mais Zoé pourrait bien vous conduire, par exemple.

Zoé serra le bras de sa mère pour l’avertir de ne pas en dire trop. Elle éprouvait un certain plaisir, et un certain trouble aussi, à la pensée de servir de guide à ce beau voyageur, dans la forêt sauvage. Il ne manquait pas d’aventures comme celle-là dans les livres. Pauvre Zoé ! pendant une seconde elle fut infidèle à son fiancé. Mais, dame Bédard mit fin à ses conjectures. Elle se tourna vers le notaire qui se tenait raide et droit comme un article du code.

— Voici maître Pothier, votre honneur ; il connaît tous les grands chemins et les routes dans dix seigneuries différentes ; il vous conduira bien à Beaumanoir.

— C’est aussi facile que de charger des honoraires, ou dresser un procès-verbal, répondit le notaire dont la singulière figure n’avait pas manqué d’attirer l’attention du colonel.

— Ah ! vous parlez d’honoraires, dit celui-ci. Vous êtes donc un homme de loi, mon ami. J’ai connu bien des avocats, mais… Il s’interrompit, il allait dire une malice.

— Vous n’en avez jamais vu comme moi, je suppose. C’est vrai en effet. Je suis maître Pothier dit Robin, notaire ambulant au service de votre honneur, prêt à vous formuler une obligation, à vous rédiger un acte de conventions matrimoniales, ou à écrire vos dernières volontés et votre testament, tout aussi bien que le meilleur notaire de France. Je puis, néanmoins, vous conduire à Beaumanoir aussi aisément que je viderais un verre de cognac à votre santé.

Philibert ne put s’empêcher de rire un peu de ce notaire voyageur, et de penser qu’il avait assez de cognac au bout du nez : une mouche n’y aurait pu poser la patte sans se brûler.

— Mais comment voulez-vous m’y conduire, mon ami, lui demanda-t-il, en jetant les yeux sur ses bottes tannées, vous n’avez pas l’air d’un marcheur extraordinaire.

— Oh ! interrompit dame Bédard avec humeur, parce que Zoé l’avait pincée un peu fort, pour lui faire comprendre qu’elle voulait y aller, — maître Pothier peut monter le vieux cheval alezan qui est là, dans l’étable, mangeant sa valeur en attendant l’ouvrage. Comme de raison il faudra payer quelque chose.

— Comment ? madame, mais bien certainement, et avec plaisir encore !

Alors, maître Pothier, vite ! sortez l’alezan, et en route !

Le temps de faire un trait de plume ou d’emplir cette coupe de cognac et je reviens, votre honneur.

— C’est un vrai type que ce maître Pothier, remarqua Philibert pendant que le vieux notaire se rendait à l’écurie.

— Oui, un vrai type, votre honneur. On dit qu’il est le plus rusé de tous les notaires qui passent dans le village. Ceux qu’il prend sont bien pris. Il est si savant, paraît-il ! Si je vous disais que l’Intendant le consulte souvent, et qu’ils passent des moitiés de nuit ensemble à boire et à manger dans la cave du château.

— Vraiment ? alors il faut que je pèse mes paroles, répondit le colonel en riant, sinon il pourrait me jouer quelque mauvais tour. Mais le voici.

XI.

Comme il parlait, maître Pothier arriva monté à poil sur un cheval maigre comme les restes d’un procès de vingt-ans. Sur un signe du colonel, Zoé lui présenta une coupe remplie de cognac qu’il vida d’un trait. Il fit claquer ses lèvres avec volupté, puis, appelant l’hôtesse :

— Prenez soin de mon sac, lui dit-il ; il faudrait plutôt laisser brûler votre maison que perdre mes papiers. Adieu, Zoé, lis attentivement le contrat de mariage que je viens d’écrire, et je suis sûr que tes jolies petites mains ne pourront s’empêcher de me préparer un bon dîner.

Ils s’éloignèrent à la course. Dans sa hâte d’arriver, le colonel éperonnait son cheval, et ne s’occupait guère de son guide. Le pauvre notaire, les jambes comme les branches d’un compas, sous sa robe en guenilles, la tête menacée de perdre perruque et chapeau, battait des bras et sautait, sautait, essayant toujours de se mettre d’accord avec le galop irrégulier de sa triste monture.