Typographie de L’Opinion Publique (p. 87-91).

CHAPITRE XXI.

à bon chat bon rat.

Le Renard-Noir qui avait pu s’esquiver inaperçu rejoignit les fugitifs dans la grotte du champ des morts.

Dès qu’il se fut assuré que ses amis étaient sains et saufs, il remonta sur le rocher afin de constater la direction que les Iroquois allaient prendre pour courir après les fugitifs.

Il n’y avait pas un quart d’heure qu’il était ainsi en observation, lorsqu’il entendit un bruit confus de voix qui venait du village. Bientôt après il entrevit, au milieu des ténèbres, une longue file d’hommes qui sortait de la bourgade.

Lorsqu’il l’eut vue serpenter et disparaître au loin dans la plaine, il descendit rejoindre ses compagnons et leur dit :

— Les guerriers de la bourgade viennent d’en partir et se sont lancés à notre poursuite dans la direction du lac Champlain.

— Nous sommes en sûreté pour le moment, dit Joncas. Ils ne reviendront pas avant, au moins, une journée, lorsqu’ils seront bien sûrs que nous n’avons pas pris cette direction ou que nous avons su leur échapper.

— Pour n’être pas surpris quand ils reviendront, reprit le Renard-Noir, mes frères et moi devrons faire la garde, en haut sur le rocher. Au moindre danger, celui qui veillera rentrera dans la caverne en tirant la pierre au-dessus de l’ouverture. Dormez tranquilles, le Renard-Noir va veiller le premier.

Il monta reprendre sa faction.

Bien qu’ils fussent à l’étroit dans la caverne les fugitifs pouvaient cependant y tenir tous. Les hommes se serraient les uns près des autres afin de laisser plus de place à Mlle de Richecourt à laquelle avait été cédé un assez large espace au fond de la grotte.

L’obligation où ils étaient de se tenir presque les uns sur les autres avait l’avantage de les préserver du froid, car ils n’osaient allumer de feu, de peur d’attirer de ce côté l’attention des ennemis.

L’air ne leur faisait pas défaut, même quand la trappe était refermée, vu qu’il en arrivait suffisamment par certaines fissures, à peine perceptibles, qui traversaient la voûte.

Les fugitifs ne dormirent guère pendant cette première nuit qu’ils passèrent à causer à voix basse et à s’entretenir des événements qui s’étaient accomplis depuis leur séparation.

Jolliet écoutait dans un silence extatique le timbre harmonieux de la voix de Jeanne et, du fond de son cœur, remerciait Dieu qui lui avait permis de la revoir et de contribuer à la sauver.

Cette nuit passée dans un souterrain plongé dans une obscurité profonde, avec la menace incessante d’un danger imminent, cette nuit employée à recueillir d’une oreille avide des paroles étrangères à son amour, et que la jeune fille proférait comme un souffle, fut peut-être pour Jolliet la plus belle de sa vie tout entière.

Il s’en souvint toujours, et longtemps après, il revoyait encore ce petit coin du ciel bleu qu’il apercevait cette nuit-là par l’étroite ouverture de la grotte, avec une brillante étoile qui frissonnait dans la nuit froide et qui lui semblait alors comme un gage infaillible d’espérance.

Lorsque le jour parut, le Renard-Noir descendit dans la caverne et Joncas alla monter la garde à son tour.

Les autres, fatigués et quelque peu rassurés maintenant, s’endormirent comme l’étoile du matin allait s’éteindre dans les premières lueurs pâles de l’aurore.

Quand ils se réveillèrent il faisait grand jour et Mornac allait remplacer Joncas comme factionnaire.

Je ne m’arrêterai pas aux menus incidents de ce jour et de la nuit suivante qui se passèrent dans une immobilité monotone et dans une attente anxieuse.

Vers le milieu de la seconde journée, Jolliet qui était posté en sentinelle sur le sommet du rocher se pencha sur l’ouverture et dit :

— Attention ! voici le parti de guerre qui revient !

— Que mon fils descende tout de suite, dit le Renard-Noir ; je m’en vais prendre sa place.

Quand le chef eut regagné son poste d’observation, il put voir en effet Griffe-d’Ours et sa troupe qui rentraient au village. Ils paraissaient harassés et abattus.

Au bout d’une heure le Huron remarqua un grand mouvement qui se faisait dans la bourgade.

Il redoubla d’attention et vit bientôt la population tout entière sortir du village et se diriger du côté de la caverne.

Le Renard-Noir se glissa à plat ventre jusqu’à l’ouverture de la grotte, exposa la situation en peu de mots, enjoignit le plus strict silence, passa son mousquet à Joncas afin de n’être pas embarrassé en cas d’alerte et rampa de nouveau jusqu’à son poste d’observation.

Le cœur des fugitifs battait bien fort.

Les ennemis s’en venaient-ils explorer les alentours du village et visiter la caverne…

Soudain ils virent le jour s’obscurcir au-dessus de l’ouverture dans laquelle s’engagea le corps du Renard-Noir.

Il descendit avec la rapidité de l’éclair, tira la trappe dans son cadre naturel et la referma avec le plus grand soin.

Ensuite il se pencha vers ses compagnons et leur dit tout bas :

— Si l’un de nous remue, nous sommes morts !

Les respirations s’arrêtèrent haletantes et un silence sépulcral régna dans la caverne.

Voici ce qui arrivait.

Griffe-d’Ours était revenu au village, exaspéré de n’avoir pu rejoindre ses prisonniers.

On n’attendait que le retour des guerriers pour donner la sépulture aux cinq malheureux que le Renard-Noir avait massacrés. Aussi une heure après son arrivée, Griffe-d’Ours et ses gens de guerre escortaient-ils leurs compagnons morts jusqu’au cimetière aérien qui avoisinait la grotte.

La cérémonie des funérailles terminée, Griffe-d’Ours qui pensait toujours aux prisonniers envolés et surtout à sa belle captive, eut une inspiration subite en promenant ses regards autour de lui.

— Puisque nous n’avons pu les rejoindre au loin, pensa-t-il, qui sait s’ils ne sont pas restés tout près du village ?

Il songea à la caverne comme un lieu propice à la retraite.

Il communiqua sa pensée à ses principaux guerriers et se dirigea vers la grotte qui n’était distante du champ des morts que d’une couple d’arpents.

Il écarta les broussailles qui masquaient l’entrée naturelle et horizontale de la caverne et regarda.

Comme il ne voyait rien remuer à l’intérieur il tira son couteau de sa gaine et pénétra résolument dans la grotte, suivi de près par ses compagnons.

Quoiqu’il fût rarement venu dans la caverne il la connaissait assez pour être surpris de se voir arrêté au milieu par cette barrière infranchissable du roc nouvellement tombé de la voûte.

Il cria à ceux qui étaient restés au dehors de lui apporter une torche. L’un d’eux grimpa sur le rocher pour dépouiller un petit cèdre de son écorce afin de faire un flambeau que l’on passa bientôt tout allumé à Griffe-d’Ours.

Le chef examina fort attentivement l’épaisse muraille de pierre qui bouchait complètement la grotte.

Pour s’assurer de sa solidité, lui et ses compagnons se lancèrent dessus de toutes leurs forces.

Les fugitifs tremblants de frayeur entendaient tout de l’autre côté.

Le bruit des pas de ceux qui marchaient sur le sommet du rocher, résonnait aussi sourdement au-dessus de leurs têtes.

Qu’on se figure leurs transes mortelles en songeant combien ils étaient persuadés que le moindre indice pouvait les trahir et qu’une fois découverts c’en était absolument fait d’eux tous !

Après d’inutiles efforts pour faire bouger l’énorme pierre, quand il eut tout bien examiné, Griffe-d’Ours constata que le récent tremblement de terre avait ainsi bouleversé la grotte.

Ne connaissant pas d’autre issue à la caverne et grâce aux précautions du Renard-Noir à faire disparaître toute trace du séjour de Joncas, de Jolliet et de lui-même en ce lieu, Griffe-d’Ours en sortit.

Mais son esprit soupçonneux l’éperonnait toujours et il grimpa sur le rocher.

Pendant quelque temps les fugitifs, plutôt morts que vivants, l’entendirent rôder au-dessus d’eux.

Tous les hommes, Joncas en tête, l’arquebuse au poing se tenaient prêts à vendre chèrement leur vie. Mlle de Richecourt, agenouillée au fond de la caverne priait pour tous.

Enfin il leur sembla que le bruit des pas s’éloignait et ils n’entendirent bientôt plus rien.

Un doute terrible vint pourtant troubler aussitôt la joie qu’ils allaient éprouver.

« Si les Iroquois avaient quelque soupçon de leur présence et s’étaient avisés de poster un espion aux alentours ou sur le rocher, les fugitifs ne se trahiraient-ils pas eux-mêmes par le moindre bruit ou lorsqu’ils tenteraient d’ouvrir la trappe… »

Cette idée que Joncas souffla dans l’oreille de ses compagnons les glaça de frayeur, et deux heures durant ils restèrent, sans oser remuer, dans les plus fatigantes positions.

Enfin, n’entendant rien au dehors, Joncas dit :

— La nuit doit être proche à présent. Prenons une bouchée, sans bruit, afin de nous préparer à partir à la faveur des ténèbres.

Ils mangèrent en silence, l’oreille au guet et le cœur palpitant d’inquiétude.

Lorsqu’ils eurent fini, le Renard-Noir dit :

— Prenez vos armes et tenez-vous prêts. Le chef va sortir le premier pour explorer les environs.

Il poussa doucement la trappe. Mais avant de se montrer la tête au dehors il attendit un peu. Comme rien n’indiquait que ce mouvement avait été remarqué, il sortit.

Il fut absent un quart d’heure qu’il passa à visiter avec soin les alentours.

L’arquebuse au bras, la mèche haute et allumée, le poignard entre les dents, les autres attendaient son retour avec une anxiété facile à comprendre.

Enfin la silhouette du Renard-Noir apparut par l’ouverture et leur dit :

— Montez !

Les provisions de bouche, les fourrures, les vêtements, les raquettes et les armes furent d’abord sortis.

Ensuite Mornac prit dans ses bras sa fiancée qu’il éleva jusqu’à la portée des bras de Joncas. Celui-ci qui était au dehors aida Jeanne à prendre pied sur la plateforme extérieure.

Enfin Mornac et Jolliet sautèrent à leur tour hors de la caverne.

Chacun prit sa part du bagage et quand on se fut bien assuré qu’on n’oubliait rien, la trappe fut soigneusement refermée. Avant de se mettre à la tête de la petite caravane, le Renard-Noir prêta l’oreille un instant du côté de la bourgade.

— Ils dorment tous, dit-il. Allons.

Et par un sentier détourné qui leur faisait éviter le chemin tracé par les Iroquois, ils s’enfoncèrent dans l’épaisseur du bois.

Ils firent si grande diligence et la route prise par le Renard-Noir abrégeait tant leur course qu’ils se trouvèrent au point du jour sur les bords du lac Saint-Sacrement.

Ils eurent soin de s’assurer qu’on ne les y épiait point. Puis Joncas et le Renard-Noir retirèrent leur canot de la cache où ils l’avaient laissé en venant et le lancèrent à l’eau.

Malgré que la saison fût avancée et que la gelée eut assez durci la terre pour que les fugitifs ne craignissent point d’avoir laissé derrière eux des traces accusatrices, il n’y avait pas encore de glace sur le lac.

Ce qui allait leur donner un immense avantage et leur permettre de faire une partie du voyage en canot et de doubler au moins ainsi la vitesse de leur fuite.

Tout le bagage fut embarqué en dix secondes, Mlle de Richecourt enveloppée dans une chaude peau de bison et couchée à l’avant de la pirogue.

Les quatre hommes saisirent leurs avirons et lancèrent en avant le canot qui se mit à fendre l’eau calme du lac, avec la rapidité du saumon qui s’enfuit.

Le jour commençait à poindre et laissait entrevoir les flocons de brume qui flottaient sur le lac et au milieu desquels le canot passait comme un éclair à travers les nuages.

Les fugitifs coururent ainsi sans relâche pendant toute la matinée.

Ils prirent terre à midi, près de la décharge du lac, entrèrent dans le bois, un peu à l’écart du sentier que l’on suivait habituellement entre les deux lacs et firent halte pour se réconforter par un bon repas.

Une heure après, leur bagage et leur canot sur l’épaule ils commençaient le portage qu’il leur fallait faire pour gagner le lac Champlain.

Jeanne sentait ses forces s’accroître par la joie de la délivrance et l’espoir d’un salut prochain. Elle suivait bravement ses sauveurs qui marchaient pourtant en toute hâte. Il est vrai que le chevalier lui donnait la main et l’aidait à franchir les mauvais pas.

La nuit était descendue sur le bois lorsqu’ils arrivèrent sur les bords du lac Champlain.

Bien que chacun tombât de fatigue, il fut résolu qu’on gagnerait sans plus tarder l’Île-aux-Cèdres, sise à six lieues de distance, et où l’on serait plus en sûreté pour passer la nuit.

La pirogue fut remise à flot et les rameurs se courbèrent de nouveau sur leurs avirons qui plongèrent avec ensemble dans l’eau noire et profonde.

Pas un d’eux ne rompait le grand silence de la solitude, et Jeanne chaudement couchée au fond de la pirogue, s’endormit à la cadence monotone des avirons, et aux joyeux glouglous de l’eau qui glissait avec rapidité sur le flanc mince et sonore du canot d’écorce.

Elle ne s’éveilla que lorsqu’on eut abordé à l’Île-aux-Cèdres.

Il était minuit.

Le Renard-Noir s’empressa d’aller explorer l’îlot pour s’assurer que personne autre qu’eux n’y campait cette nuit-là.

L’on mangea de grand appétit et chacun se prépara à dormir de la manière la plus confortable possible. Vu la crainte qu’ils avaient d’être poursuivis et le danger qui les empêchait de faire du feu, les fourrures leur étaient de la plus grande utilité.

Le Huron, infatigable, se chargea de la première veille tandis que ses compagnons, roulés dans leurs couvertures, s’endormaient sous les branches protectrices d’un petit bosquet de cèdres.

Appuyé sur le canon de son arquebuse, le Huron prêtait l’oreille au moindre bruit et promenait ses regards autour de l’île sur les ondes calmes où se miraient, frileuses, quelques rares étoiles qui, l’une après l’autre, disparurent en arrière de gros nuages sombres dont le ciel fut bientôt tout à fait voilé.

— Demain la neige nouvelle blanchira la forêt, pensa le chef, et peut-être ne pourrons-nous pas aller bien loin sur le lac, si la gelée devient plus forte.

Deux heures plus tard Joncas se réveilla, secoua ses membres engourdis par le sommeil et le froid, et remplaça le Renard-Noir.

À ces hommes de fer une couple d’heures de sommeil suffisaient pour parer à la fatigue de plusieurs journées.

Le Huron prit la place de Joncas et s’endormit à son tour.

Lorsqu’il se réveilla, à l’aurore, une neige épaisse tombait sur le sol. D’un saut il fut debout, regarda le ciel et le lac et dit à Joncas :

— L’hiver !

— Oui. Nous n’irons pas bien loin sur le lac. À peine pourrons-nous faire encore une journée de marche par eau.

— La glace est prise sur les bords ! Partons vite !

Ils éveillèrent leurs compagnons, déjeunèrent à la hâte et descendirent sur la plage de l’îlot.

Pendant la nuit la glace s’était formée sur une largeur de trente pieds. On la cassa à coups de pierres et d’aviron afin de frayer un passage à la fragile pirogue.

La neige tombait épaisse et serrée, formant à la surface du lac une sorte d’écume qui s’épaississait à vue d’œil.

— Nous n’irons pas loin sans couper le canot, dit Joncas. Si nous rasions la terre en cas d’avarie ?

Le Sauvage fit un signe affirmatif et la pirogue inclina vers la rive gauche du lac Champlain.

Ils firent à peu près quatre lieues et demie de la sorte. Mais arrivés dans la Baie de Corlar, un peu au-delà des Îles des Quatre-Vents, le Renard-Noir et Joncas jugèrent plus prudent de prendre terre.

Il était temps, car l’écorce du canot était presque entièrement coupée tout du long de la ligne de flottaison.

— Le sort en est jeté ! dit en maugréant le Canadien ; voici un canot fini.

— Mon frère et moi pourrions facilement en faire un autre, repartit le Huron, mais il ne nous servirait pas. Ma sœur et mes frères doivent se résigner à faire par terre le reste du voyage jusqu’à Montréal.

— Ce ne sera ni court ni commode, par les bois, et dans cette saison de l’année, reprit Joncas.

— À la grâce de Dieu ! dit doucement Jeanne. Il nous a trop bien protégés jusqu’ici pour nous abandonner maintenant. Quant à moi je suis remplie de courage et vous verrez que je serai vaillante à vous suivre.

Mornac et Jolliet montraient, par leur attitude déterminée, qu’ils étaient prêts à tout.

— Avant de nous éloigner, remarqua Joncas, il faut faire disparaître ce canot qui révélerait notre passage par ici.

Les avirons furent attachés sous les bancs, et quelques coups de couteau donnés dans le fond du canot que l’on poussa du pied, après l’avoir rempli de pierres assujetties à l’intérieur par des liens d’écorce.

La pirogue, vigoureusement lancée, parcourut une trentaine de pieds vers le large, s’emplit et s’enfonça dans l’eau profonde.

— Voilà, fit Joncas ! À présent nous n’avons plus à jouer des bras, mais bien plutôt des jambes. Dépêchons-nous de quitter les bords du lac. Il neige encore et dans une heure nos pistes seront recouvertes. Une fois en plein bois nous ne serons pas mal. Les Iroquois auront bien le diable au corps s’ils nous rejoignent !

On rechargea les bagages, et la petite caravane s’engagea dans la forêt pour commencer ses longues et fatigantes pérégrinations vers Montréal.

Vingt-deux grandes lieues les séparaient de Ville-Marie.

En pleine forêt vierge, sans aucun chemin tracé, dans cette mauvaise saison de l’année, avec une femme qui ne pouvait marcher aussi vite et se fatiguait plus tôt que des hommes, c’était un voyage de sept à huit jours.

Nous ne suivrons pas les fugitifs jour par jour dans leur marche longue, difficile et monotone. Ils partaient dès l’aurore, marchaient jusqu’à midi, s’arrêtaient une couple d’heures pour dîner et donner le temps à Mlle de Richecourt de se reposer, et se remettaient en route pour jusqu’à la tombée de la nuit. Alors on campait. Le Renard-Noir et Joncas, avec la dextérité des coureurs de bois, élevaient en quelques minutes une cabane de branches de sapins qui les mettait tous à l’abri des intempéries de la saison. On allumait un grand feu tout auprès, l’on mangeait un morceau de venaison provenant de quelque bon coup fait durant le jour. Après avoir causé un peu, l’on s’endormait protégé par la sentinelle qui veillait l’arme au bras, et sous la garde de Dieu.

Le lendemain l’on recommençait.

Un soir, les fugitifs n’étaient plus qu’à deux jours de marche de Montréal, Jolliet s’étant senti plus fatigué que d’habitude et son tour de faire la garde devant arriver sur le minuit, il s’endormit d’assez bonne heure, comme ses compagnons causaient encore autour du feu.

Il dormait depuis une couple d’heures lorsqu’il fut réveillé par un murmure de voix qui bourdonnait près de lui.

Le Canadien et le Huron dormaient profondément.

Seuls Mornac et Mlle de Richecourt causaient à demi-voix, Jeanne assise et enroulée dans la peau de buffle qui lui servait de lit et de couverture, et le chevalier debout en face d’elle, appuyé sur son arquebuse, le buste éclairé par la flamme brillante du feu et ressortant sur le fond du bois sombre.

Malgré lui Jolliet prêta l’oreille.

— Comment ! vous refuseriez ma main ! disait Mlle de Richecourt d’un ton de surprise douloureuse.

— Ô Jeanne ! répondit Mornac, comment pouvez-vous croire une pareille chose ! Non, ma chère et bien-aimée Jeanne, je ne refuse pas votre main. Certes, bien au contraire ! Mais vous savez combien je suis fier ; sans cela je ne serais pas votre cousin. Or je ne veux pas que l’on puisse dire que le chevalier de Mornac, pauvre et sans ressource, a épousé sa riche cousine afin de vivre des revenus de sa femme. Écoutez, Jeanne. Je veux seulement remettre notre mariage à l’été, voici pourquoi. Il nous va falloir passer tout l’hiver à Montréal vu que les communications sont maintenant interrompues entre Ville-Marie et Québec. Nous ne pourrons retourner à la capitale que dans le mois de mai prochain. Ce n’est qu’à Québec seulement que je puis avoir la chance d’acquérir quelque emploi digne de nous deux. Or, dès que j’aurai obtenu une position sortable je vous demanderai, à genoux de vouloir bien faire à jamais mon bonheur.

— Mais, Robert, les chances de vie sont si précaires en ce pays. Nous pourrions bien être repris et tués avant d’arriver à Québec.

— Si je meurs avant l’été, ma chère Jeanne, reprit Mornac en souriant, mais d’un air décidé, j’aurai du moins la consolation de ne pas vous laisser veuve ; quoique, par ma foi ! vous feriez bien la plus gentille et intéressante veuve de toute la Nouvelle-France.

Jeanne vit qu’il était décidé. Elle soupira et ne répliqua point.

Jolliet crut que son cœur allait se briser et un douloureux sanglot se fit entre ses lèvres.

Mornac pensa qu’il faisait quelque rêve fatigant et que c’était un service à rendre à son ami que de l’éveiller.

— Hé ! Monsieur Jolliet ! lui dit-il en le secouant, vous êtes en train, je crois, d’avoir le cauchemar !

L’autre feignit de s’éveiller.

— Est-ce mon tour de garde ? demanda-t-il au chevalier, tout en détournant son visage baigné de larmes.

— En effet ! répondit Mornac, je l’oubliais !

— Il est donc bien heureux, lui, pensa Jolliet, puisqu’il peut oublier !

Et puis à voix haute :

— C’est bien, je me lève.

Mornac se coucha et s’endormit bientôt le cœur rempli des plus douces espérances, tandis que, à deux pas, Jolliet, pour la même cause qui rendait le chevalier si joyeux, avait, lui, du désespoir tant que son âme en pouvait contenir.

Vers la tombée du second jour, on arriva en face de Ville-Marie. Comme la rive sud du fleuve n’était pas habitée en cet endroit, il fallut encore, cette nuit-là, coucher en plein air.

Joncas eut soin de camper bien en vue de la ville, d’allumer un fort grand feu et de faire des signaux une partie de la nuit, ne doutant pas qu’on ne les vît de l’île et qu’on ne vint à leur secours aussitôt que le jour aurait paru.

En effet le lendemain matin le gouverneur, M. de Maisonneuve leur envoya deux canots de bois qui se frayèrent un passage à travers les glaces et amenèrent les fugitifs sains et saufs à Ville-Marie.

Leur arrivée causa grande joie dans la petite ville, car l’enlèvement, par les Sauvages, de Mlle de Richecourt et du chevalier de Mornac avait fait sensation dans toute la colonie.

Jeanne alla demander asile à Mlle Mance qui l’accueillit avec la plus grande bonté.

M. de Maisonneuve reçut Mornac, Jolliet, Joncas et le chef huron avec courtoisie, et accepta l’offre de leurs services pour l’hiver. Il était facile de trouver à s’occuper dans une ville naissante, et les amis n’eurent pas le temps de s’ennuyer jusqu’au retour du printemps.

Durant toute la saison des neiges, comme Jolliet avait soin de dissimuler le chagrin qui le dévorait, il n’y eut que le Renard-Noir qui parut soucieux.

Dans un moment d’abandon il dit un jour à Joncas :

— Nous avons laissé derrière nous, dans Agnier, quelqu’un qui est de trop parmi les vivants. Il faut qu’il meure, par cette main, et avant longtemps. Car le chef se fait vieux et son bras commence à faiblir !